The Most Unknown est une lettre d’amour à la science. Ce documentaire d’une heure et demie réalisé par Motherboard, le site technologique et scientifique de VICE, est désormais disponible sur Netflix. Vous n’avez pas Netflix ? Pas de stress, regardez les épisodes bonus sur YouTube.
« Tout le monde croit que je suis en vacances, mais en réalité, je suis tranquillement dans mon bureau et je continue de travailler. » Voilà la définition de vacances idéales selon Axel Cleeremans.
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C’est que cet homme adore bosser. Et en même temps, son job étant de résoudre l’un des plus grands mystères de la planète, difficile de trouver plus excitant.
Titulaire d’un doctorat en Psychologie Cognitive, Cleeremans est directeur de l’institut de neurosciences de son université alma mater, l’Université libre de Bruxelles (ULB). Il dirige un groupe de recherche qui tente de trouver des réponses à une question plutôt générale : pourquoi l’homme a-t-il une conscience et comment fonctionne-t-elle ?
Afin de réfléchir à cette question, il mobilise à la fois des connaissances neurologiques et philosophiques. Il me dit être souvent plus intéressé par les questions posées par la science que par les réponses à celles-ci.
« Ce n’est vraiment pas facile de poser les bonnes questions, ou de distinguer une bonne d’une mauvaise question », m’explique Cleeremans.
Comment vivons-nous « consciemment », qu’est-ce que la conscience et où se trouve-t-elle dans le cerveau ? C’est à ce genre de questions que Cleeremans tente de répondre depuis trente ans.
Découvrir ce qu’est une chose, en observant ce qu’elle n’est pas
Je pensais que Cleeremans allait rire quand il apprendrait que je voulais commencer l’entretien par une question « simple » : qu’est-ce que la conscience ? Pas du tout, il m’a souri poliment, puis s’est plongé dans une réponse sérieuse. J’imagine que j’aurais dû m’attendre à ce que l’un des chercheurs les plus éminents ait quelques définitions déjà prêtes sous le bras.
« La meilleure définition est celle du philosophe Thomas Nagel, à savoir: ‘la conscience, c’est l’effet que ça fait’ », commence Cleeremans. « Lorsque vous êtes présents dans ce monde, vous avez des contenus sensoriels — des pensées, des objets mentaux — et ces contenus constituent votre conscience. »
ll s’agit d’une expérience humaine universelle, à la fois très facilement reconnaissable mais également très difficile à cerner. C’est vraiment compliqué de décrire l’effet que ça fait d’avoir une conscience, mais tout le monde peut un peu s’imaginer la matière étudiée par Cleeremans.
Plus précisément, il examine comment notre cerveau produit de la conscience : quelles fonctions ont lieu dans quelle partie du cerveau pour activer ce sentiment que nous identifions comme «se sentir vivant et conscient».
Mais comment trouver la conscience dans le cerveau ? C’est l’une des questions préférées de Cleeremans.
« Aborder la conscience d’un point de vue scientifique revient pour l’essentiel à concevoir de bonnes expériences », dit-il.
Sa stratégie pour inventer des expériences repose en grande partie sur la méthode dite « d’approche contrastive ». À titre d’exemple, il décrit une expérience composée de deux situations. Dans le premier cas, une personne regarde un écran d’ordinateur sur lequel une image apparaît et disparaît si rapidement que la personne en question ne peut pas la percevoir consciemment. Dans la situation contrastée, toutes les variables sont restées les mêmes, mais cette fois l’image apparaît et disparaît lentement pour être observable.
« Tout reste constant dans les deux situations, à l’exception de la différence de conscience », dit Cleeremans. « On peut alors commencer à chercher les différences d’activité cérébrale entre ces deux situations. »
Cleeremans travaille autour de la conscience humaine, mais, en fait, toutes les espèces vivantes constituent le sujet de ce champ de recherche. Les chiens ont-ils une conscience ? Le corail ? Et les plantes, alors ? Voilà bien d’autres questions fascinantes. Mais nous en savons si peu sur notre type de conscience le plus direct, l’esprit humain, que cela fournit déjà suffisamment de questions pour que Cleeremans l’étudie pendant toute une vie.
