Première journée de grande chaleur à Tunis, et journée chargée pour les activistes de l’association Shams de défense des droits des personnes LGBTQI. Ce 2 mai 2017, dans leurs locaux du centre-ville, c’est le branle-bas de combat. Les dernières affiches sont imprimées, les drapeaux arc-en-ciel sortis du placard. Direction le siège du Conseil national de l’ordre des médecins de Tunisie. La petite quinzaine de militants se positionne, une colonne d’affiches « Ban anal tests now [Interdisez les tests anaux maintenant] » est constituée.
La Tunisie punit l’homosexualité en vertu de l’article 230 de son Code pénal de trois ans de prison. Et pour « prouver » l’homosexualité d’une personne, un « test anal » est pratiqué par des médecins légistes réquisitionnés par l’État. Cette inspection minutieuse de l’anus à la recherche de « signes » d’une activité sexuelle régulière par voie anale, pourtant sans validité médicale, fait office de preuve pour la justice tunisienne. En l’absence de statistiques officielles, seuls les relevés des associations permettent d’avoir une estimation – sans doute en deçà du réel – du nombre d’arrestations sous le « 230 ». L’association « Damj, pour la justice et l’égalité » en a dénombré 22 depuis le mois de janvier, et estime leur nombre entre 60 et 70 par an.
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Quelques jours avant l’action de l’association, le Conseil de l’ordre national des médecins de Tunisie a publié un communiqué condamnant la réalisation de ce test sans le « consentement libre et éclairé » de l’individu. Un premier pas, certes, mais « pas suffisant », indique Bouhdid Belhadi, responsable de la communication extérieure de Shams, qui se bat pour la dépénalisation de l’homosexualité. Ce jour-là, lui et ses camarades sont venus remettre à l’ordre des médecins une pétition rassemblant plus de 40 000 signatures et demandant l’interdiction immédiate des tests anaux.
« Ce “test” a été inventé au début du XIXème siècle par un médecin français. qui a publié un livre sur les caractéristiques typiques de “la déviance sexuelle” et a cité six soi-disant “anomalies” de la marge anale », explique Neela Ghoshal, chercheuse senior sur les droits des personnes LGBT pour l’ONG Human Rights Watch. Ces allégations, « complètement dépassées, rejetées en Europe depuis 150 ans, ont malheureusement trouvé une place en Afrique et au Maghreb », regrette la chercheuse. En effet les « fissures anales » ou encore la « dilatation » et le « relâchement » de l’anus censés prouver l’homosexualité peuvent tout aussi bien être provoquées par… une simple constipation, précise-t-elle. HRW a recensé neuf pays dans le monde qui pratiquent encore ce « test », qualifié de « torture » par le rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme.
Amir*, 22 ans, a été arrêté en novembre 2013. À 18 ans, « très perturbé, en train de [se] découvrir », le lycéen qui s’apprête à passer en terminale littéraire vit ses premiers émois amoureux. Cette même année, il vit un été de rêve avec un homme rencontré sur Facebook, qui lui fait assumer son homosexualité et « tout découvrir ». C’est à la rentrée que débute le cauchemar. L’homme est incroyablement jaloux. Pour prouver sa bonne foi, Amir va jusqu’à lui donner son mot de passe Facebook et l’appelle de chez ses parents pour lui dire qu’il est bien rentré chez lui après les cours. La jalousie se transforme rapidement en harcèlement et en coups allant jusqu’à une agression au couteau. Amir décide de rompre. Mais le cauchemar continue. « Il a piraté mon compte Facebook, et a parlé avec mes cousins, mes camarades d’études, des voisins » se remémore Amir, qui n’a d’autre choix que d’arrêter l’école. Ce coming out forcé lui vaut d’être enfermé chez lui par ses parents. « Ils ont dit que c’était haram. »
Amir évoque alors douloureusement le jour où il s’est décidé à ressortir. Mal lui en fait, son ex le poursuit, le rattrape et l’agresse. Son père l’apprend, débarque en trombes, et l’emmène au commissariat pour porter plainte. Croyant bien faire, il explique l’histoire qui se cache derrière l’agression et dévoile l’homosexualité de son fils. « À ce moment-là, les policiers me disent “Écoute, tu vas avoir ton droit. Tu ne risques rien.” J’étais soulagé, la police de mon pays allait me protéger ! ». Convoqué par la suite à un interrogatoire pour des renseignements supplémentaires, Amir va vite déchanter. Les policiers l’insultent et le frappent. « L’un d’eux me dit “On voit très bien que tu es un « pédé », soit tu avoues, et on t’aidera, soit on peut t’envoyer en enfer.” » Amir rappelle qu’il est venu en tant que victime. Les policiers l’emmènent à l’hôpital.
