C’est un fait : nous nous trouvons en plein Anthropocène. Nous avons modifié le destin de notre planète et de son écosystème à tel point que notre action est aussi puissante que celle de la tectonique des plaques ou des ères glaciaires. Et tout cela, nous le devons à deux éléments essentiels : la bêtise humaine, et la technologie. La bêtise humaine est une constante à travers l’Histoire, mais sans l’aide de la technologie, nous n’aurions jamais pu, au cours des derniers siècles, réussir à faire des choses aussi extraordinaires que bourrer l’atmosphère terrestre de produits chimiques.
Mais d’une certaine manière, la technologie est elle aussi une constante de notre existence. C’est en utilisant des outils que nous nous sommes progressivement distingués des singes. Aujourd’hui, les téléphones sont au coeur de notre vie sociale, les ordinateurs nos principaux outils de travail, et les biotechnologies – telles que le pacemaker – ont littéralement un pouvoir de vie ou de mort sur nous. Plus la société devient complexe, plus les outils technologiques se mêlent intimement aux dynamiques sociopolitiques, économiques et culturelles.
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Dans son livre Neurocapitalisme (Mimesis, 2016), Giorgio Griziotti met en lumière notre symbiose avec la technologie et ses conséquences sur la vie sociale : outil indispensable au progrès et parfois instrument de révolte, la technologie sait aussi se faire l’adjudante de quiconque cherche à contrôler et à soumettre autrui. L’ouvrage – bientôt traduit en français, en anglais et en espagnol – revient sur le concept de capitalisme, forgé à une époque où il n’était question que de plus-value et de moyens de production, au prisme d’une modernité qui tend vers le post-humanisme : si les progrès technologiques nous ont permis de transformer le monde à ce point, qui nous dit qu’ils ne sont pas en train de nous transformer nous aussi ?
J’ai rencontré Giorgio par un après-midi ensoleillé pour parler avec lui de son livre, d’Apple, de feux de signalisation et de transhumanisme. Il a insisté pour que je le tutoie, car malgré ses cheveux blancs, il est toujours, au fond, ce militant de gauche des années 70 contraint à l’exil en France pour des raisons politiques.
Motherboard : Comment est née l’idée de ce livre, Neurocapitalisme ?
Giorgio Griziotti : Ce livre est le fruit de mes deux plus grandes passions : la politique et la technologie. Je me suis intéressé aux softwares dès le début de mes études, j’ai étudié l’informatique quand ces technologies n’en étaient qu’à leurs balbutiements et j’ai travaillé pendant des années dans ce domaine ; mais j’ai toujours été très intéressé par la politique et je m’y suis toujours impliqué (ce qui m’a permis de parcourir le monde… [rires]), et j’avais envie d’étudier de plus près les liens entre ces deux passions.
À cette époque, à l’Université de Berkeley, c’était la naissance des mouvements anti-guerre du Vietnam, mais aussi des premiers logiciels libres. C’est comme ça que j’ai pris conscience que tout cela était profondément lié.
Si tu es recruté pour participer à un projet, ta compétence correspond à une marchandise.
La technologie et la politique ?
Oui, la technique nous influence depuis toujours, elle modifie en profondeur notre subjectivité depuis la préhistoire. Au début du livre, j’évoque la fameuse scène du singe dans 2001, l’Odyssée de l’espace qui, en ramassant un os pour en faire une arme, invente le premier outil.
Depuis les années 90, la technologie est devenue plus invasive, nous avons vu naître de véritables subjectivités hybrides. La technologie n’est plus seulement un outil, un instrument d’interaction avec le monde ; elle devient partie intégrante de notre expérience subjective.
Qu’est-ce qui distingue spécifiquement le neurocapitalisme ? De quoi, de qui, devons-nous nous méfier ?
On pourrait dire que, par rapport au capitalisme industriel que décrivait Marx, nous sommes désormais entré dans une ère de capitalisme cognitif et biocognitif. Les usines existent toujours, mais elles ne sont plus au coeur de la politique. Nous sommes passés d’une époque où le moteur de l’activité était l’accumulation au sens physique, à une société basée sur le rendement et l’exploitation de la vie dans un sens plus large. Que vous travailliez ou que vous passiez simplement du temps devant un écran, c’est une forme de production, et le capitalisme cognitif l’exploite à son profit.
Notre économie est basée sur la connaissance et sur l’information. Le capitalisme de la Silicon Valley, qui fait partie intégrante de la machine financière, fonde son propre pouvoir sur sa maîtrise des algorithmes et sa capacité à manipuler notre attention, et même l’espace-temps.
Récemment, la ville d’Augsbourg, en Allemagne, a installé des feux de signalisation au sol pour les piétons qui ont les yeux rivés sur leur smartphone. Qu’en penses-tu ? Est-ce une manière pour le “système” de nous encourager à rester scotchés à nos appareils ?