« Certaines personnes défendent même l’idée qu’une table ou une pierre pourraient aussi avoir une conscience. »
« La conscience, c’est la donnée directe que l’on obtient en vivant en tant qu’être humain. C’est donc probablement aussi le cas pour beaucoup d’autres espèces animales. Exister, cela veut dire quelque chose pour vous, mais ce n’est pas le cas pour une table ou une pierre, bien que certaines personnes défendent cette position. »
Cleeremans travaille depuis trois décennies sur une série de découvertes qui nous ont aidés à comprendre comment la conscience fonctionne dans notre cerveau et où elle se produit dans le cerveau. Il a écrit de nombreuses publications scientifiques (c’est probablement le résultat de quelqu’un pour qui travailler sans être dérangé, c’est comme des vacances). Prenez, par exemple, cet article de Current Biology de 2016, pour lequel Cleeremans et ses collègues ont repris une célèbre expérience en psychologie : les tests de Milgram. Dans ces expériences des années soixante, les sujets testés acceptaient d’infliger des décharges électriques douloureuses voire mortelles à des personnes qu’ils ne pouvaient pas voir, simplement parce que quelqu’un en blouse blanche leur avait dit de le faire.
Dans la configuration de Cleeremans, les chercheurs ont demandé aux participants non seulement pourquoi ils avaient fait ce qu’ils avaient fait, mais ils ont également fait des relevés électrophysiologiques afin d’observer dans quelle mesure les sujets testés étaient conscients de leurs actes. Cela lui a permis de montrer que lorsque quelqu’un suit un ordre, son cerveau est occupé par les conséquences possibles de cette action ordonnée. En d’autres termes, quand on suit un ordre, notre sens personnel des responsabilités diminue fortement.
« Cela montre que même des processus de très bas niveau [tels que la manière dont nous faisons consciemment quelque chose] peuvent être influencés par des facteurs de très haut niveau, tels que les mots que nous utilisons et le contexte social dans lequel une interaction a lieu », me dit Cleeremans.
Il a également été le premier à penser qu’un réseau de neurones pourrait apprendre de manière implicite, comme le font les gens. Un tel réseau se comporte donc exactement comme un bébé qui apprend des choses sans jamais penser activement et consciemment: « bon, il est temps d’apprendre une autre compétence de bébé. »
Il a également contribué à réfuter une croyance de longue date, selon laquelle les sujets testés dans une étude pouvaient être influencés par le « priming »: un stimulus subtil et inconscient.
Dans notre documentaire The Most Unknown, Cleeremans montre comment il traduit ces découvertes en nouvelles expériences. Il pose des électrodes sur la tête du physicien italien Davide D’Angelo, qui lui rend visite, et lui demande de déplacer une main robotique en n’utilisant que ses pensées.
« Ce que nous essayons de faire ici, c’est d’apprendre quelles pensées sont nécessaires pour faire bouger notre main. La capacité de le faire fait partie de notre conscience. »
« Ce que nous essayons de faire ici, c’est d’apprendre quelles pensées sont nécessaires pour faire bouger notre main », explique Cleeremans dans le documentaire. « L’argument crucial, c’est que cela n’est pas « intégré » dans notre corps. Pendant notre développement, notre cerveau doit apprendre à travailler avec le corps. Cette capacité fait partie de ce que signifie avoir une conscience. »
Penser la pensée
Fils d’artiste, Cleeremans a grandi dans une maison remplie de bouquins fascinants qui nourrissent l’esprit : des livres sur la peinture, des manuels de biologie, des manuels sur les microscopes. Adolescent, il a construit une sorte de « laboratoire« dans sa chambre où il faisait de petites expériences biologiques.
Et quand il a du choisir des études, il s’intéressait toujours à la biologie mais il avait également développé depuis peu une passion pour la philosophie.
