Le mythe José Leandro Andrade, première « merveille noire » du foot ​

Epique, dramatique, l’histoire de Jose Leandro Andrade s’apparenterait presque à de la fiction tant elle semble tirée d’un livre d’aventures. Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’une partie de ce que l’on connaît aujourd’hui de sa vie soit romancée, ce qui n’enlève rien à l’incroyable héritage qu’il a laissé aux générations suivantes. Le mystère qui entoure son existence ne fait que renforcer l’aura du personnage, inconnu du grand public bien qu’il ait été l’une des premières vraies stars du monde du football.

Fils d’un ancien esclave, Andrade est né à Salto, une ville de 100 000 habitants du nord-ouest de l’Uruguay, qui vit également naître Luis Suarez et Edinson Cavani quelques années plus tard. Bien qu’il voit le jour dans la plus grande pauvreté, Andrade parvient à échapper à son milieu grâce à son extraordinaire talent balle au pied. Un talent qui lui confère très vite le statut de célébrité à l’international, avec tous les avantages, mais aussi les dangers que la notoriété peut comporter. Ce n’est pourtant qu’une fois sa carrière finie que l’existence de José Leandro Andrade tourne à la tragédie, jusqu’à mourir sans le sou, miné par l’alcoolisme. Devenu borgne, il n’est alors que l’ombre du joueur qui a dominé le monde du foot avec la toute-puissante équipe uruguayenne de l’époque.

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Aujourd’hui, Andrade est donc retombé dans un anonymat relatif. Passez en revue les anthologies des plus grands joueurs et autres classements recensant les meilleurs footeux de l’histoire, et vous ne verrez que rarement son nom apparaître. Pourtant, cet homme a remporté deux Coupes du monde avec sa sélection, et n’est rien d’autre que la première icône noire du foot, encensée bien avant Pelé et Eusebio.

L’aura de mystère qui entoure Andrade et alimente son mythe l’a accompagné dès sa venue au monde. De l’avis général, son père, ancien esclave affranchi nommé Jose Ignacio Andrade, avait 98 ans à la naissance de son fils. Légende ou réalité, de nombreux écrits à son sujet rapportent qu’Andrade senior était doué de pouvoirs magiques. Il en avait indiscutablement un : celui d’enfanter à 98 ans au début du XXe siècle dans le pampa uruguayenne.

A l’adolescence, Andrade junior rejoint Montevideo pour y travailler en tant que musicien, cireur de chaussures, et, selon la légende, comme gigolo. L’une de ces lignes à son CV lui sera d’une grande utilité quelques années plus tard, lorsqu’il devient la coqueluche du Paris de l’entre-deux-guerres.

Andrade montre de remarquables prédispositions sur les terrains de foot dès son plus jeune âge, lorsqu’il joue pour le club de Bella Vista, un des quartiers de Montevideo. Un talent vite remarqué puisqu’il honore sa première sélection avec l’Uruguay en 1923 et remporte déjà un premier titre, le championnat sud-américain, l’ancêtre de la Copa America. Suffisant pour assurer une place à la Céleste aux JO de l’année suivante, organisés à Paris. L’Uruguay fait alors partie des rares nations conviées à cette compétition très européano-centrée : sur 18 pays représentés, seuls les Etats-Unis, la Turquie et l’Egypte ne viennent pas du Vieux Continent.

Autant dire que les origines d’Andrade, et surtout sa couleur de peau, ne sont pas passées inaperçues lors de ces Jeux, d’autant qu’il devient à cette occasion le premier footballeur noir à jouer au niveau olympique. Notons tout de même que ce n’est pas une première complète pour l’Uruguay : d’autres joueurs noirs ont déjà porté le maillot de la sélection nationale, non sans provoquer la colère des rivaux continentaux. Le Chili a même accusé la Céleste de tricher en sélectionnant des joueurs noirs, ce qui a presque mené les deux pays à l’incident diplomatique.

Dans Football in Sun and Shadow, l’écrivain uruguayen Eduardo Galenao décrit cette équipe de 1924 comme composée de joueurs « bosseurs qui n’avaient rien d’autre dans la vie que le plaisir de jouer ». Il est vrai qu’aux côtés d’Andrade le cireur de chaussures figurent un tâcheron d’abattoir, un tailleur de marbre et un vendeur de glace.