D’une certaine manière, oui. En tout cas, ce n’est certainement pas une invitation à adopter un comportement critique. Dans un passage de mon livre, j’écris que le temps dévore le territoire : le capitalisme cognitif n’a pas envie que nous admirions le paysage…
Les smartphones sont également un moyen de travailler en permanence. Historiquement, la frontière entre la vie privée et le travail a disparu en même temps que l’usine, quand le travail autonome et précaire est apparu. Produire et vivre sont désormais étroitement liés, précisément à cause des nouvelles technologies.
Pourtant Apple, dans la polémique qui l’a opposé au FBI, est apparu aux yeux du monde comme une sorte de “défenseur de la confidentialité”. Alors qu’au final, ce sont eux qui ont inventé le smartphone…
À mon sens, Apple a adopté une position de façade. Ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’une entreprise qui vend des softwares dont elle est propriétaire, et qui est par essence conservatrice. Et en l’occurrence, Apple tente, de façon maladroite, à incarner une position libertarienne ou anarco-capitaliste dans ce débat, en affirmant que la liberté individuelle est plus importante que la collectivité. Et moi, très honnêtement, je ne suis pas d’accord avec cette vision des choses.
Ton discours s’inscrit dans le cadre du débat sur la biopolitique, n’est-ce pas ?
Oui, le trilogie Empire de Hardt & Negri et la pensée de Foucault en général font partie de mes sources d’inspiration principales. En m’appuyant sur leurs concepts, j’ai réfléchi à notre rapport au smartphone et aux technologies du même type. Foucault, par exemple, ne pouvait pas imaginer à son époque les évolutions incroyables qui allaient survenir dans ce domaine.
J’ai forgé le concept de “Biohypermedia”, que j’ai défini comme “un contexte dans lequel le corps dans son intégralité se connecte à des dispositifs en réseau de façon tellement intime qu’ils entrent en symbiose et se modifient réciproquement.”
Les vieux centres de calcul d’autrefois, ou les ordinateurs d’aujourd’hui, stimulent et englobent la sphère rationnelle du cerveau, l’hémisphère gauche. Des objets comme le smartphone ou la smartwatch, à l’inverse, parlent directement à nos émotions et à notre corps. Ce que j’explique dans Neurocapitalisme, en fait, c’est que la biopolitique de Foucault prend une dimension technologique. Le contrôle des individus, grâce aux appareils, s’étend à leurs sens et à leurs émotions, il devient granuleux – il n’y a qu’à voir le contrôle effectué grâce aux Trojan déployés par des Etats.
Quel est l’impact du neurocapitalisme sur l’homme contemporain ?
Comme je le disais, les hommes et les technologies ont en quelque sorte fusionné. Nous sommes dans une époque en devenir, presque un devenir-machine ; mais pour l’heure, nous n’avons aucune certitude quant à notre avenir. Le concept de posthumain défini par la philosophe Rosi Braidotti est un exemple parfait de ce que je veux dire : l’identité de l’être humain, du fait du progrès technologique, subit une mutation profonde. Mais la vision des choses de Rosi est sans doute un peu trop optimiste : si le posthumain comprend qu’une nouvelle subjectivité émerge, il est possible (mais pas acquis) que l’on voie apparaître une éthique anticapitaliste dont le revenu et le profit ne seront pas les moteurs.
Mais dans le contexte actuel, toutes les compétences, toutes les capacités créatives, sont des marchandises. Si tu es recruté pour participer à un projet, ta compétence correspond à une marchandise pour laquelle on te paye peu et que l’on revend en vue d’un profit. Et à vrai dire, sans prise de conscience et sans luttes visant à créer des lignes de fuite qui s’opposeraient au néolibéralisme, rien ne garantit que l’on voie naître une éthique différente. Et même le posthumanisme, en supposant que nous l’atteignons un jour, restera sous le signe de la rationalité économique qui domine actuellement.
Que penses-tu alors du transhumanisme, qui se réjouit au contraire de l’hybridation progressive entre l’homme et la technologie et veut l’encourager ?
Le transhumanisme est une philosophie qui sied bien au néolibéralisme de la Silicon Valley. Un article paru récemment dans Le Monde le décrivait comme une religion 3.0 : le devenir-machine devient un devenir-Dieu (on entend par là l’immortalité à laquelle nous sommes censés accéder en fusionnant avec la technologie).
Mais si l’on regarde les choses différemment, le transhumanisme poursuit la tradition des Lumières que je critique au début du livre, et que je considère aujourd’hui dépassée. Cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas utiliser la technologie pour améliorer, intensifier ou allonger nos vies, mais comme nous l’enseignent les psychiatres et les psychologues, voir les hommes comme omnipotents et immortels est souvent le signe de pathologies graves… Pour conclure, je dirais simplement qu’il ne faut pas sous-estimer l’importance du débat sur la finalité éthique, politique et sociale de l’utilisation de ces technologies.