Cet article a été initialement publié sur VICE UK.
Ils sont quatre. Ils sont Britanniques. C’est indéniable. Ils ont le visage couvert et évoquent leur haine de l’Occident, mais leur accent brit est reconnaissable entre mille. Alors leurs otages leur ont donné un surnom : les « Beatles ».
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Ils ne le savent pas, mais leurs bourreaux n’ont pas qu’en commun leur manière de parler. En réalité, ils ont grandi à quelques kilomètres les uns des autres, dans l’ouest de Londres. Ils ont parcouru les mêmes rues, fréquenté la même mosquée, pratiqué les mêmes passe-temps, comme le foot et les jeux vidéo.
À l’époque, rien ne laisse présager qu’ils vont développer une fascination pour le terrorisme islamiste. Faute de trouver leur place dans la vie londonienne ou de réussir à concilier leurs identités musulmane et britannique, ils rejoignent la Syrie. Et plongent dans la brutalité. Selon le Département d’État des États-Unis, le groupe est responsable de tortures et d’au moins 27 exécutions de prisonniers.
Mais qu’est-ce qui a bien pu les pousser à exercer cette violence ignoble ? Et que nous enseigne leur parcours sur les étapes de la radicalisation ?
Les identités des quatre membres de cette cellule terroriste ont été révélées plus tôt ce mois-ci après que les Forces démocratiques syriennes (FDS) ont capturé les deux derniers toujours en fuite : Alexanda Kotey, 34 ans, et El Shafee Elsheikh, 29 ans.
Aine Davis, 34 ans, un membre précédemment identifié, est incarcéré dans une prison turque. Il a été reconnu coupable d’appartenance à une organisation terroriste et condamné à sept ans et demi de prison en novembre 2015. Mohammad Emwazi, plus connu sous le nom de « Jihadi John », a été tué le 12 novembre par une frappe de drone américaine. Il était âgé de 27 ans.
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Alexanda Kotey n’a pas été élevé dans la foi musulmane mais semble, du moins en apparence, avoir été le plus extrémiste dans sa pratique de la religion. Il a grandi à Shepherd’s Bush avec sa mère chypriote grecque et a perdu son père ghanéen quand il était petit. Il supporte le Queen’s Park Rangers FC et les voisins se souviennent de lui jouant au foot dans le jardin avec son frère aîné.
À un moment donné, à l’adolescence ou au début de la vingtaine, Kotey s’est converti à l’Islam. Il s’est laissé enivrer par cette religion nouvellement trouvée, combinée à une théorie simplifiée qui veut que les musulmans soient victimes, partout dans le monde, d’une oppression de la part des non-croyants. Peu de temps après, il s’est mis à influencer des musulmans plus jeunes, partageant avec eux sa vision du monde – « nous contre les autres » – depuis son propre étal de marché, non loin de la mosquée Al-Manaar à Londres.
Emwazi et Davis fréquentaient eux aussi la mosquée d’Al-Manaar. C’est là-bas qu’ils auraient été radicalisés. Cet immense lieu de culte accueille un large échantillon de la communauté musulmane de l’ouest de Londres – 3 000 personnes s’y rendent chaque semaine. Ce n’est pas, a priori, le genre d’endroit où l’on enseigne le djihad. La mosquée a d’ailleurs pris ses distances à l’égard de ces actions atroces menées par le groupe.
Tout comme Kotey, El Shafee Elsheikh aimait le foot et le club Queens Park Rangers. Lui aussi a été élevé par une mère célibataire, originaire du Soudan, et a grandi dans le quartier de White City, à Londres, non loin du stade Loftus Road.
Sa mère explique avoir remarqué chez son fils un changement soudain lorsque, en 2011, il a commencé à écouter les sermons de Hani al-Sibai, un prédicateur radical égyptien qui vivait dans l’ouest de Londres et qui figure sur la liste de sanctions des Nations Unies, des États-Unis et de l’Union européenne pour son soutien présumé à Al-Qaïda.
Pourtant, tout porte à croire que la radicalisation d’Elsheikh ne s’est pas faite du jour au lendemain. Elle serait la conséquence d’une série de déceptions. D’abord, il s’est marié en 2010 au Canada, mais sa femme n’a pas pu obtenir de visa pour s’installer avec lui au Royaume-Uni. Ensuite, il n’a pas pu trouver d’emploi ailleurs que dans un garage local, malgré ses études d’ingénieur à l’université. Enfin, son frère aîné a été emprisonné pour possession d’armes à feu suite à une querelle de gangs.
