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Le plaisir du détail : à la rencontre des fans de simulation de camion sur ordinateur

Pendant que la plupart des gens, avachis devant leur console ou leur ordinateur, traquent le mutant à coups de fusil d’assaut, au risque de devenir violents, voire terroristes, d’autres ont du jeu vidéo un usage bien plus pacifique. Ces étranges personnages labourent leur champ des heures durant, guident un TGV sur des rails longs de centaines de kilomètres ou bien, aux commandes d’un trente-huit tonnes Iveco, trimballent des cargaisons d’écrous sur les autoroutes polonaises. Aux charmes de GTA ou de Call of Duty, ils ont préféré ces jeux que les spécialistes appellent avec une pointe d’ironie les “simulateurs allemands” : des logiciels, le plus souvent développés par des studios teutons (encore que l’Europe centrale en produise également un certain nombre), qui proposent au joueur, si on peut encore l’appeler ainsi, de prendre le contrôle d’un bus, d’une grue ou d’un camion-poubelle et d’accomplir en boucle des tâches aussi fades que répétitives.

La plupart de ces jeux, très médiocres, n’ont jamais été commercialisés de notre côté du Rhin faute d’intérêt du public – la passion des Allemands pour les simulateurs de machines-outils et de véhicules lourds restant une anomalie au sein du marché mondial qui pourrait faire l’objet d’une étude anthropologique. Quelques-uns, de meilleure facture, sont toutefois parvenus jusqu’à nous. Parmi ces rares élus, on compte Eurotruck Simulator 2, road-trip virtuel qui confie au joueur la lourde charge de trimballer toute sortes de biens et de matières premières sur des routes d’Europe reproduites à l’échelle 1:20. Cette curiosité vidéoludique, créée par le studio tchèque SCS Software, s’est vendue à cinq millions d’exemplaires sur la plateforme Steam. Devant pareil succès, celles et ceux qui n’ont jamais goûté aux charmes du Paris-Bucarest en gros cul se poseront immédiatement deux questions : qui joue à ce jeu ? Et pourquoi ? Le plus simple était de leur poser la question.

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Kammthaar d’Ultravomit, bande originale de cet article.

Comme toutes les perversions humaines, la pratique de la simulation de camion a ses subreddits dédiés, /r/ets2 et /r/trucksim. On y trouve bien sûr quelques inconditionnels du poids lourd capables de débattre pendant des heures des mérites comparés des moteurs MAN et Scania. Mais la plupart des joueurs ne soucient guère de ce genre de détails. Ils sont simplement heureux de raconter leurs plus beaux voyages, de poster des photos de leur véhicule sur une route de campagne, ou d’évoquer le montant scandaleux des amendes (300 livres pour un excès de vitesse de 5 Km/h, vous vous rendez compte ?) Au fil des posts, on découvre que nombre d’entre eux ont plusieurs centaines, voire milliers, d’heures de jeu au compteur, ont cent fois traversé l’Europe de l’Atlantique à l’Oural. Qu’est-ce qui peut pousser un être humain à consacrer autant de temps à une activité en apparence aussi futile ?

“J’ai un travail assez stressant et fatiguant, explique DBHeavyarms. Ce style de jeu ennuyeux et répétitif me permet de me détendre, un peu comme de passer une soirée devant la télé.” Alundre confirme : “Je trouve ça très relaxant de mettre de la musique et de regarder le paysage défiler dans Eurotruck”. D’autres redditeurs voient dans ce jeu un temps propice aux interrogations existentielles. “C’est un moment où je peux réfléchir à ma vie. Que ce soit à des broutilles, comme la fois où j’ai bafouillé en commandant une pizza, ou bien aux moyens par lesquels je pourrais améliorer mon estime de moi-même. C’est un peu comme de réfléchir sous la douche”, confie MulletOnFire. Mais après tout, bien des jeux peuvent se prêter à ce genre d’expérience contemplative : une randonnée dans les montagnes de Skyrim ne constitue-t-elle pas aussi un moment propice à l’introspection ?

“29 tonnes de farine en route pour Brest”, une capture d’écran de TeknixTM qui résume parfaitement le côté zen d’Eurotruck Simulator 2.