Bien qu’ils soient les champions d’Amérique du Sud, les Uruguayens traversent l’Atlantique en troisième classe pour débarquer en Europe. Pas vraiment le grand luxe, puisqu’ils dorment sur des bancs toute la croisière durant. Malgré ces difficultés, les Uruguayens sont très craints par leurs adversaires européens. Ainsi, on raconte que les Yougoslaves ont envoyé des espions pour déceler les forces et les faiblesses de la Céleste. Ces derniers auraient alors constaté que l’Uruguay avait un jeu de passe très faible et un gardien miro. Quelques jours plus tard, Andrade et ses coéquipiers leur mettent pourtant la fessée 7-0. Ils avaient en fait repéré les espions yougoslaves et avaient fait exprès de jouer leur plus mauvais foot pour mieux les tromper.

Les joueurs uruguayens aux Jeux de 1924. Andrade, le second en partant de la gauche, se tient en retrait de ses partenaires // PA Images

Peut-être qu’ils étaient aussi remontés par le manque de respect que leur ont témoigné leurs adversaires, notamment quand le drapeau uruguayen a été hissé à l’envers et qu’une chanson brésilienne a été chantée en lieu et place de l’hymne national. Mais moqué ou non, l’Uruguay était tout simplement meilleur que les autres.

Les Etats-Unis ont les secondes victimes de la Céleste dans ce tournoi, seulement battus 3-0, un score respectable en comparaison. Puis c’est au tour de la France de prendre une déculottée 5-1 en quart de finale, devant 30 000 spectateurs massés dans les gradins du stade olympique. Cette fois-ci, l’Europe a compris.

La demi-finale reste le match le plus serré du tournoi pour l’Uruguay, puisqu’il faut attendre la 81e minute et un penalty pour les voir l’emporter contre d’excellents Hollandais, 2 buts à 1. Derrière, la finale contre la Suisse est une promenade de santé, conclue 3-0. Ces performances valent des commentaires dithyrambiques à l’Uruguay dans L’Equipe, qui compare l’équipe à un « troupeau d’étalons face à des vieilles carnes. »

Le quotidien ajoute même que les joueurs ont une « virtuosité merveilleuse dans le contrôle et l’usage du ballon ». Les rares enregistrements vidéos des performances des Uruguayens confirment ces louanges et dévoilent un jeu fait de mouvement, de recherche de l’espace, largement dominateur face à des équipes statiques et regroupées.

A la fin du tournoi, Andrade, bien qu’excellent, ne figure pas parmi les meilleurs buteurs que sont Pedro Petrone et Hector Scarone, respectivement auteurs de sept et cinq buts. Pourtant, c’est bien lui qui est considéré comme la star de l’équipe, à tout juste 22 ans. Rien d’étonnant à cela, puisque celui que le public parisien a baptisé « La merveille noire » s’est imposé comme le chef d’orchestre du jeu de son équipe. Sang-froid, vision du jeu, élégance, mais aussi puissance physique, il réunit toutes les qualités requises pour briller au poste de « demi », l’ancêtre du milieu de terrain.

Richard Hofmann, un international allemand qui a participé aux Jeux de 1928, n’a eu aucun doute : « Un artiste du foot qui pouvait faire tout et n’importe quoi avec le ballon… Un joueur de grande taille, avec des mouvements fluides, qui privilégie toujours le jeu simple et élégant, sans contact physique, constamment en avance sur les autres par ses gestes et sa pensée. » Le genre de description qui pousse à tenter la comparaison avec Zinédine Zidane.

Andrade ne s’est pas fait prier pour profiter de sa nouvelle notoriété dans le Paris de l’entre-deux-guerres. Précurseur des frasques des footballeurs actuels, il disparaît régulièrement de l’hôtel où loge l’équipe. Quand un de ses coéquipiers part à sa recherche dans la capitale, il retrouve souvent la star dans des appartements de luxes du triangle d’or parisien, entouré de belles femmes, tel un sultan dans son harem.

C’est ainsi qu’Andrade attire même l’attention de la romancière Colette, à l’origine de ce commentaire d’un autre âge. Pour elle, les Uruguayens incarnent « une étrange combinaison entre la civilisation et la barbarie », ce qui leur vaut à ses yeux de « valoir les meilleurs gigolos ». Ce compliment n’a pas arrêté Andrade, qui a également dansé avec Joséphine Baker, la première star de cinéma noire.

