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La vie dans une simulation informatique

Le concept d’illusion fascine les penseurs depuis que le premier humain aux doigts agile a inventé l’ombre chinoise. Platon décrivait l’homme comme un prisonnier attaché au fond d’une grotte obscure qui ne pourrait jamais accéder au « réel » : il n’en perçoit que des simulacres qui empruntent la forme d’ombres dansant sur la paroi de la grotte. De même, selon certaines écoles bouddhistes, nous projetons une réalité illusoire sur un ensemble de lois primordiales appelé dharma, et certains textes védiques font quant à eux référence au concept de maya, une illusion éphémère qui occulte une réalité plus profonde.

Ces récits sur la fracture entre le monde « des illusions » et l’existence d’une réalité fondamentale nous ont accompagnés pendant près de deux millénaires. Aujourd’hui, ils se racontent toujours dans un monde où la technologie règne en maître et a imposé un nouveau langage. Les simulations sont de plus en plus à la mode au cinéma, grâce à des blockbusters exceptionnels comme Matrix ou Blade Runner. Mais plusieurs décennies avant que l’idée d’une réalité simulée par la technologie ne s’impose dans la culture populaire, Le monde sur le fil, le film de science-fiction de Rainer Werner Fassbinder, abordait le problème de l’illusion sous un angle radicalement nouveau.

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Sorti sous le format d’un téléfilm en deux parties dans l’Allemagne de l’Ouest de 1973, Le Monde sur le fil se déroule dans un futur proche et raconte l’histoire d’un informaticien appelé Fred Stiller. Celui-ci devient le directeur de l’Institut pour la Cybernétique et les Sciences à venir (Institut für Kybernetik und Zukunftsforschung), succédant à un certain Professeur Vollmer, mort dans des circonstances mystérieuses.

Grâce au Professeur Vollmer, l’Institut avait créé une nouvelle génération d’ordinateurs, appelés les Simulacrons, capables d’héberger une monde entièrement simulé peuplé de 10000 « unités d’identité ». Ces unités vivent l’existence de personnes ordinaires, vaquant à leurs occupations quotidiennes sans savoir qu’elles évoluent dans une simulation informatique. Le monde ainsi décrit ressemble étrangement au nôtre : les Sims se rendent dans des bars et des cafés, ont un job peu épanouissant et boivent parfois de l’alcool en grande quantité. Cependant, la nature de ces petits êtres est très ambiguë et on ne parvient jamais à déterminer s’ils sont vraiment « réels ». Dans une scène particulièrement frappante, Stiller discute du principe de la simulation avec sa secrétaire Gloria, qui lui demande si les unités sont, oui ou non, des personnes véritables.

« Pour nous, ce sont des circuits, rien de plus. Mais de leur point de vue, ils ont une vie à eux », répond Stiller.

« Ce sont des gens ordinaires dans un monde fait de puces et de circuits imprimés ? », demande Gloria.

« Nous, nous sommes vivants », la corrige Stiller. « Eux, ce sont des personnages qui dansent devant nos yeux, pour notre bon plaisir. »

Eva, le personnage de femme fatale de Le Monde sur le fil. Les scènes utilisant un effet de transparence ou un système de reflets dans un miroir sont très nombreuses dans le film.

Même si Stiller définit les unités d’identité comme le simple produit d’impulsions électriques générées par ordinateur, quand il s’aventure lui-même dans la simulation, il réalise que les choses sont un peu plus compliquées que cela. Parmi les 10 000 unités d’identité, une seule, prénommée Einstein, sait que sa réalité est une simulation. Il sert « d’intermédiaire » aux employés de l’Institut pour la Cybernétique et les sciences à venir lorsque ceux-ci doivent résoudre des bugs dans la simulation. Pourtant, lorsque Stiller enquête sur la tentative de suicide de l’une des unités d’identité, Einstein tombe en panne et supplie Stiller de l’emmener dans le « monde réel ».

Tandis que Stiller tente de gérer le comportement erratique d’Einstein et de l’empêcher de sortir de la simulation, il doit, en parallèle, gérer une série de crises de gravité croissante dans le monde réel : les médias ont eu vent des expériences de l’Institut, et un véritable scandale éthique a éclaté. Un journaliste s’est convaincu que le Simulatron est d’ores et déjà utilisé dans l’intérêt des entreprises, et demande confirmation à Stiller. En effet, ce dernier sait que la simulation est utilisée pour prédire l’évolution des prix de l’acier pour un conglomérat de l’industrie de l’acier, mais refuse de s’exprimer sur le sujet en hommage à la mémoire de l’ancien directeur de l’Institut.

Au même moment, Stiller commence à remarquer que sa réalité, elle aussi, se détériore lentement. Une succession d’évènements bizarres faisant intervenir des hallucinations et des disparitions le convainc que son prédécesseur avait probablement découvert quelque chose d’extraordinaire : le monde physique est, lui aussi, une simulation. Le protagoniste sombre dans la confusion et la paranoia, dans la mesure où la distinction entre la réalité et la simulation devient si incertaine qu’il est impossible de distinguer entre l’une et l’autre.

