« Tu veux savoir pourquoi on considère la vie en Turquie comme chaotique ? Parce qu’on est en Turquie, tout simplement. Ici, on est entassé les uns sur les autres, ça manque de civilité. » La première question à peine posée, voilà que les membres de The Ringo Jets posent le décor, pas exactement reluisant. Il faut dire que Lale Kardeş (à la batterie et au chant), Deniz Ağan et Tarkan Mertoğlu (à la guitare) jouent une musique qui ne rencontre que peu d’écho auprès des 82 millions résidants turcs : le rock’n’roll, tendance noisy. Alors, forcément, le constat se veut quelque peu amer : « Faire du rock et avoir un son assez lourd est plutôt mal vu ici. On a une marge de manœuvre assez faible, là où des artistes venus des musiques électroniques auront un peu plus de chances de trouver une audience et des salles prêtes à les accueillir. »
The Ringo Jets n’est pas le seul groupe concerné. À en croire Reha Öztunali, le boss de Tantana Records, cette situation n‘aurait même rien d’étonnant au sein d’une époque dominée par le hip-hop : « C’est un peu pareil partout dans le monde pour le rock, non ?, interroge-t-il, avec le ton de celui qui connaît déjà la réponse. Après, c’est sûr que la situation est encore plus difficile en Turquie. Le marché musical est énorme, la moyenne d’âge est assez jeune (29-30 ans), mais c’est très compliqué de s’extraire d’une certaine niche si on a une approche DIY et authentique. Ceux qui vivent pleinement de la musique sont ceux qui répondent à la loi du marché, sans penser au long terme. Contrairement aux artistes de Tantana Records qui, même si leur situation économique est plus bancale, parviennent à vivre de leur art sans suivre les tendances. »
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Parmi eux, il y a notamment Palmiyeler, des amoureux de surf-rock dont la vision d’Istanbul diffère drastiquement de celle de leurs confrères de chez Ringo Jets. Quand il n’est pas occupé à composer avec le reste de sa bande, Mertcan Mertbilek travaille ainsi en tant que designer, se balade sur la plage, va surfer du côté de la mer Noire ou se rend au Salon IKSV, l’une des salles les plus pointues de la ville. Là, il y a vu King Krule, Khruangbin, La Luz, Mild High Club ou King Gizzard and The Lizard Wizard l’année dernière.
Selon le chanteur-guitariste, le problème d’Istanbul, ce n’est pas l’absence de studios ( « on en a de très bons ici »), mais bien le manque de soutien. Notamment des labels. Avant de signer chez Tantana Records, Palmiyeler a ainsi galéré à autoproduire ses deux premiers projets. Aujourd’hui, tout semble allait mieux, des contacts ont même été établis avec une major en vue d’un nouvel album, mais les Stambouliotes peinent toujours pour s’exporter en dehors de la Turquie. La faute à leurs textes, chantés dans leur langue maternelle.
« Pendant longtemps, le fait de chanter en turc a été un frein, on n’a donc jamais fait l’effort ou penser que l’on pourrait séduire des auditeurs à l’étranger, regrette-il. Heureusement, la situation a pas mal changé ces dernières années, notamment depuis la sortie de notre dernier album. Ça été une bonne surprise d’avoir de bons retours venant d’Europe ou des États-Unis. D’autant plus de la part d’un public qui n’a pas d’origine turque. » Du côté des Ringo Jets, même constat. D’une part, ils s’étonnent d’être plus reconnus dans les rues de Copenhague que dans leur propre ville. D’autre part, ils regrettent les difficultés rencontrées par les groupes locaux pour obtenir un visa ou pour se créer une identité propre à l’étranger : « Il y a des sonorités orientales dans notre musique, mais on ne surjoue pas cet effet. Si bien que les gens sont systématiquement étonnés lorsqu’on leur dit d’où on vient. C’est un peu comme si on était obligé de surfer sur le cliché, d’utiliser une balalaika et de jouer des musiques traditionnelles pour tourner à l’étranger… »
Ces clichés culturels, Reha Öztunali les connaît par cœur. Depuis qu’il bosse dans l’industrie musicale, d’abord dans l’organisation d’évènements jazz avant de se réinventer dans le rock au début des années 2010, il y a été confronté à maintes reprises. Et son constat est amer : « Les promoteurs européens ou américains attendent des musiciens turcs qu’ils amènent quelque chose d’oriental dans leur musique. Quand on leur parle des Ringo Jets, par exemple, ils vont se dire qu’ils peuvent trouver un groupe de rock de la même trempe près de chez eux, ce qui leur coûtera moins cher et leur prendra moins de temps d’un point de vue administratif. Ce n’est pas qu’une question de talent, c’est vraiment lié à la culture. » On lui parle alors de la formation néerlandaise Altin Gün, fortement inspirée par l’anadolu rock, et sa réponse se veut expéditive : « Je ne dis pas que ce collectif fait de la mauvaise musique, bien au contraire, mais on en a des dizaines des groupes qui sonnent comme ça en Turquie. Qu’est-ce qui les empêche d’avoir la renommée d’Altin Gün ? Le fait de ne pas être un groupe européen, et donc d’être plus compliqué à booker. »
Dans la foulée, Reha Öztunali cite l’exemple de Birth Of Joy : « Ils sont apparus aux Pays-Bas en même temps que les Ringo Jets, mais ils ont pu jouer à Eurosonic, ce qui est impossible pour un groupe non-européen. Ils ont reçu le soutien financier de leur pays, ce qui n’est pas le cas en Turquie, et ont pu avec cela aller jouer à South By Southwest, ce qui coûte dix mille dollars… Tout ça pour dire que ce ne sont pas les groupes et les idées qui manquent, mais bien les moyens. Car, si la production a triplé depuis le mitan des années 2000, une époque où la Turquie était en plein boom créatif, la visibilité s’est quant à elle réduite de moitié… Les salles ne dépassent pas 500 ou 600 places, les festivals proposent toujours les mêmes têtes d’affiche et la demande du public reste assez timide, presque confidentielle. »
À l’image de l’équipe rédactionnelle du magazine Bant Mag, qui soutient régulièrement les nouveaux artistes turcs et a mis sur pied le Demonation Festival, Reha Öztunali cherche donc quelques alternatives. Lui aussi souhaite organiser des soirées et, pourquoi pas, un festival afin de défendre « la liberté d’expression de ses artistes ». Mais ce qu’il cherche surtout, ce sont des partenaires financiers européens, des structures capables d’aider à financer la tournée de ses groupes. « C’est bien simple : les frais engendrés pour tourner en Europe sont trop élevés. Je ne peux pas déplacer un groupe pour une date à 600 euros… Il en faut au moins une quinzaine, sachant que la première va permettre de rembourser les visas, les deuxième, troisième et quatrième vont payer les vols, etc. »
Il existe bien sûr quelques contre-exemples, des groupes qui, malgré les contraintes, parviennent à séduire le public européen. À l’image de Jakuzi, dont le deuxième album (Hâta Payi, sorte d’ode à la synth-pop telle qu’elle était envisagée dans les années 80 en Angleterre, avec retenue et mélancolie) vient de paraître. Une nouvelle fois chez City Slang, un label allemand qui permet à l’entité turque de s’exporter plus facilement que d’autres – rappelons que le duo d’Istanbul a assuré les premières parties de John Maus.