« Je ne savais pas quoi étudier et la psychologie m’a semblé un bon compromis entre la biologie et la philosophie. »
« Je ne savais pas trop quoi faire, et la psychologie m’a semblé un bon compromis entre la biologie et la philosophie », déclare Cleeremans, puis il se corrige : « Je veux dire, la vérité, c’est que je buvais des coups avec des potes qui ont dit qu’ils allaient étudier la psychologie, et j’ai dit que j’allais le faire aussi. Mais cela me semble toujours un bon compromis, et cela s’est finalement révélé l’être, d’ailleurs. »
En 1986, il a obtenu un master en psychologie de l’Université Libre de Bruxelles (ULB), puis a déménagé aux États-Unis pour un doctorat à la Carnegie Mellon University à Pittsburgh — une institution reconnue pour rapprocher les sciences humaines et les sciences exactes. Ses premières recherches portaient sur les réseaux de neurones et l’apprentissage implicite. A Carnegie, il faisait partie d’une communauté de scientifiques qui a mené des recherches pionnières sur l’intelligence artificielle. Il me raconte que c’était le début d’un changement de paradigme en psychologie, où l’intelligence artificielle amenait de nouvelles questions sur le fonctionnement de l’intelligence naturelle. C’est également à cette époque que les psychologues ont commencé à manifester un intérêt croissant pour le thème de la conscience.
Pour Cleeremans, c’était facile de passer de la recherche sur ce que l’on peut faire sans en avoir conscience à la recherche sur la conscience elle-même. Après avoir assisté à la réunion constitutive de l’Association for the Scientific Study of Consciousness en 1996 — un moment décisif pour sa carrière, selon lui — Cleermans a réalisé qu’il souhaitait se consacrer à répondre aux questions soulevées lors de cette réunion.
Cleeremans continue : « Comme je l’ai dit, pour examiner la conscience, on doit d’abord découvrir ce qu’on peut faire sans elle. De cette manière, la seconde partie de ma carrière, qui se concentre sur la conscience elle-même, a beaucoup à voir avec la première partie. »
Au cours des 22 années qui se sont écoulées depuis cette réunion en 1996, Cleeremans et d’autres dans son domaine ont beaucoup avancé. Depuis, on connait de nombreux endroits précis dans le cerveau qui contribuent à notre conscience, mais on ne sait toujours pas comment ces zones fonctionnent ensemble et si une certaine partie du cerveau est, seule, absolument nécessaire au fonctionnement de notre conscience. La théorie la plus importante de Cleeremans est basée sur l’idée que le cerveau apprend à être conscient, ce qu’il démontre avec l’expérience manuelle du robot. Il présente cela comme une explication possible du cas difficile à expliquer d’un homme de 44 ans dont le cerveau était constitué à 90% de liquide fluide et qui contenait très peu de tissu cérébral mais qui fonctionnait normalement. Mais malgré tous ses succès et ses découvertes, Cleeremans n’a pas l’impression qu’il va résoudre l’énigme de la conscience de si tôt.
« Maintenant, j’ai 56 ans, et ça fait donc 30 ans que je réfléchis à toutes ces questions, et parfois, je me demande : « est-ce que cela va aboutir quelque part ? » dit Cleeremans. « Il y a donc une certaine frustration. »
Il dit qu’il ressent parfois que non seulement son domaine de recherche, mais également son étude en général sont trop vastes pour être vraiment élucidés, qu’il s’agit d’un mystère tout simplement impossible à résoudre, ou du moins pas au cours de sa vie à lui.
A la fin de sa participation à The Most Unknown, il confie d’ailleurs à D’Angelo que cette inquiétude — ne pas découvrir de son vivant la véritable étendue de la conscience — l’empêche de dormir la nuit.
« Je me réveille en y pensant, et je ne peux plus penser à rien d’autre », a déclaré Cleeremans.
« Toi aussi t’es un nerd alors », plaisante D’Angelo.
Et Cleeremans de répondre: « Complètement. »