Si l’on part du principe que nous avons tous besoin, pour grandir et s’affirmer, de nous identifier à un héros de la pop culture, quel pourrait être celui (ou celle) des roux ? La question est légitime parce qu’à part Ron Wealsey, qui n’est jamais que le faire-valoir maladroit d’Harry Potter, les personnages rouquins ne sont pas légion dans l’imaginaire collectif. La récente Rebelle, héroïne des studios Disney, a un peu changé la donne, bien sûr, mais beaucoup de chemin reste à parcourir pour changer l’image que la société se fait de tous ceux qui sont nés avec une chevelure rousse.
C’est en tout cas ce que pense Pascal Sacleux, photographe ayant travaillé pour un certain nombre de magazines musicaux, et créateur d’un festival Red Love, dédié aux roux – dont la première édition a eu lieu ce samedi à Châteaugiron, en Bretagne. On y a ainsi croisé un groupe dont la chanteuse est rousse, un traiteur roux, un défilé de mariées rousses…
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Si Pascal Sacleux est évidemment roux, ce n’est pas par volonté de glorification de lui-même qu’il a décidé de se lancer dans ce projet. D’ailleurs, lorsqu’il vivait et travaillait du côté de la capitale, l’idée ne lui avait jamais traversé l’esprit. Être roux n’y avait ni plus ni moins de sens que d’être chauve ou Arabe. Mais voilà plusieurs années que Pascal est installé en Bretagne où, dit-il « il y a plus de roux qu’à Paris, mais aussi plus de tristesse ». C’est alors qu’il a fait face à la réalité de la discrimination anti-roux – phénomène que l’on commence tout juste à appeler « roucisme ».
« Une petite fille rousse s’est fait uriner dessus par des enfants qui affirmaient qu’elle allait prendre feu » – Élodie, fondatrice du blog La vie en Rousse.
Une réalité qui touche de très nombreux roux, comme l’assure Élodie, créatrice du blog La vie en rousse. Rousse elle-même, c’est après la naissance de son dernier fils, roux également et dont elle craignait que, comme elle, il subisse « les moqueries incessantes à l’école » et « la forme d’isolement » qui s’ensuit, qu’elle a décidé de se pencher sur la question de la discrimination anti-roux et de partager ses recherches et réflexions sur son blog. Élodie, qui a « beaucoup souffert du jugement d’autrui » lorsque qu’elle était enfant, a récolté « des tonnes » de témoignages via à son blog : « une jeune fille a été aspergée d’eau parce que l’on disait qu’elle sentait mauvais, une autre a été déshabillée de force, certains harcelés quotidiennement… ». Ou encore : « une petite fille rousse s’est fait uriner dessus par des enfants qui affirmaient qu’elle allait prendre feu ».
L’historienne Valérie André, spécialiste de la question rousse,nous explique l’aspect contemporain de cette discrimination par une « neutralisation de l‘anti-roux » à laquelle internet et les réseaux sociaux ne sont pas étrangers. Une des premières vidéos virales de l’histoire du web a d’ailleurs été celle d’un jeune adolescent roux, Michael Kittrel, qui se filmait en hurlant que les roux avaient bel et bien une âme, en réaction à un épisode de South Park qui affirmait le contraire et qui avait inspiré la création de pages Facebook telles que la « Journée nationale des coups donnés aux roux ». En France, en 2015, le suicide de Mattéo, 13 ans, nous rappelait également que la discrimination des roux est aussi réelle que cruelle.
C’est ainsi, à force d’affaires dans ce genre ici et là, que des rassemblements de roux ont commencé à avoir lieu, d’abord en Hollande, puis en France, jusqu’à l’initiative de Pascal Sacleux qui, à l’image d’Élodie et son blog, a eu l’idée du festival Red Love après avoir photographié des centaines de roux et de rousses ayant majoritairement souffert de ces discriminations.
« Les roux n’ont ni communauté, ni culture, ni héros » – Pascal Sacleux, fondateur du Red Love Festival
Certes, on pourrait se dire que la question de la discrimination des roux est tout à fait mineure comparée à d’autres, celles-là mêmes qui font des ravages partout dans le monde et tuent au quotidien. Mais c’est pourtant là que la logique de Pascal Sacleux prend une tournure plus profonde. Bon à savoir, par exemple, l’homme a longtemps été spécialisé dans la photographie des cultures noires. En 2015 Vice l’avait même interviewé pour causer des photos qu’il avait prises de Jay-Z, Method Man, Redman et consorts.
Loin de lui, alors, l’idée de prendre la question de la « roussitude », comme il dit, à la légère. L’enjeu du festival Red Love étant de pointer du doigt une discrimination qui a conscience d’être moins importante que d’autres – mais dont la petitesse sert justement à souligner l’omniprésence des rejets dès lors qu’on fait partie d’une minorité visible.