Ce succès, modéré, n’empêche pas Jakuzi d’avoir un avis assez critique sur la situation du rock en Turquie. « C’est mieux que dans les années 2000, c’est sûr, mais la situation économique rend difficile l’achat de nouveaux matériel ou la location de studios. À l’exception de quelques labels à la marge financière assez faible (Tantana, Mevzu Records et Wargasm Records) , les artistes sont obligés de se débrouiller, d’enregistrer chez eux dans des conditions assez restreintes… Heureusement, ça n’empêche pas la scène turque d’être particulièrement riche, en artistes comme en idées. Après le chaos politique de 2013, ça fait du bien de se sentir de nouveau écouté, de voir d’autres groupes apparaître et de comprendre que l’on n’est plus seul. »
De cette situation précaire, les artistes actuels ont effectivement su tirer quelques bénéfices. Tous parlent aujourd’hui d’entraide, de cette débrouillardise qui amène les groupes à se soutenir les uns les autres, à se refiler les bons plans. À en croire Kutay Soyocak (chant) et Taner Yücel (basse, synthé) de Jakuzi, c’est ce petit élan de solidarité qui permet à la Turquie d’avoir désormais une scène rock assez riche et éclectique, loin d’être uniquement tournée vers le passé comme ça a longtemps été le cas. « Hors de la Turquie, la scène rock locale est souvent limitée aux noms d’ Erkin Koray, Barış Manço ou Moğollar, tous ces artistes qui ont défini l’âge d’or de l’anadolu rock dans les années 1970, rembobine Reha Öztunali. Seulement, beaucoup d’artistes actuels proposent quelque chose de plus moderne, et méritent qu’on les écoute. »
Ce à quoi, les deux complices ajoutent : « On peut facilement se retrouver piégé au sein d’une scène ou d’une esthétique en Turquie. Entre la culture de l’Est et celle de l’Ouest, il est d’ailleurs difficile de réussir à se situer parfois… Heureusement, le pays peut se réjouir d’abriter une scène de plus en plus singulière et créative. Ça amène un vent de fraicheur. »
Quand on rencontre Palmiyeler, The Ringo Jets ou Jakuzi, on est en effet frappé par leur énergie et leur audace, mais aussi par leur conscience politique. Peut-être est-ce parce qu’ils vivent à Istanbul, le cœur battant du soulèvement populaire turc : « Notre musique n’est pas politique en tant que telle, précisent les mecs de Jakuzi. Mais cette mélancolie, cette solitude et cette vision des choses assez noires que tu peux ressentir dans nos morceaux, c’est la conséquence d’une vie passée en Turquie. L’avenir est sombre pour nous ici, il suffit de regarder l’économie et la politique du pays… »
Lala de The Ringo Jets tient peu ou prou le même discours : « Dans la plupart de nos morceaux, on dit à quel point il faut rester fort, on encourage les gens à s’affirmer. On n’a pas forcément la volonté d’être un groupe politique, mais l’absurdité de notre gouvernement nous pousse malgré nous à prendre la parole. Car oui, tu peux me croire : je préfèrerais nettement chanter à quel point mon copain me manque depuis qu’il m’a quitté… »
« Ce qui est un problème en soit également, nuance son compère Deniz Ağan. Mais ce qui est sûr, c’est que les gens ne réalisent pas à quel point ils ont besoin du rock pour s’évader ou se révolter. » Ce ne sont pourtant pas les groupes intéressants qui manquent. Car, derrière Jakuzi, Ringo Jets et Palmiyeler, c’est bien toute une scène qui grouille et s’agite dans les interstices de la société turc, telle la partie immergée d’un iceberg : The Kites, The Raws, Hedonistic Noise, Praio Futuro, Kim Kim O (signé chez les Français de Lentonia Records) ou encore Baba Zula, tous permettent actuellement au rock de résonner en Turquie. En attendant la consécration à l’international ? Reha Öztunali y croit : « Ça va prendre du temps, mais on insiste ».
Maxime Delcourt est sur Noisey.