Pas forcément, explique 911GT1. Dans Skyrim, même lors d’une promenade, le joueur est constamment distrait par des rencontres et des combats. Dans Eurotruck Simulator au contraire “il n’y aucune compétition. La seule chose qui compte est de livrer son chargement.” Ou, comme le dit DBHeavyArms, “la plupart des jeux fonctionnent comme des checklists. On doit accomplir telle tâche, puis telle autre, puis telle autre, puis se rendre à tel endroit, etc. C’est parfois amusant mais par moments, le simple fait de rouler d’un point A à un point B est plus amusant.” Eurotruck, c’est la sa grande particularité, est un jeu qui n’exige absolument rien du joueur. Contrairement à la plupart des aventures à monde ouvert, il ne le bombarde pas d’événements aléatoires, de quêtes et de missions secondaires. Rien ne l’incite à accumuler les objets magiques et les niveaux d’expérience pour gagner en puissance. La livraison, sorte d’aventure minimale, est à peine un prétexte pour le mettre en mouvement et lui fournir un cadre.

Image de promotion de l’extension “Italie” d’Eurotruck Simulator 2.

Sans high score, sans objectifs complexes ou imposés, la seule progression que connaît le joueur d’ Eurotruck est finalement celle de ses propres capacités, comme dans un jeu d’arcade à l’ancienne, mais de façon plus lente, plus posée, sans l’angoisse de rater un saut ou de tomber d’une plateforme, puisque l’échec y est à peine sanctionné. L’absence d’enjeu laisse également joueur la liberté de définir ses propres objectifs, comme le résume très bien Alundre : “J’aime beaucoup sentir que je deviens meilleur dans Eurotruck. Au début je garais toujours mon camion en marche avant sur les places les plus faciles d’accès, puis je me suis amélioré et j’ai commencé à m’entraîner à la marche arrière. C’est très gratifiant de découvrir qu’on progresse, et qu’on finit par être capable de déposer une remorque en marche arrière rapidement et de façon précise.” Footstuff, qui a apparemment consacré beaucoup de temps à réfléchir à sa propre pratique d’Eurotruck, est du même avis : “Je suis plutôt autotélique, c’est-à-dire que je ne suis motivé que lorsque je me fixe mes propres objectifs. Je déteste la plupart des autres jeux, qui ne sont au final que des boîtes de Skinner, qui font de vous leur jouet. Ça ne m’intéresse pas qu’on m’attribue des points pour quelque chose que je n’ai pas envie de faire.”

Eurotruck n’impose rien, ne juge pas : “Tu peux rouler sans but juste pour découvrir de nouvelles villes, remarque ChippieArnold , et puis, si tu as envie d’objectifs un peu plus précis, tu vas voir les offres d’emploi et tu acceptes un job – et c’est encore toi qui choisis là où tu vas aller.” Le jeu est extrêmement tolérant. On gagne beaucoup d’argent sans effort, les banques accordent des prêts aux camionneurs endettés aussi facilement qu’à des startupers, les amendes sont plus dissuasives que réellement pénalisantes. “C’est impossible de s’énerver contre Eurotruck Simulator 2 , rien dans ce jeu ne menace le joueur, ne l’empêche de faire ce qu’il veut. On a l’indépendance sans le stress, résume MaccasPasta . Les accessoires qu’on peut acheter pour décorer la cabine jouent un grand rôle là-dedans. Le camion devient mon chez moi, un endroit qui m’est réservé.”

