La semaine dernière, un compte Twitter (qui a disparu depuis) dénonçait un phénomène qui semble prendre de plus en plus d’envergure sur Instagram et Youtube : le « blackfishing ». Pour ceux qui n’en connaissent pas encore l’existence, le « blackfishing » ou « niggerfishing » est pratiqué par de jeunes femmes blanches qui – à grand renfort de fond de teint, poudres en tout genre, fers à cheveux, séances d’UV interminables ou de chirurgie – altèrent la couleur de leur peau et modifient leurs traits dans le but d’apparaitre noires ou « métissées » aux yeux des autres, et ainsi dissimuler leurs origines caucasiennes. Certaines d’entre elles sont allées jusqu’à nier leur « fraude » en bloc, prétextant une présumée propension à bronzer très facilement.
Le « niggerfishing » n’est pas sans rappeler un sport d’antan qui connait malheureusement encore quelques adeptes aujourd’hui : le « blackfacing », pratique héritée du bon vieux temps de l’Amérique esclavagiste qui consiste à se grimer le visage en noir. À la différence près que le « niggerfishing » relève d’une tout autre intention. En cherchant à se faire littéralement passer pour noires, les Instagrameuses adeptes de cette pratique tentent d’attirer les faveurs (et les likes) de leurs audiences. De la couleur de leur peau, en passant par leurs lèvres et leurs cheveux, celles qui pratiquent le « niggerfishing » cherchent à s’approprier et présenter les attraits physiques de la communauté noire, de la manière la plus réaliste possible.
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Il est possible de voir se dessiner les premisses de cette « tendance » en observant l’évolution des standards de beauté chez les célébrités. D’Ariana Grande à Rita Ora, plus les stars présentent un physique proche de celui de femmes noires, plus leur popularité explose. De la même manière, plus leur musique s’inscrit dans un répertoire afro, plus leurs ventes atteignent les sommets. Tout ça, sans avoir à porter le fardeau d’être vraiment noire. On peut désormais dire que l’appropriation culturelle qui a fait tant débat ces dernières années s’étend aujourd’hui aux corps racisés. Il faut dire que les stars d’origine caucasienne qui présentent les mêmes traits et courbes que les femmes noires connaissent un succès sans précédent (merci qui ? merci la chirurgie !) Mais voilà, en se faisant gonfler les lèvres, augmenter le postérieur et en empilant les couches de fond de teint, ces femmes parviennent à feindre un physique pour lequel des millions d’autres jeunes femmes – comme moi – se font harceler et discriminer chaque jour. Et je n’ai donc qu’une chose à leur dire : par pitié, arrêtez.
Parlons de cette famille, dont je me refuse à citer le nom. Indice : il commence par un K et finit par un N. Si toutes les soeurs de cette dite famille ne portent pas le même patronyme, elles partagent toutefois le même chirurgien esthétique. Et le même désir de se rapprocher le plus possible d’un physique noir. Leur toquade leur a permis de bâtir des fortunes de plusieurs milliards de dollars auxquels sont venus s’ajouter les bénéfices engendrer par leurs marques de cosmétiques respectives. Des produits qu’elles vendent majoritairement à des femmes blanches qui rêvent à leur tour de copier « leur look ». Bien sûr, leurs fans argueront qu’il ne s’agit que de maquillage et de crème bronzante – « je ne vois pas où est le mal, vous devriez être flattées, non ? » – mais j’aimerais les inviter à prendre un moment pour réfléchir au passé qui a engendré le monde cauchemardesque dans lequel une telle pratique peut prospérer.
Certaines d’entre elles sont convaincantes, il faut le reconnaître. Ces jeunes femmes blanches se baladent, tranquilles, entre une identité caucasienne et une apparence « métisse » (entre guillemets, parce que le concept n’est qu’une construction sociale), grâce à un savant mélange (surcharge) de maquillage et de crème bronzante, à des rendez-vous (très) réguliers chez le coiffeur et, selon toute probabilité, un usage expert (abusif) de filtres Instagram. Avec leurs couleurs de peau modifiées, leurs lèvres charnues, et, dans certains cas, leurs postérieurs augmentés, elles font passer le déguisement de femme noire de Rachel Dolezal pour une gentille plaisanterie. Car il s’agit bien là de déguisements. Oui parce que soyons clairs : la condition noire n’est pas une option, encore moins réversible. On ne peut pas être noir quand ça nous arrange, puis changer de peau quand nous sommes confrontés au racisme ordinaire des inconnus qui peuplent notre quotidien.
Mais il est également crucial de se souvenir qu’être noir ne repose pas seulement sur une couleur de peau, une texture capillaire ou le fait d’avoir été un jour victime de racisme. C’est aussi être l’heureux héritier d’un bagage culturel dont la société occidentale et les blancs qui la composent semblent particulièrement friands. Mais attention, cette admiration ne suscite en rien le respect de cette dite société et n’exempte aucun noir du racisme latent dont il est l’objet. Pourtant, force est d’admettre qu’une part immense de ce que nous appelons « la culture occidentale » n’existerait pas sans la contribution physique, culturelle et matérielle (surtout non-reconnnue) des noirs. Pendant des siècles, la société a conditionné les femmes originaires d’Afrique à croire que leur beauté était inappropriée et inférieure à celle des femmes blanches. J’ai moi-même grandi en croyant dur comme fer que j’étais d’une laideur sans nom. Je croyais que mes fesses et mes cuisses étaient énormes, voire monstrueuses. J’avais profondément honte de mes cheveux. J’étais constamment raillée pour mes lèvres et ma couleur de peau – malgré le fait qu’elle paraisse très claire selon des standards noirs. Je me souviens même que l’on m’adressait souvent le reproche d’être « sale ». Je me suis faite insulter de pute noire et de négresse tant de fois, qu’il me serait impossible de les compter.