« C’est une torture à part entière »
« Le médecin et le policier sont rentrés, j’attendais dehors et après ils m’ont dit d’entrer. Ils m’ont demandé de me déshabiller. Et après le mec m’a mis sur la table, avec les mains devant. Il a allumé une grosse lampe, enfilé un gant avec du lubrifiant, et il a commencé à rentrer ses doigts, » raconte Amir. « Quand ils ont terminé, j’étais dans un état horrible. Je pleurais encore et encore. » À l’époque, personne n’informe le jeune homme de son droit de refuser le « test ».
« C’est une torture à part entière. Parce que ça constitue une atteinte à l’intégrité physique de la personne, » explique la psychiatre et sexologue Inès Derbel Mansour. « C’est très humiliant. Beaucoup de patients culpabilisent et vivent ça comme une honte. Ils vivent ça comme un viol. Parce que c’est un viol. » La psychiatre, qui reçoit des personnes ayant subi ce test, dénonce l’énorme impact psychologique de cet acte, qui provoque troubles anxieux et dépressifs, tentative de suicides ou encore stress post-traumatique.
« C’est un test qui est complètement contraire à l’éthique médicale, » ajoute Inès Derbel Mansour, regrettant la réticence des médecins légistes à refuser une demande de test anal faite par le procureur ou le juge d’instruction, mais aussi l’homophobie d’une partie du corps médical.
Amir écope finalement d’un an de prison en première instance. Par chance, il n’est pas convoqué par le tribunal, et ne va pas derrière les barreaux. Son avocate parvient à faire descendre sa peine à 6 mois dans un premier temps grâce aux certificats délivrés par un psychiatre qui atteste « guérir » l’homosexualité du jeune homme. Une expérience schizophrène, se remémore Amir : « Je devais changer mes habits, mon allure, mes gestes, commencer à voir des filles, me masturber sur des pornos lesbiens… Montrer mon changement à ma famille et à la société. Et tout ça je l’ai accepté ! ». Amir fait deux tentatives de suicides. Les choses changent quand il se met à lire des articles traitant de l’homosexualité. Quand il découvre qu’il ne s’agit pas d’une maladie, Amir prend alors une décision : « J’ai tout repris, comme j’étais avant. Même plus. Avant j’étais discret. Maintenant, je m’en fous. Et je suis très heureux avec ma vie, » déclare-t-il fièrement.
« Les policiers ont peur des gens qui connaissent leurs droits »
Depuis la révolution de 2011, la parole se libère. Le sujet de l’homosexualité devient de moins en moins tabou, et les droits des personnes LGBT commencent à être intégrés aux autres revendications relatives aux droits humains. Badr Baabou, président de l’association Damj pour la justice et l’égalité, se veut « optimiste mais réaliste » quant à l’abrogation de l’article 230 qui pénalise l’homosexualité. « Ça n’arrivera pas demain. Donc on se concentre sur la fin du test anal, » explique-t-il.
L’association travaille actuellement sur la sensibilisation de la communauté LGBT tunisienne vis-à-vis de ses droits et de la possibilité de refuser l’examen anal. « Nous avons fait un petit guide de sécurité, à glisser dans une poche, sur lequel on met les articles de la constitution auxquels on peut se référer, et le numéro de l’association. Parce qu’on a l’impression, et ça marche, que les policiers ont peur des gens qui connaissent leurs droits. » La constitution de 2014 garantit en effet l’égalité devant la loi sans discrimination, la protection de l’intégrité physique et morale et la protection de la vie privée. Autant de dispositions qui seront bientôt, espèrent les militants, prises en compte pour réformer le Code pénal et mettre en conformité la loi tunisienne avec la constitution.
Badr Baabou reconnaît néanmoins qu’il est difficile de refuser le test anal : « Il faut avoir le courage de dire non. Certains ont été malmenés et frappés par des policiers pour ça. Et certains juges peuvent prendre ce refus comme une présomption de culpabilité. » C’est pourquoi selon lui, les médecins ont un rôle primordial à jouer. « Sans le test anal, l’article 230 sera complètement vidé de son sens, » explique-t-il. « Il n’aura aucun lieu d’exister, sauf pour les personnes arrêtées en flagrant délit, chose qui est extrêmement rare. »
Amir, en paix avec lui-même, considère aujourd’hui qu’il est de son devoir de faire faire changer les choses. Lui dont la mère pense qu’il est « guéri » de son homosexualité a décidé de se battre, mais a bien conscience que les mentalités mettront du temps à changer. « En tout cas si maintenant ils me demandent de baisser mon pantalon, je vais leur faire la guerre ! Je ne baisserai plus jamais mon pantalon. »
*Le prénom a été modifié.
Suivez Timothée Vinchon sur Twitter : @timvinchon