Certains ont poussé très loin l’idée d’espace personnel

Faut-il alors considérer Eurotruck comme une sorte de safe space ou, pire, comme un trip régressif ? Un endroit où l’on peut s’isoler à l’abri des autres, du jugement, de toute obligation, pour être seul avec soi-même, béat, à se laisser porter par le jeu ? Ce serait passer à côté de l’essentiel. ChippieArnold, qui a des centaines d’heures de camion au compteur kilométrique, n’aime ni regarder la télé ni Netflix. “Ce n’est pas pour moi, je déteste leur côté passif.” Car le joueur d’ Eurotruck, malgré la lenteur du jeu et sa permissivité, est tout sauf inactif. Il est même très occupé à obéir. Si le jeu, on l’a vu, ne le contraint jamais vraiment, il l’empêche tout de même de faire n’importe quoi. Dans Eurotruck, les barrières en bord de route sont infranchissables, les parcours nombreux mais balisés. C’est peut-être ce qui rend la liberté d’Eurotruck moins angoissante que celle d’autres jeux bac à sable, qui noient le joueur sous un nombre infini de possibilités. À la question essentielle, “qu’est-ce que je fais maintenant ?”, la réponse est déjà fournie : roule, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. Mais surtout, à l’inverse d’un GTA ou de tout autre jeu vidéo qui encourage le joueur à expérimenter, la moindre incartade au code de la route (excès de vitesse, feu rouge ou priorité non respectée…) y est sanctionnée par une amende certes symbolique, mais suffisante pour encourager le joueur à conduire de façon crédible. Une amende qui, surtout, donne aux livraisons virtuelles une certaine vérisimilitude. Eurotruck me fascine avant tout par la façon dont il parvient à donner l’apparence de la réalité. C’est un jeu qui vous contraint à suivre les règles sans jamais cesser d’être amusant. Je m’acharne à respecter le code de la route et les limitations de vitesse parce que je veux que ma livraison soit réalisée comme il faut”, confirme MulletOnFire.

Image tirée du site de SCS Software

C’est sans doute là que réside la véritable force, et l’attrait, d’Eurotruck Simulator. Sans exiger, sans punir, le jeu encourage le joueur à agir de façon conforme, à conduire prudemment, à garder un œil sur l’alignement de sa remorque au moment de la déposer à l’entrepôt. Cela explique le bénéfice que les joueurs stressés tirent de leurs heures passées sur la route : Eurotruck s’apparente à une forme de méditation, encourageant doucement l’esprit à se concentrer sur un objet sans pour autant accaparer totalement son attention, contrairement à un jeu plus exigeant, un film ou une émission de télévision. Mais surtout, en s’attachant aux petites choses, aux détails, Eurotruck donne accès à une expérience devenue rare : celle de l’ennui. Coincé à attendre qu’un feu passe au vert, le joueur, qui est déjà devant un écran, n’aura pas le réflexe de regarder son smartphone. Il attendra tranquillement cinq, peut-être dix secondes (dans Eurotruck, qui reste un jeu, les durées des feux rouges, comme celles des voyages, sont réduites afin de ne jamais devenir pénibles) avant de reprendre sa route, ne verra pas dans ce bref arrêt une contrainte mais une partie intégrale de son expérience, qui contribuera même à la rendre plus authentique, plus vraie.

Car le réel est ennuyeux, c’est même à ça qu’on le reconnaît. C’est d’ailleurs pourquoi l’un des jeux militaires les plus authentiques de tous les temps est aussi le plus chiant. C’est aussi pourquoi les amateurs de simulateurs de vol, alors qu’ils pourraient décoller immédiatement, prennent un plaisir infini à accomplir avec attention, bouton après bouton, le long protocole de démarrage de leur chasseur-bombardier : le temps passé à réaliser avec exactitude ces manipulations ennuyeuses donne une crédibilité supplémentaire à toute la mission qui va suivre. Tous ces moments inutiles, que les autres médias s’acharnent à supprimer (le concepteur de jeu vidéo moderne a aussi peur du vide que l’animateur radio d’un blanc à l’antenne), que le public lui même ne supporte plus au point de regarder les œuvres en accéléré, Eurotruck les chérit. Alors que le moindre blanc dans nos existences qu’on souhaite perpétuellement occupées est vécu comme du temps perdu, Eurotruck nous offre un espace durant lequel nous sommes autorisés à ne rien faire. La vie n’a pas à être toujours remplie, nous murmure-t-il à l’oreille. Il y a un temps pour courir, pour la performance. Et il y a un temps pour sillonner, l’âme légère, les autoroutes de Pologne, et écouter tomber la pluie sur le pare-brise d’un DAF XF 105 en attendant que le feu passe au vert. “Les films sont plus harmonieux que la vie Alphonse, il n’y a pas d’embouteillage dans les films, il n’y a pas de temps mort”, disait François Truffaut dans La Nuit américaine. Dans nos vies, que l’on voudrait de plus en plus voir ressembler à des films, il y a de moins en moins de temps morts. Dans Eurotruck il y en a. Et c’est justement ce qui le rend si harmonieux.