Si je vous dis « Luke, je suis ton père », normalement, vous voyez instinctivement de quoi je parle : Darth Vader, Luke Skywalker, L’Empire contre-attaque, la référence est universelle. Tant mieux pour nous, tant pis pour notre perception du réel, car Darth Vader ne prononce jamais (exactement) cette phrase dans le film. Sceptique ? Constatez par vous-même. Ne vous auto-flagellez pas, cette construction mentale collective est ancrée si profondément dans nos esprits que tous ceux que vous interrogerez auront probablement la même réaction que vous, généralement en trois phases : négation, stupeur, puis mise à jour un peu gênée du bagage culturel.
À vrai dire, la culture collective est constellée de ces déformations de la réalité, acceptées par le plus grand nombre sans sourciller – tout le monde sait par exemple ce qu’est un Ewok, alors même que le nom n’est jamais évoqué dans un seul Star Wars… Mais si la majorité des gens accepte sans trop de difficulté la possibilité que la mémoire soit versatile, une petite minorité s’accroche obstinément à sa version de l’Histoire, au point de considérer que c’est la réalité qui a un souci. Pour cette communauté, qui collecte patiemment tous ces exemples de glitchs dans la réalité, le symptôme a même un nom : l’effet Mandela.
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Derrière le nom donné à cette vertigineuse théorie, il y a une femme, Fiona Broome, auteure de son état. En 2005, alors qu’elle assiste à une conférence, elle réalise lors d’une discussion un peu surréaliste que plusieurs personnes, elle incluse, sont absolument persuadées que Nelson Mandela est mort en prison en 1980. Intriguée par la coïncidence et persuadée qu’il ne peut s’agir d’un simple défaut de mémoire collectif, elle entame des recherches et découvre, petit à petit, d’autres écarts entre l’Histoire communément admise et la version qu’en ont certains groupes de personnes.
Petit à petit, l’effet Mandela fédère une petite communauté, ouvre en 2013 son portail officiel et son subreddit dédié, et les exemples se multiplient. La même année, une partie des Etats-Unis découvre avec effroi que l’un de ses dessins animés d’enfance, La famille Berenstain, s’orthographie avec un A, et non un E. Scandale. Et nouvel arrivage de partisans dans la communauté de l’effet Mandela, persuadés que c’est la réalité qui déconne plutôt que leurs souvenirs d’enfance. Certains sont ainsi convaincus, en vrac, que la tuerie de Columbine a eu lieu en 1996 (au lieu de 1999) ; que l’homme au tank de la place Tiananmen s’est tout bonnement fait rouler dessus en 1989 ; que l’Ecosse et le Pays de Galles étaient beaucoup plus petits qu’ils ne le sont maintenant ou, plus trivial, que « dilemma » s’écrit en fait « dilemna » et « definitely » s’orthographie « definately ». La liste est non-exhaustive. Histoire, géographie, langage, culture : l’effet Mandela étend son ombre de scepticisme au-dessus de la réalité toute entière, remettant en cause sa nature même (pour peu qu’on se persuade de l’infaillibilité de sa propre mémoire). Parcourir les témoignages des adeptes de la théorie, ces bastions de pensée critique et d’argumentation rationnelle, c’est risquer à chaque phrase de voir ses plus profondes certitudes voler en éclats.
Théorie quantique des mondes multiples
Bien évidemment, Fiona Broome et ses amis ne se contentent pas d’énumérer les distorsions de la réalité pour le plaisir, mais proposent carrément une explication rationnelle et scientifique au phénomène : l’effet Mandela n’est pas la preuve empirique de la plasticité de la mémoire humaine, c’est celle de l’existence de réalités parallèles qui s’entrechoquent de temps en temps. A la manière de cette scène de Matrix, dans laquelle un sentiment de déjà-vu révèle une modification de la structure du programme (synonyme de présence d’agents), les souvenirs alternatifs seraient donc une preuve qu’une infinité d’itérations de la réalité coexistent – dans l’une d’entre elles, Di Caprio aurait même gagné un Oscar avant 2016, c’est dire.