« La radicalisation peut se faire rapidement, mais les crises psychologiques sous-jacentes prennent beaucoup plus de temps à se développer », explique le Dr Afzal Ashraf, expert en terrorisme et idéologie extrémiste à l’université de Nottingham. « Les frustrations s’accumulent sur une longue période, et puis, soudainement, vous trouvez un groupe dont la vision du monde en noir et blanc donne un sens à votre vie. »
Avant d’embrasser une forme brutale d’islam politique, Mohammed Emwazi se serait lui aussi laisser influencer par les conférences de Hani al-Sibai. Né de parents immigrés koweïtiens à North Kensington et scolarisé à la Quintin Kynaston Community Academy, il n’était pas connu pour être particulièrement croyant à l’adolescence. Supporter de Manchester United, il aimait le rap, portait des casquettes de baseball, détestait Tony Blair et George Bush. Ses enseignants évoquent des problèmes de gestion de la colère.
Emwazi s’est ensuite lié d’amitié avec Bilal al-Berjawi et Mohammed Sakr, deux hommes un peu plus âgés, originaires de North Kensington, qui sont partis combattre aux côtés du groupe islamiste Al Shabaab en Somalie, où ils seraient morts dans des frappes de drones en 2012.
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« Emwazi est issu d’un vaste réseau de jeunes islamistes, implanté dans cette région de l’ouest de Londres », explique Raffaello Pantucci, auteur de We Love Death as You Love Life : Britain’s Suburban Terrorists. « Al-Berjwai et Sakr étaient très célèbres parmi les jeunes qui allaient et venaient en Somalie. Emwazi faisait partie de ce cercle, qui comprenait aussi bien des petits voyous que des djihadistes. »
En 2009, alors qu’il n’avait que 21 ans, Emwazi s’est rendu en Tanzanie, soi-disant pour faire un safari. Là-bas, il a été interrogé par les agents du MI5 qui l’accusaient d’avoir tenté d’atteindre la Somalie pour combattre aux côtés d’Al Shabaab. Il a ensuite fait un certain nombre d’allers-retours entre le Koweït et Londres avant que les agents de l’immigration ne l’empêchent de retourner au Koweït. Début 2013, il a réussi à quitter le pays, disant à ses parents qu’il allait en Turquie pour venir en aide aux réfugiés.
Aine Davis a grandi à Hammersmith avec sa mère ; son père était souvent absent. On ne sait rien d’autre au sujet de son enfance. Au début de sa vie adulte, il a écopé d’une série de condamnations pour trafic de drogue avant d’être envoyé en prison en 2006 pour possession d’arme à feu. Il se serait converti à l’islam en prison ou peu de temps après sa libération.
Si Davis était le criminel le plus expérimenté des Beatles, il se peut – paradoxalement – qu’il se soit initialement rendu en Syrie pour rester dans le droit chemin. Sa femme, Amal El-Wahabi, a déclaré lors de son procès en 2014 (elle a été reconnue coupable d’avoir tenté d’envoyer de l’argent en liquide à Davis en Syrie) que le fait de quitter Londres était censé être bon pour « son corps et son âme ». Mais en 2013, il a quitté le Royaume-Uni pour mener à bien une entreprise bien plus inquiétante que le trafic de drogue.
Une fois en Syrie, les quatre hommes ont emprunté des chemins différents. Kotey serait arrivé à Raqqa après avoir abandonné un convoi d’aide en direction de Gaza en 2009. Elsheikh serait parti en Syrie en 2012 et aurait d’abord rejoint un groupe affilié à Al-Qaïda avant de passer à l’État islamique. Emwazi et Davis sont quant à eux arrivés en Syrie en 2013, année où l’organisation – initialement établie en Irak – a commencé à revendiquer de sérieuses victoires territoriales à travers le pays.
Est-il possible que l’un d’eux soit parti avec des intentions pacifiques et la seule idée d’aider les victimes du régime de Bachar al-Assad ?