Il faut croire que la célébrité et les plaisirs qui en découlent ont fini par monter à la tête de la néo-star. A son retour chez lui, il snobe la cérémonie organisée en son honneur par la communauté noire de Montevideo. Cette arrogance est-elle innée , ou a-t-elle éclôt avec la notoriété ? Là est la question. Toujours est-il que la carrière d’Andrade ne s’arrête pas là. Son palmarès non plus, puisqu’il remporte dans la foulée des JO de Paris le championnat de Primera Division avec le Nacional, son club de coeur dont il défend les couleurs jusqu’en 1931. Par la suite, sans doute lassé de ne plus gagner de titres, il rejoint Penarol, avec qui il remporte deux championnats en quatre saisons.

Andrade, au deuxième rang, le second en partant de la gauche, avec le Nacional en 1925 // PA Images

Mais Andrade se soucie moins de ses performances en club que de briller sur la scène internationale. Après la médaille d’or de 1924, il conserve son titre à Amsterdam quatre ans plus tard. Il est devenu moins influent dans le jeu – il faut dire que les historiens pensent qu’il a contracté la syphilis – mais son charisme galvanise ses coéquipiers et attire les foules, venues admirer « La merveille noire ». Au cours du tournoi, les Uruguayens balayent successivement les Pays-Bas, l’Allemagne et l’Italie avant de retrouver leurs meilleurs ennemis argentins en finale, qui arrachent le match nul un partout, forçant les Uruguayens à jouer une seconde rencontre, remportée 2-1.

Deux ans plus tard, l’Uruguay accueille la première Coupe du monde de l’histoire. Malgré son rayonnement faiblissant, Andrade reste un pilier de l’équipe qui détruit la Yougoslavie 6-1 en demi-finale avant un nouveau match au sommet contre l’Argentine. Match qui se solde par une victoire 4 buts à 2 de l’Uruguay à l’Estadio Centenario de Montevideo. Un nouveau titre à mettre à l’actif de la merveille noire.

Comme la FIFA a reconnu depuis le statut de Coupe du monde aux JO de 1924 et 1928, l’Uruguay peut alors se proclamer triple vainqueur du trophée, et même quadruple lauréat après sa victoire en 1950. Seul Pelé peut concurrencer Andrade en termes de palmarès. La seule différence entre les deux hommes, c’est que O Rei est resté dans la lumière bien longtemps après sa retraite. Andrade, lui, a connu un destin radicalement opposé. Il perd d’abord la vue, sans qu’on sache trop si cette maladie est due à une collision avec un poteau de cage ou la syphilis.

Quoi qu’il en soit, cela a grandement contribué à sa déchéance. Dans les années 50, il s’est progressivement vautré dans l’alcool, rongé par la maladie. En 1956, un journaliste allemand nommé Fritz Hack part à la rencontre d’Andrade à Montevideo. « Ce que j’ai trouvé était affreux », confiera-t-il plus tard, expliquant qu’Andrade vivait dans un sous-sol crasseux : « Il était borgne et profondément alcoolique. Il pouvait à peine comprendre mes questions, sa femme répondait à sa place. »

Un an plus tard, Andrade meurt sans rien laisser derrière lui, si ce n’est ses médailles, qu’il avait soigneusement entreposées dans une boîte à chaussures selon la légende. Comme tant d’anecdotes concernant sa vie, mieux vaut laisser à chacun le loisir de choisir si ces détails font partie du mythe, ou sont une réalité.

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Plus d’un demi-siècle après sa mort, Andrade reste un personnage marquant et romanesque. A une époque où les idéaux suprémacistes fleurissent en Europe, il accède au rang de star des Jeux de Paris. Avec insouciance et culot, car malgré les réflexions et les remarques, il s’est toujours comporté en homme libre, faisant de la capitale son terrain de jeu et de débauche. Outre cet existentialisme confinant à la résistance, de nombreux observateurs, l’universitaire Hans Ulrich Gumbrecht le premier, considèrent qu’il demeure « le principal responsable du développement international du foot dans le premier tiers du XXe siècle. »

Malgré sa gloire passée, la vie d’Andrade reste cantonnée aux oubliettes de l’histoire, accompagnée de ses parts d’ombres et de ses mystères. La seule partie tangible reste sa carrière de footballeur, la manière dont il a vécu en dehors du terrain restant à déterminer. A-t-il eu une liaison avec Joséphine Baker à Paris ? Qu’est-ce qui a bien pu le conduire à boire jusqu’à se détruire ? Les incertitudes qui demeurent permettent à chacun d’entre nous de remplir les blancs et les vides laissés pas l’histoire à notre convenance. Et c’est peut-être là le plus intéressant.