Pour appuyer son hypothèse, Fiona Broome convoque la théorie des mondes multiples d’Everett, aussi appelée théorie des états relatifs. Formulée en 1957 par le physicien américain Hugh Everett, elle tente d’expliquer rationnellement l’intrication quantique (le phénomène qui permet à deux particules d’interagir instantanément, peu importe leur distance géographique) en proposant le modèle suivant : à chaque fois qu’un état quantique est observé (au détriment d’un autre), la réalité se scinde et une nouvelle version continue son chemin en parallèle de la nôtre. Vous pensez à Sliders, les mondes parallèles ? Vous êtes un gros nerd né dans les années 80 mais vous avez raison, car ça donne (à peu près) ça. A la différence que contrairement à la série, ces réalités pourraient s’affecter entre elles, ce qui donne à la fois la physique quantique et un Mandela mort en taule dans un 1980 alternatif où Coluche a peut-être mené sa présidentielle jusqu’au bout.
L’explication derrière l’effet Mandela se trouve plus certainement dans la psychologie sociale que dans la physique quantique.
Evidemment, sitôt qu’on mêle physique quantique et complotisme, le nom du CERN n’est jamais très loin. Fiona Broome est donc ravie de nous apprendre, sur son site, que « certains scientifiques ont, en privé, émis l’idée que les expériences du Cern sur la physique quantique pourraient altérer la structure de la réalité ». Et si le LHC s’est déjà amusé à chercher des preuves expérimentales de l’existence d’univers parallèles, notamment via la détection de mini trous noirs, l’expérience n’a absolument rien donné (en partie car le dispositif ne permettait pas d’atteindre des niveaux d’énergie suffisants, mais que Fiona Broome se rassure, le nouvel accélérateur de particules devrait y arriver).
Quoi qu’il en soit, l’explication derrière l’effet Mandela se trouve plus certainement dans la psychologie sociale que dans la physique quantique. Selon le (seul) site entièrement consacré à la déconstruction de l’effet Mandela, celui-ci peut être perçu comme le produit d’un ensemble de biais cognitifs, en particulier de la capacité d’interprétation. La science a depuis longtemps prouvé que le cerveau humain est une machine à désinformer, et que faire confiance à sa mémoire lorsqu’il s’agit de restituer précisément une information est généralement une très mauvaise idée. À cela s’ajoute la suggestibilité, soit l’influence des attentes des autres sur nos propres souvenirs : voir une personne écrire que Mandela est mort en 1980 pousse à s’interroger ; quand elles sont dix, on est tenté de réécrire son histoire mentale (le concept est notamment essentiel pour déterminer la validité des témoignages judiciaires).
Enfin, si les sceptiques radicaux du subreddit sont si intimement persuadés que leurs souvenirs sont ceux d’une autre réalité, c’est à cause du concept de dissonance cognitive: lorsque l’on confronte quelqu’un à une information incompatible avec ses croyances, la personne se retrouve dans un état de tension désagréable et choisit le plus souvent de renforcer sa croyance initiale, la rendant de fait encore plus rigide et imperméable à la critique. Le phénomène se retrouve, notamment, dans les sectes apocalyptiques, qui croient encore que la fin du monde est proche alors que les calendriers mayas et Paco Rabanne ont successivement échoué à la prédire.
En désespoir de cause, armons-nous du principe du rasoir d’Ockham, qui stipule que la théorie la plus simple est souvent la plus vraisemblable, et interrogeons-nous : est-il plus probable que notre réalité ne soit qu’une version parmi d’autres et que seul un petit nombre de personnes possède la capacité de détecter ses fluctuations grâce à une mémoire infaillible, ou que l’effet Mandela soit la simple preuve que notre cerveau passe son temps à travestir les faits? La mauvaise foi est ainsi faite qu’elle préférera souvent l’alambiqué au limpide, et s’épanouira avec délice dans une croyance dont il est essentiellement impossible de démontrer l’invalidité. La vérité est ailleurs, dans une réalité parallèle ou Mohamed Ali nous aurait quittés. Attendez, ce serait pas la nôtre, celle-ci? My mind is fucked.
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