Vous n’avez pas besoin d’être un chimiste brillant pour faire du triperoxide de triacetone, ou TATP, l’explosif fait maison utilisé dans les bombes qui ont tué 32 personnes et ont blessé des dizaines d’autres la semaine dernière à Bruxelles, selon certains experts. La recette peut être trouvée sur Internet, les ingrédients — le peroxyde d’hydrogène et l’acétone — peuvent être trouvés dans n’importe quelle pharmacie et peuvent être mélangés en utilisant des ustensiles de cuisine standard.
D’autres spécialistes modèrent un peu : il faut être correctement formé. Reste que l’accès aux produits nécessaires est facile.
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« Pour la plupart d’entre eux, les composantes d’EEI [pour Engin explosif improvisé] sont des marchandises commerciales qui ne sont pas soumises aux permis d’exportation gouvernementaux, et dont le transfert est beaucoup moins vérifié et régulé que le transfert d’armes”, établissait en février dernier un rapport du groupe de Recherche d’Armement de Conflit de Londres, qui a localisé les origines de plus de 700 composants récupérés dans les fabriques de bombes de l’organisation terroriste État Islamique (EI).
Dans le but d’éviter des attaques comme celles de Bruxelles ou de Boston, le gouvernement américain a demandé discrètement au grand public — des professionnels disposant d’autorisations jusqu’aux « amateurs qualifiés » — de trouver des moyens de créer des armes à partir de « matériel relativement bénin, facile à se procurer ». En d’autres termes, il s’agit de concevoir des bombes avec des choses que n’importe qui acheter en magasin. Cette mesure s’inscrit dans une volonté d’ « identifier des produits commerciaux et des processus qui pourraient représenter des menaces imprévues ».
Surnomé « Improv », ce programme est le fruit d’une réflexion de la division de recherche du Pentagone, connue sous le nom d’Agence pour les projets de recherche avancée de Défense (DARPA).
« La DARPA regarde souvent le monde du point de vue de nos adversaires potentiels, pour prédire ce qu’ils pourraient faire avec les technologies actuelles », a indiqué John Main, le directeur de projet d’Improv, dans un communiqué.
Les EEI et autres armes artisanales, qui sont utilisées depuis le XVe siècle, sont traditionnellement considérées comme inefficaces sur le plan stratégique. Les plus modernes — qui sont conçues à partir de machines à laver, de postes de radio ou de manettes de jeux vidéo — ont néanmoins tué ou blessé davantage de soldats américains en Irak et en Afghanistan que n’importe quel autre type d’arme.
Dans certains pays, « il y a beaucoup de monde qui a une formation d’ingénieur, et plus grand-chose à faire », a indiqué Ben FitzGerald, directeur du programme de technologie et de sécurité nationale au Centre pour une nouvelle sécurité américaine (CNAS).
Toutefois, « les prochains EEI ne seront pas des EEI », a déclaré FitzGerald. « Il s’agira d’une autre technologie que nous n’avions pas identifiée, et c’est quelque chose dont nous devons nous occuper. »
D’après son formulaire, l’agence s’intéresse particulièrement aux projets qui mobilisent des technologies touchant « aux transports, à la construction, aux domaines maritimes et aux communications ».
« Aucune proposition nécessitant des recherches sur les hommes ou les animaux ne sera évaluée », indique ce formulaire, mais les participants sont « encouragés à utiliser du code libre ».
La DARPA explique qu’elle financera une partie des projets proposés pour des études de faisabilité à court terme. Les participants disposeront alors d’une somme allant jusqu’à 40 000 dollars pour affiner leurs idées. Les concepts les plus prometteurs auront alors 75 jours et jusqu’à 75 000 dollars de budget pour être transformés en prototype. Les meilleurs prototypes seront récompensés de 20 000 dollars et pourront alors être évalués dans un bâtiment d’essai du gouvernement américain.
Les projets qui ressortiront du programme Improv donneront certes au Département de la Défense une idée des armes encore inconnues auxquelles il devra faire face, mais ces projets pourraient représenter bien plus. Le programme Improv pourrait également révéler « de nouveaux concepts d’opérations utilisant des technologies existantes, que l’on se procure facilement », a indiqué Thomas Dietterich, un pionnier de la recherche sur l’intelligence artificielle, qui a travaillé sur un certain nombre de projets de la DAPRA par le passé.
C’est par exemple ce qu’a fait l’US Air Force en 2010, lorsqu’elle a construit le plus rapide des super-ordinateurs du Département de la Défense — le 33ème plus rapide du monde à l’époque — en utilisant 1 760 consoles de jeux Playstation 3. Dans la même logique, Thomas Dietterich — qui a travaillé au milieu des années 2000 sur un projet financé par la DARPA ayant servi de base, entres-autres, à l’assistant personnel Siri d’Apple — imagine qu’un « système d’arme semi-autonome, petit et rapide pour des usages en milieu urbain » pourrait presque être conçu à partir de drones grand public, d’une imprimante 3D et d’une intelligence artificielle.
« Pendant longtemps, le Département de la Défense a gardé une approche de haut en bas en ce qui concerne les systèmes d’armement, selon laquelle une équipe de concepteurs établit des principes qui sont ensuite partagés pour être mis en pratique”, a expliqué Dietterich. “Ce programme de la DARPA renverse [cette approche] et demande à la communauté de fabricants de venir à elle avec des idées étranges et créatives.”
Ce n’est pas la première fois que des idées émanant du domaine civil sont soumises à l’armée. Comme le note l’auteur John Chambers dans le Guide Oxford de l’histoire militaire américaine, presque tous les appareils et armes militaires les plus importants de ces deux derniers siècles — y compris la mitrailleuse automatique, l’hélicoptère et le sous-marin moderne — trouvent leurs origines dans des projets de civils travaillant sans mandat ni requête de l’armée.
