Au cas où vous douteriez encore de l’installation d’un nouveau paradigme capitaliste depuis le début des années 2010, soyons clairs : toute votre activité numérique quotidienne est scrutée, analysée, stockée et transformée en valeur marchande par les grands conglomérats du Web. Oui, utiliser votre téléphone portable avec insouciance revient à vous implanter une puce GPS dans la nuque. Oui, votre gouvernement, Google et les autres se tirent la bourre pour vous fliquer le plus efficacement possible. Et oui, le monde se dirige tout droit vers une concentration de pouvoirs privés digne du Samouraï virtuel de Neil Stephenson, à ceci près que la donnée aura remplacé le dollar comme signe extérieur de domination.
Ces dernières années, l’idylle qui liait innovation technologique, analystes et grand public laisse doucement mais sûrement place à un sentiment d’inquiétude généralisée. Plus personne (excepté quelques zélotes) ne parle des Frightful Five — Apple, Amazon, Alphabet, Facebook et Microsoft — avec admiration. Les chiffres 2018 du Pew Research Center révèlent que plus de la moitié des Américains redoutent d’éventuels programmes de surveillance gouvernementaux. En France, 73 % des personnes sondées par l’Economist Intelligence Unit (EIU) en mars 2018 se sont déclarées inquiètes des talents d’espion de l’Internet des objets.
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Le téléphone portable, source d’angoisses
Depuis plusieurs années, Apple, Google et Facebook sont accusés d’utiliser le micro et la caméra des smartphones pour nous espionner en permanence — à tel point qu’ils ont été sommés de s’expliquer par le Congrès américain. Le 12 août, Apple démentait formellement. Quelques semaines plus tôt, Facebook faisait du Facebook en expliquant qu’il n’espionnait personne et que ce n’était pas au programme, du moins pour l’instant. Quant à Google, il fait le mort, évidemment. De toute façon, ces déclarations ne changent rien : des forums aux vidéos YouTube, le faisceau de « preuves » s’étend et les témoignages s’amoncellent. Coïncidences troublantes, publicités trop ciblées, sujets de conversation qui se retrouvent dans vos suggestions de recherche ? Bonne nouvelle, un nouveau projet mi-artistique, mi-politique là pour recueillir (et prendre au sérieux) vos fables de surveillance électronique.
The New Organs, réceptacle de vos angoisses technologiques
Le projet, intitulé The New Organs, a été commandé aux artistes Sam Lavigne et Tega Brain par Mozilla. Il repose sur un site web perturbant : où que vous placiez votre curseur, des oreilles apparaîtront autour de lui en arrière-plan. Une manière de signaler que, comme les murs, Internet a des oreilles ? Si vous parvenez à ignorer ce nuage de chair, vous pourrez lire le manifeste du projet. D’après lui, The New Organs vise à « récolter, archiver et enquêter sur les théories et les réalités du marché de la surveillance. (…) En nous basant sur ces histoires, nous enquêterons en détail sur la manière dont les entreprises d’Internet nous surveillent, nous exploitent et nous manipulent pour comprendre comment le capitalisme de la surveillance opère. » Les internautes ont le choix entre neuf réponses cauchemardesques, de « Je vois des publicités pour des choses dont je rêve » à « Internet sait ce que j’ai acheté dans le monde réel ». En clair, les histoires flippantes de notre société proto-orwellienne ont désormais leur hotline.
Le succès de New Organs est relativement restreint. « Pour le moment, nous avons reçu environ 900 réponses », détaillent Sam Lavigne et Tega Brain. L’angoisse la plus récurrente dans les témoignages ? « L’idée que nos téléphones nous espionnent. » Pour les deux artistes, cependant, pas question de prendre les déclarations des internautes à la légère : « La paranoïa est légitime. Nous sommes surveillés – on ne comprend simplement pas bien par quels mécanismes. Bien que certaines théories soient incorrectes – nos téléphones ne nous enregistrent pas –, le sentiment d’être surveillé est le même. Notre projet explore l’expérience de la vie sous surveillance quasi-constante. Comment se sent-on lorsqu’on sait que tout ce que l’on fait en ligne est enregistré et réutilisé dans notre vie quotidienne ? »
Plutôt que de nous suggérer d’investir dans un chapeau en aluminium, The New Organs nous invite à l’analyse structurelle du « capitalisme de la surveillance ». Ce terme popularisé en 2018 par l’universitaire Shoshana Zuboff définit un modèle économique dans lequel la récolte et la monétisation des données d’activité en ligne résulte en une concentration de pouvoirs. Un travail difficile, assurent les deux artistes, car la critique est trop souvent focalisée sur les utilisateurs eux-mêmes, accusés de partager trop d’informations en ligne : « Nous ne devrions pas critiquer les individus lorsqu’ils utilisent Internet, nous devons regarder ça au niveau structurel. Internet augmente l’asymétrie des relations de pouvoir entre individus, entreprises et gouvernements. Les histoires que racontent les entreprises de la tech masquent cette réalité. »
Pour Tega Brain et Sam Lavigne, collecter ces témoignages et les publier (« plus tard dans l’année », indiquent-ils) est la seule manière d’espérer sortir de cet état de fait, « malgré ce que racontent Google, Facebook et les autres. » Oui, tout le monde est probablement devenu un peu parano vis-à-vis des données personnelles. Mais c’est aussi le signe que quelque chose a pourri dans l’Eden de l’innovation heureuse – et qu’il est temps d’y remédier.