« Il se peut qu’en partant là-bas en 2011 ou en 2012, vous vous soyez pris pour Che Guevara et que vous ayez eu l’envie de faire le bien et sauver les opprimés », explique Rafaello. « Mais quand votre cause principale devient l’établissement d’un califat avec l’EI, et que vous ne reculez devant rien pour sauver cette cause, cela prend une tout autre dimension. »
Quoi qu’il en soit, les quatre Londoniens y sont restés et ont prospéré. Si beaucoup de choses ont été dites sur la culture du martyre parmi les djihadistes, le Dr Afzal Ashraf pense que nous avons sous-estimé le nombre de jeunes islamistes excités à l’idée de faire partie d’une équipe gagnante. « Ce qui les a attirés, c’est la promesse de succès », déclare-t-il. « L’EI rencontrait un succès spectaculaire à ce moment-là, il gagnait du terrain. Ces types, qui avaient un passé compliqué, étaient ravis de faire partie d’une organisation qui semblait réussir. »
Les quatre Londoniens ont joué un rôle clé à Raqqa, où ils étaient chargés de garder les otages occidentaux dans un endroit que les captifs appelaient la « carrière ». « Ils n’ont peut-être pas été très utiles en tant que combattants, car ils avaient peu d’expérience sur le champ de bataille, mais ils constituaient une unité naturelle capable de travailler de manière efficace », explique Pantucci. « Ils étaient anglophones – quel meilleur moyen de faire passer un message dans le monde entier ? Ils sont devenus utiles à des fins de propagande. »
Le groupe ne s’est pas contenté de détenir les individus sur place. Les otages survivants ont souvent décrit leur aptitude à les tourmenter. Le journaliste espagnol Javier Espinosa qualifie leur caractère de « psychopathique ». Il se rappelle qu’Emwazi lui chuchotait en détail ce qui se passerait quand il lui trancherait la gorge : « Le premier coup va couper tes veines. Ton sang va se mélanger à ta salive. »
De son côté, l’otage danois Daniel Rye Ottosen raconte que les bourreaux britanniques jouaient avec eux, les obligeant à chanter des chansons au sujet de Kenneth Bigley, l’otage d’al-Qaïda décapité en Irak. « Personne ne leur demandait de nous torturer… ils le faisaient parce qu’ils le voulaient, parce qu’ils aimaient ça. »
Dans ses mémoires, Ottosen décrit « George » comme celui qui donnait les ordres, le plus imprévisible de tous. « Ringo » s’occupait de filmer si besoin. Mais c’est « Jihadi John » qui assumait le rôle principal, acquérant de fait une notoriété dans le monde entier.
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En août 2014, l’EI diffuse la vidéo de l’exécution de James Foley. On y voit Emwazi, tout en noir, décapiter le photojournaliste américain. En septembre 2014 sort une autre vidéo – celle de la décapitation du journaliste américain Steven Sotloff. D’autres assassinats vont suivre : ceux des travailleurs humanitaires britanniques David Haines et Alan Henning, celui du travailleur humanitaire américain Peter Kassig et ceux des journalistes japonais Haruna Yukawa et Kenji Goto.
Emwazi étant mort, on ne sait pas qui des trois terroristes restants était « George », qui était « Ringo » et qui était « Paul ». Le journaliste français Nicolas Henin, un otage survivant, se dit incapable de les identifier avec précision. « C’est le début d’un processus qui les amènera, espérons-le, à un procès. Tout ce que je veux, c’est la justice », a-t-il déclaré à la chaîne britannique Sky News. Le Royaume-Uni les a déchus de leur citoyenneté, mais la question est maintenant de savoir quelles vont être les conditions de leur détention et de leur jugement. Les autorités britanniques et américaines sont toujours en pourparlers. La ministre de l’Intérieur Amber Rudd a laissé entendre qu’ils pourraient être rapatriés au Royaume-Uni, malgré le refus du secrétaire d’État à la Défense, Gavin Williamson : « Je ne crois pas qu’ils doivent un jour remettre les pieds dans ce pays. Ils ont tourné le dos à la Grande-Bretagne, à nos valeurs, et à tout ce que nous défendons – c’est le pire de tout. »
Même avec tout ce que l’on sait, il est étrangement tentant de croire qu’au moins un d’eux avait un certain sens de la décence, que tous n’étaient pas complètement ignobles. Malheureusement, il n’existe pas de preuves d’une quelconque décence. Selon le Département d’État des États-Unis, Kotey « a vraisemblablement participé à des exécutions et appliqué des méthodes de torture exceptionnellement cruelles ». Elsheikh s’est quant à lui « forgé une réputation pour ses tortures par l’eau, ses simulacres d’exécution et ses crucifixions. »
Et si l’on aime qualifier ces hommes de cas particuliers et déviants, leur plongée dans les ténèbres n’a en fait rien d’extraordinaire. Selon les services de sécurité, 800 citoyens britanniques seraient partis rejoindre les rangs de l’État islamique.
Il est essentiel de comprendre pourquoi tant de musulmans se sentent si peu à leur place, et pourquoi cet islam politisé et dégradé leur offre une clarté et un but. La Grande-Bretagne va devoir proposer une alternative convaincante si elle veut que ces djihadistes soient une note de bas de page dans les livres d’histoire plutôt qu’un présage pour l’avenir.
Adam Forrest et Dan Evans sont sur Twitter.