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À l’heure où les entrepreneurs de la Silicon Valley considèrent le plus sérieusement du monde la probabilité que nous vivions dans une simulation, les questions philosophiques, morales et politiques soulevées par Le monde sur le fil apparaissent étonnamment actuelles.

Les invités d’Herbert Siskin nagent et se détendent au bord d’une piscine.

« De nombreux éléments disséminés dans Le monde sur le fil semblent sur le point de se réaliser », explique Jay Scheib, directeur du département d’études théâtrales du MIT. Il a adapté le téléfilm au théâtre en 2012. « Tandis que notre relation à la technologie continue de se complexifier, nous réalisons à quel point ce film était visionnaire. Ce n’est pas un délire de SF complètement tiré par les cheveux, c’est un portrait par anticipation de notre époque et il est particulièrement juste.

L’une des questions les plus pressantes posées par le film concerne les conséquences de l’usage de technologies de plus en plus sophistiquées. À un moment, un reporter demande à Stiller qui, exactement, bénéficiera de « la nouvelle génération d’ordinateurs ». Stiller répond du tac au tac « tout le monde, si je le veux bien. » Pourtant, le patron de Stiller, qui a des projets tout à fait différents, souhaite utiliser la simulation pour des intérêts privés, quant bien même il devrait sacrifier des vies au passage.

Comme les personnages du film, nous sommes les spectateurs d’un développement technologique accéléré sur lequel nous n’avons aucune prise. La réalité virtuelle et l’informatique quantique, par exemple, auront un effet sur nos sociétés qui dépendra de l’usage qui en sera fait. En cette matière, le citoyen ordinaire n’est jamais consulté. Et comme le montre le film de Fassbinder, ignorer le versant éthique du progrès technologique peut avoir des conséquences désastreuses.

Aujourd’hui, l’hypothèse de l’univers-simulation en germe dans Le monde sur le fil a provoqué une forme de vertige existentiel depuis qu’elle est débattue dans les médias et représentée à tour de bras dans la SF. Scheib, comme Musk, s’est inspiré des hypothèses du philosophe Nick Bostrom dans son essai « Are you living in a computer simulation? ». Pour Stiller et pour un certain nombre de personnages dans Le monde sur le fil, l’incertitude face à la nature de la réalité du monde conduit à la folie et au renoncement ; mais Scheib, lui, la reçoit très différemment.

« Dans Simulacron-3 [le roman de 1964 d’où est tiré Le Monde sur le fil], la simulation est interprétée au travers du prisme religieux. Elle est décrite comme une sorte de mythe de la création » explique Scheib à Motherboard. « Le fait d’apprendre que nous vivons dans une simulation informatique procure aux personnages une forme de soulagement. Ils savent qu’ils sont pris en main par une entité supérieure. »

Christian Braad Thomsen, le réalisateur danois qui s’est rapproché de Fassbinder après avoir vu son premier film, Love is Colder Than Death (1969), est également de cet avis. Selon Thomsen, Le monde sur le fil constitue un exemple emblématique de la capacité de Fassbinder à susciter une angoisse existentielle à travers l’ironie.

Herbert Siskins (à droite), à la tête de l’Institut pour la cybernétique et les sciences à venir.

« Fassbinder a été très critiqué, soit-disant parce que ses acteurs ne paraissaient pas très naturels à l’écran », explique Thomsen à Motherboard. « Justement, il estimait que le naturel ou la spontanéité n’existent pas vraiment. Pour lui, notre nature profonde est totalement détruite dès l’enfance. C’est d’ailleurs tout le propos de Le Monde sur le fil : rien n’est naturel, tout est le produit artificiel d’un processus créatif. »

La carrière prolifique de Fassbinder (40 films en à peine 15 ans) a été interrompue tout net par sa mort, suite à une overdose de cocaïne en 1982. Il avait 37 ans. Selon Thomsen, Fassbinder n’avait jamais beaucoup parlé de Le monde sur le fil, et personne ne sait ce qu’il en pensait vraiment. Le film a été plutôt bien reçu après sa diffusion à la télévision allemande, mais il aura fallu attendre l’année 2010 pour qu’il sorte en France. Il faut dire que jusqu’en 1997, on croyait la principale copie du film perdue à tout jamais.

Lorsque Scheib s’est mis en quête d’une copie du film, à Berlin, dans les années 90, il n’a trouvé qu’une cassette Betamax de qualité médiocre, réalisée à partir de la diffusion télévisée sur une chaine allemande. Heureusement, la bande a été retrouvée en 2010 et une nouvelle version remasterisée a été projetée au Musée d’Art Moderne de New York, puis dans plusieurs pays. Selon Scheib, le fait que le film de Fassbinder ait refait surface 40 ans après sa diffusion télé montre que son message est plus frappant que jamais.

« Sa seconde sortie a été une énorme surprise », a déclaré Scheib. « Je pense que le film est passé inaperçu dans les années 70 parce qu’à l’époque, le concept de simulation informatique ne parlait à personne. Mais au cours de la dernière décennie, cette idée est devenue accessible, réaliste, et donc terrifiante. »