Le photographe Ed Thompson a une idée en tête : bousculer notre perception grâce à ses photos en infrarouge. “Nous sommes capables de percevoir une longueur d’onde lumineuse comprise entre 400 et 700 nanomètres. Mais quand j’utilise une pellicule infrarouge, j’utilise un filtre qui bloque la longueur d’onde visible, ce qui fait que nous voyons des choses très différentes de ce que nous voyons habituellement. C’est ce qui rend ces photos si incroyables : elles révèlent l’invisible“, m’a-t-il expliqué par téléphone.
Thompson a photographié aussi bien la Forêt rousse de Tchernobyl que la misère des réfugiés en Inde ou un village “hanté” dans le Kent, en Angleterre. “Ces paysages rouges rappellent La Guerre des mondes de H. G. Wells. Ils font inévitablement penser à de la science-fiction, à un univers dystopique.”
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En explorant des thématiques telles que le développement durable, la pollution ou les droits de l’Homme, Thompson aime “pervertir les usages habituels” de la pellicule infrarouge.
La photographie infrarouge a beaucoup progressé depuis l’astronome anglais Sir Frederick William Herschel a découvert la radiation infrarouge en 1800. En 1910, le physicien et inventeur américain Robert W Wood a produit la première série de photos de paysages en infrarouge sur des plaques photographiques photosensibles. Ces images sont apparues pour la première fois dans l’édition 1910 de la revue annuelle de la Royal Photographic Society.
Pourtant, il a fallu attendre les années 1930 pour que la pellicule infrarouge soit commercialisée, quand des fabricants comme Kodak et Ilford se sont mis à développer des émulsions sensibles à la lumière infrarouge à grande échelle. Elle avait de multiples usages, qu’ils s’agissent des botanistes qui s’en servaient pour étudier la matière cellulaire des plantes, des astronomes qui étudiaient les étoiles, ou d’artistes comme Jimi Hendrix qui utilisaient des photos en infrarouge pour leurs pochettes d’albums dans les années 1960. Dans le monde médical, la photographie infrarouge fut notamment utilisée par le photographe Henry Lou Gibson, qui s’en servait pour dépister des cancers du sein.
Alors que la photographie traditionnelle saisit la lumière visible, la photographie infrarouge capture une lumière qui est invisible à l’oeil humain. Elle s’étend au-delà du rouge le plus intense du spectre visible. La pellicule infrarouge saisit aussi bien la lumière normale que la lumière infrarouge, mais dès lors que le photographe utilise un filtre, seule la lumière infrarouge pénètre dans l’objectif. Selon le filtre utilisé, la végétation apparaît soit blanche, soit rouge.
Thompson explique que son propre intérêt pour l’infrarouge est né en 2011, alors qu’il cherchait le meilleur moyen de capturer l’atmosphère unique de Pluckley – prétendument le village le plus hanté du monde, situé dans le comté du Kent, dans le sud-est de l’Angleterre.
“J’aurais pu photographier Pluckley de façon très conceptuelle, en montrant la présence de l’absence à travers des photos de rue désertes par exemple“, dit-il. Au lieu de cela, Thompson a découvert en parcourant Google que “certaines personnes pensent qu’il est possible de photographier des fantômes en allant au-delà du spectre visible.” C’est en lisant ces témoignages qu’il s’est décidé à acheter quelques pellicules infrarouges et à se lancer dans cette pratique inédite pour lui.
Ce qui devait être une simple expérience s’est rapidement transformée en authentique projet artistique, Thompson allant étudier de près des textes historiques consacrés à la photo infrarouge à la British Library. “La photo infrarouge a été utilisée pour photographier la pollution, pour étudier la santé des plantes, et même en médecine, donc ça n’a rien de très nouveau“, explique-t-il.
Thompson utilise une pellicule Aerochrome III de Kodak, dont la production a cessé en 2009. Il s’est lancé dans son projet avec 30 pellicules au total. “Chaque pellicule ne contient que dix photos. Donc je n’ai pu prendre que 60 photos à Tchernobyl, et 60 photos en Inde, dit-il. Je vois le monde à travers le spectre de l’infrarouge. Je photographie à l’aveugle, donc je fais de mon mieux. C’est très difficile quand on a aussi peu de marge de manoeuvre.”
Au-delà du défi de “photographier à l”aveugle”, il souligne que la pellicule infrarouge est très difficile à préserver. “Si vous la laissez à température ambiante pendant une semaine, elle est totalement détruite, dit-il. Et Dieu sait qu’il faisait chaud en Inde. Je faisais tout mon possible pour rafraîchir la pellicule“, se souvient Thompson, qui ne savait même pas s’il pourrait faire développer ses pellicules.
Bien que Thompson se soit beaucoup renseigné sur les techniques employées par les médecins et les scientifiques, il s’intéresse davantage à l’esthétique et à la signification sociale de ses photos qu’à leur aspect scientifique. “Mon travail s’inspire d’images scientifiques, mais ceux qui les ont prises étaient eux-mêmes des scientifiques, et ils n’avaient pas le même objectif que moi. Mon travail est un travail documentaire, je penche donc plus du côté de l’esthétique.”
Pour Thompson, qui adore jouer avec la façon dont nous percevons le monde, la photographie infrarouge est un moyen de révéler un autre univers, où tout n’est pas tel que nous le croyons. “Si nous voyions le monde un peu différemment, tout changerait radicalement. Si notre vision évoluait ne serait-ce qu’un tout petit peu, notre représentation du monde serait bouleversée.”