Sans incitation au changement, les entreprises de défense historiques continuent de « penser de manière traditionnelle » d’après John Clippinger, un scientifique du Groupe de dynamique humaine — un laboratoire du Massachusetts Institute of Technology (MIT).
D’après John Clippinger, qui a aidé à développer des concepts de guerre centrée sur les réseaux au sein du Département de la Défense pendant près de quinze ans, les “réseaux d’innovation” similaires à celui que la DARPA tente de créer avec le programme Improv représentent la meilleure — et peut-être la seule — manière de garder le rythme avec des groupes faiblement intégrés et rapides à s’organiser, comme l’EI par exemple.
Néanmoins, Clippinger pense que certaines franges de la population ne vont pas forcément vouloir travailler avec la DARPA, même si cette agence aimerait le contraire.
« J’ai fait des recherches au sein de la DARPA, et il y a beaucoup de créativité là-bas », a-t-il expliqué. « Mais lorsque vous vous retrouvez dans le monde du secret défense, il s’agit tout d’un coup d’un territoire obscur Franchement, c’est un des problèmes avec la DARPA pour les chercheurs et d’autres personnes. »
Et alors que la DARPA pourrait recevoir des idées de projets venant de nombreux scientifiques, d’ingénieurs et de “passionnés talentueux”, les criminels de haut rang et les terroristes vont-ils s’empresser de partager leurs meilleures idées avec le gouvernement américain ? Si c’est le cas, la question subsiste : la DARPA voudra-t-elle travailler avec eux ?
Dzmitry Naskovets, un cybercriminel condamné à près de 3 ans de prison fédérale en 2011 pour avoir projeté de commettre des fraudes au virement et à la carde bancaire, a contacté la DARPA depuis le Centre de rétention métropolitain de Brooklyn.
Après avoir pris connaissance du programme de la DARPA en lisant un exemplaire du Bloomberg Magazine appartenant à un compagnon de cellule, Naskovets a pensé qu’il pourrait aider à combler certains vides dans la cyberdéfense du gouvernement américain, qui lui paraissait vulnérable. Il a déclaré avoir écrit une lettre à la DARPA, dans laquelle il se portait volontaire pour partager ce qu’il savait, mais que la DARPA n’avait jamais répondu.
La DARPA a été créée en 1958 par le président américain Dwigh Eisenhower en réponse au lancement du satellite Sputnik par l’Union Soviétique l’année précédente. Cette agence a essuyé quelques critiques au fil des années au sujet de certains de ses projets les plus étranges, comme des expériences sur l’usage des neurosciences pour contrôler l’esprit des gens, et, à l’instar d’autres agences fédérales, la DARPA n’est pas immunisée face à d’éventuelles infractions éthiques. D’un autre côté, de récentes découvertes des agents de la DARPA ont permis d’avancer sur des projets de pagaies avec lesquelles des soldats peuvent grimper verticalement comme des geckos, des balles qui peuvent être pilotées en vol ou encore des prothèses de membres humains qui fonctionnent presque comme des vrais.
Dans la pratique, l’idée que des fabricants indépendants de bombes s’affrontent au sein d’une compétition soutenue par le gouvernement pourrait vraisemblablement soulever des problèmes juridiques.
« Comment est-ce possible d’empêcher que des mauvaises choses n’arrivent tout en les encourageant en même temps ? », se demande John Clippinger. Le chef de projet du programme Improv n’a pas répondu à nos demandes de commentaires, et la DARPA a refusé de nous fournir d’autres responsables de l’agence pour répondre à nos questions.
Les règles de la DARPA indiquent simplement que “ceux qui proposent sont libres de reconfigurer, de réutiliser, de programmer, de reprogrammer, de modifier, de combiner, ou de recombiner des technologies disponibles à la vente de n’importe quelle manière, suivant les limites fixées par les lois et régulations locales, d’État, et fédérales”.
D’après Joe Giacalone, un ancien agent de la police new-yorkaise et actuellement professeur au John Jay College of Criminal Justice, cela semble extrêmement difficile pour des inventeurs amateurs ou des passionnés de développer des menaces potentielles susceptibles d’inquiéter l’armée sans commettre — au moins de manière involontaire — un certain nombre de crimes ou délits qui poseraient d’ailleurs de sérieux problèmes aux services d’urgences.
Anciennement à la tête de la brigade des affaires classées du Bronx (nord de New-York), Joe Giacalone estime que les urgences et les équipes d’ambulances pourraient voir une recrudescence de brûlures chimiques, et d’autres choses comme des empreintes digitales manquantes ou des maladies inexplicables.
« Si les Fédéraux veulent se lancer dans ce genre de chose avec le grand public, ils devraient s’assurer que chacun des participants est vérifié, certifié et déclaré auprès des autorités locales », a expliqué Giacalone. « Que se passerait-il si un flic entrait sans le savoir dans une maison où un enfant est occupé à élaborer une peste bubonique dans la cave de sa mère ? »
L’idée selon laquelle la DARPA demanderait à des citoyens lambdas de créer des engins dangereux est également « très étrange » aux yeux de Gabriel Levin, un avocat spécialisé en dommages corporels. Les dangers physiques évidents mis à part, un programme comme Improv pourrait exposer le gouvernement à toutes sortes de problèmes de responsabilité — et comme l’explique Levin, le terme « blessure » peut également faire référence à des dommages financiers causés par un virus informatique qui se retrouve accidentellement dans la nature.
Cet article a d’abord été publié sur la version anglophone de VICE News