À toutes ces joyeusetés, il faut ajouter les préjugés quant à ma disponibilité sexuelle ainsi qu’à la débauche présumée des femmes noires. Des préjugés qui ne sortent pas que de la bouche des hommes. Les récentes accusations de Zoë Kravitz, inculpant Lily Allen de l’avoir sexuellement « attaquée » m’ont particulièrement interpellée. Ces accusations ont exhumé des souvenirs de ma mémoire : toutes ces rencontres avec des femmes blanches bourrées qui ont abouti à des tentatives de pelotage ou des roulages de pelle forcé. Je me souviens à ce titre d’un incident révélateur : après avoir essayé de m’embrasser de force, une assaillante particulièrement tenace m’a suivie jusque dans les toilettes où j’ai tenté de me réfugier en répétant qu’elle « savait que j’en avais envie ».
Il faut également savoir que la beauté noire a joué un grand rôle dans l’établissement des standards de beauté universels – blancs donc. En effet, la beauté noire servait à fournir la preuve de la supériorité de la beauté blanche. Comme l’a écrit le professeur Patricia Hill Collins en 2000 : « Dans la pensée binaire qui étaye l’intersectionnalité des oppressions, les femmes blanches blondes aux yeux bleus et minces ne pouvaient être considérées comme étant belles sans les Autres – les femmes noires aux traits africains que sont la peau sombre, le nez large et les cheveux crépus. ».
Depuis cette intervention de Patricia Hill Collins, l’archétype de la blonde ultra-mince a perdu de sa popularité. Car une autre semble faire irruption… À ce stade de ma vie, j’ai réussi à me débarrasser de quelques complexes et de ce sentiment diffus et dévastateur de ne jamais être à ma place. Je reconnais désormais mes traits pour ce qu’ils sont – beaux, tout simplement. Je ne suis pas la seule : les femmes noires se décolonisent collectivement. Le système d’oppression dont nous souffrons tous les jours et qui tentent de nous faire croire que nous ne valons rien est en passe de s’effondrer sous le poids de notre prise de conscience. Il s’opère un renversement, un vrai. La beauté des femmes noires est une réalité qui fait de plus en plus fantasmer les femmes blanches. Et c’est là que le corps « métisse » entre en jeu. Il est un compromis. Car si la descendance africaine possède une dimension supposément hypersexuelle enviable, la nuance du corps « métisse » correspond davantage aux critères de beauté eurocentriques.
Malgré tous les efforts déployés pour faire croire aux femmes noires que leur beauté était inférieure à celles des blanches, le désir de ces dernières de convertir leur apparence (ou de s’approprier celle des autres) semble avoir été plus fort. Pourrions-nous parler de jalousie ? En 1786, Esteban Rodríguez Miró, gouverneur de la colonie alors espagnole de Louisiane décrétait à travers la Loi Tignon que les femmes d’origine africaine devaient impérativement couvrir leurs cheveux d’un foulard. Les femmes blanches avaient l’impression que les coupes de cheveux chargées et souvent ostentatoires des femmes noires leur donnaient un avantage de séduction sur les femmes blanches. La loi a été votée, mais a eu bien peu d’effet, puisque les femmes noires portaient leurs tignons dans des styles magnifiquement élaborés leur permettant de rester très admirées par la population masculine. Ce n’est pas la seule fois où les politiques liées aux cheveux ont révélé une jalousie au cœur des relations d’oppression entre noirs et blancs. Les femmes à peau claire ont existé dans la diaspora depuis qu’il existe des communautés noires dans le Nouveau Monde. En Amérique, par exemple, une grande partie de la population noire est en réalité « multiraciale » (ils sont toujours noirs, bien sûr, parce que, rappelez-vous bien : la race est une construction sociale).
L’existence d’esclaves « métisses » était pour les femmes blanches la preuve infaillible que leurs maris, fils, et frères blancs couchaient avec des femmes noires. Les esclaves « métisses » venaient continuellement rappeler cette trahison, une preuve insoutenable pour les dominants. De nombreuses métisses réduites en esclavage ont été tondues car elles présentaient une chevelure trop proche de celle des Européennes – une punition dont les épouses blanches des propriétaires de plantations étaient souvent les instigatrices. Le témoignage bouleversant d’une esclave « mulâtresse » raconte la façon dont elle s’est fait arracher les yeux par une épouse jalouse qui croyait que son mari la désirait sexuellement. Ces évènements ne datent pas d’un obscur passé lointain. Ils se sont déroulés au XIXè siècle.
Selon une rhétorique suprématiste chère au sénateur américain Charles Carroll dans les années 1900, les mulâtres n’auraient dû avoir le « droit de vivre ». Selon lui, nous étions une abomination qui perturbait l’ordre social, et en raison de notre pathologie, nous étions émotionnellement instables et d’insatiables séductrices. C’est peut-être la raison pour laquelle toutes ces jeunes femmes en mal d’attention exhibent des regards de braise et des moues boudeuses sur Instagram lorsqu’elles se déguisent en femmes noires à peau claire, avant de se rétracter et d’opter à nouveau pour leur peau blanche le lendemain. Sans s’en rendre compte peut-être (enfin, il serait temps) elles participent à renforcer des idées héritées du temps de l’esclavage, développées et prolongées par les médias de masse au XXème et XXIème siècles. La flatterie n’a rien à voir là-dedans, il est ici question de pouvoir, de domination et de propriété. Cette pratique vient rappeler que les gens qui ont un jour posséder nos corps, le peuvent toujours. Et il est temps que ça s’arrête.
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Cet article a été initialement publié sur i-D UK.