De plus, les roux n’ont « ni communauté, ni culture, ni héros » vers lesquels se tourner et qui résulte en une solitude, « un isolement » dont nous parlait déjà Élodie et que Pascal a souvent croisé. D’où l’intérêt du festival. En plus de mettre en exergue une discrimination de plus, il s’agit bel et bien de rassembler.
Et ce sans exclusivité. Le message étant universel, toutes les couleurs de cheveux ont été les bienvenues. Une ouverture qui, si elle peut brouiller le message pour certains – comme ce fut récemment le cas avec les Gay Games parisiens – a « été le mieux comprise par ceux qui sont issus d’autres minorités visibles et qui furent les premiers à s’inscrire à l’événement ». Il n’empêche que l’historienne Valérie André ne cache pas un certain scepticisme quant à l’initiative du festival, craignant par là un retour « à une forme de communautarisme ».
Un paradoxe en effet puisque, comme Pascal Sacleux nous le disait plus haut, il n’existe pas de culture rousse. Juste des stéréotypes qui, en ce qui concernent les roux, ont cette particularité d’être fort différents s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, du moins à l’âge adulte. « Les enfants ne font pas de différence entre fille ou garçon. Roux, c’est roux et roux, ça pue, un point c’est tout », précise le créateur de Red Love. Une fois adulte, le roux est alors perçu comme laid, agressif et fourbe – le rouge de ses cheveux représentant, du moins dans la culture occidentale, le caractère instable du traître. C’est ainsi que Judas, éternel roi des traîtres, aura bien souvent été représenté avec les cheveux roux, quoi que sur le tard.
« Lorsque l’on a été traitée de “moche” pendant les années collège et qu’à l’âge adulte, on voit le regard des hommes changer, on peut trouver cela valorisant. Mais on passe d’un préjugé à un autre » – Élodie, fondatrice du blog La vie en rousse.
La rousse, elle, subit un tout autre traitement. D’enfant conspuée, elle devient l’objet de tous les désirs. La rousse, c’est la tentatrice. Une idée reçue qui aurait même fait l’objet d’un édit royal en 1254, obligeant les prostitués à se teindre en rousse pour les différencier des femmes de bonnes mœurs. Pour Valérie André ce stéréotype s’explique tout autant par une « subjectivité du Beau » que par la transposition de l’idée du Mal, souvent associée au roux, incarné par la traîtrise pour les hommes et, au sein d’une société archaïque, par la sexualité pour les femmes.
Stéréotypes que n’ont fait qu’appuyer certaines représentations picturales ou littéraires, parfois même avec les meilleures intentions du monde, comme un hommage rendu à ces femmes si singulièrement belles. On peut citer, entre des œuvres par millier, Le Parfum de Patrick Süskind, où le héros, roux mais inodore, cherche à capturer l’odeur de femmes rousses. Ou À une mendiante rousse de Charles Baudelaire, pour qui une S.D.F dont la robe est pleine de trous devient soudainement attirante, tout simplement parce qu’elle est rousse. Ou, plus récemment, au roman érotique de Stéphane Rose, Pourvu qu’elle soit rousse (éditions La Musardine), célébration sexuelle des femmes aux cheveux rouges et dont, comme dirait Serge Gainsbourg, « c’est leurs couleurs naturelles ».
Cet attribut érotique accolé aux femmes rousses – « ou du moins aux belles femmes rousses », n’oublie pas de préciser Pascal Sacleux – est, il va sans dire, globalement désobligeant, qui plus est si les hommes se mettent à agir, avec plus ou moins de finesse, surtout moins, en fonction de cette caricature. Mais les femmes rousses pourraient-elles alors retourner et rendre positif cette sacralisation de leur beauté ? Comme un « contre-pouvoir » ainsi que le dit Valérie André, qui rappelle au passage que si la singularisation des roux est une constance depuis toujours, elle a pu prendre des formes positives selon les lieux et les époques.
Pour Élodie, « lorsque l’on a été traitée de “moche” pendant les années collège et qu’à l’âge adulte, on voit le regard des hommes changer, on peut trouver cela valorisant. Et cela peut redonner confiance. Mais on passe d’un préjugé à un autre ».
Pascal Sacleux, qui a fréquenté un très grand nombre de rousses au cours de son travail photographique, dit avoir parfois observé un comportement des plus subtils de la part de ces femmes devenues centre de tous les fantasmes sans rien n’avoir demandé : « Lorsqu’après avoir été moquées toute l’enfance, elles se retrouvent soudainement désirées de tous, mais désirées au sens purement sexuel, presque expérimental, il arrive que certaines de ces rousses jouent de leurs charmes de telle façon qu’alors, en quelque sorte, elles prennent leur revanche ».
Nul doute que certains, en ne voyant que l’écume de ce qu’ils croient n’être qu’une attitude et qui est en fait une réaction, verraient là comme une confirmation de leurs stéréotypes frustrés. Réaction qui peut donc se transformer en superpouvoir pour les rousses et que, sans le vouloir, mais en le voulant quand même un peu, nous leur avons donnée nous-même. Et plus encore : elles, et ils, ont désormais leur propre festival. Et pas moi.