En 2015 sortait le livre Regarde ta jeunesse dans les yeux de Vincent Piolet, une plongée fantastique dans la décennie 80 d’un rap français en train de naitre. Le résultat d’un travail de recherches de trois années au cours desquelles l’auteur avait interviewé plusieurs acteurs méconnus du mouvement.
Mais « Regarde ta jeunesse dans les yeux » pourrait aussi être le sous-titre de L’Époque, ce documentaire de Matthieu Bareyre qui sort dans les salles le 17 avril. Pendant trois années là-aussi, le réalisateur est parti à la rencontre d’illustres inconnus. Même si plusieurs ont été biberonnés à cette musique, eux ne disent rien sur les balbutiements du rap en France. Ni sur le monde d’avant en général. Car les acteurs de ce documentaire ont entre 18 et 25 ans. Ils parlent surtout du présent, compliqué, ou du futur, forcément incertain. Ils ne représentent pas la jeunesse, qui n’est qu’un mot comme le disait Pierre Bourdieu, mais un fragment. Celui de garçons et de filles vivant à Paris et ses alentours. Il y a parmi eux des étudiants, des dealers, des intérimaires, des chercheurs, d’emploi ou de sens à la vie. Matthieu Bareyre en a suivi quelques-uns à partir de 2015, après les attentats de Charlie hebdo, jusqu’à la dernière élection présidentielle.
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Le réalisateur a décidé de filmer uniquement la nuit, là où l’ivresse, omniprésente pendant les 90 minutes du documentaire, aide les langues à se délier. Cela donne une traversée nocturne et fiévreuse de la capitale, aux beaux jours, en compagnie de jeunes qui ont progressivement accepté la présence d’un dispositif réduit au strict minimum, à savoir une caméra et une perche pour le son.
Les visages, les corps en mouvement et les discours se succèdent face caméra, au détour d’une aire de jeu pour enfants, de la devanture d’un MacDo ou d’un coin de rue entre Sciences Po et La Sorbonne. On fait du skate à deux, on fume, on félicite un mec tenir son pote pour lui éviter de tomber alors qu’il pisse dans la Seine. On danse, on brandit son mélange de whisky coca sur les Champs-Elysées, on tape un freestyle à côté d’un abribus et dans une voiture traversant le 20e arrondissement ou on laisse ses copines dans la fosse pour passer derrière les platines. Mais surtout on cause de fête, d’argent, de rêves, de parents, d’études, de désillusions, de médias, de choix de vie et de tout ce qui se bouscule dans le cerveau à l’âge des possibles.
Excepté un ou deux témoignages d’étudiantes au sens des responsabilités déjà bien affûté, tout le reste des propos tenus sont dans la contestation d’un ordre établi. Qu’il se nomme capitalisme pour la future prof de philo qui enfile son imperméable noir à chaque manif pour venir gonfler les têtes des cortèges. Ou qu’il se nomme reproduction pour le fils de bonne famille contraint par ses parents à suivre la voie royale d’une école de commerce alors que lui est intéressé par le social.
« Le montage met en lumière la manière dont la police et la gendarmerie cristallisent désormais les rancœurs de la jeunesse révoltée »
Si L’Époque est d’abord un film sur la jeunesse, avec son lot de confessions intimes, difficile néanmoins d’évacuer la question politique. Le réalisateur prend le pouls de la grogne sociale qui monte depuis des années en France au rythme des différentes luttes. Incapables d’apporter des solutions, les décideurs politiques préfèrent se boucher le nez en laissant les forces de l’ordre devenir le seul interlocuteur d’une partie du peuple.
Au-delà de Manuel Valls et d’Emmanuel Macron épinglés à tour de rôle, le montage met en lumière la manière dont la police et la gendarmerie cristallisent désormais les rancœurs de la jeunesse révoltée. Par certains aspects, le documentaire porte en lui les germes du mouvement des « gilets jaunes ». « Je le sens, ça va se rebeller contre l’Etat, on est délaissés de partout », prédit par exemple un des jeunes qui revendique la bicrave comme unique moyen de subsistance. Plus loin, un autre banlieusard d’une lucidité saisissante sur l’impasse dans laquelle se trouvent les quartiers lâche, fataliste : « On est pacifiste mais on est obligé de toucher à vos intérêts pour que vous nous écoutiez. Créer du déficit en faisant des choses inutiles, c’est triste d’en arriver-là. » En parallèle de Gilles Perret et François Ruffin dans J’veux du soleil, Matthieu Bareyre parvient à faire remonter une parole souvent caricaturée et aussi peu entendue que celle qui s’est libérée sur les ronds-points.
Parmi toutes les figures du documentaire, il en est une qui revient plusieurs fois, à juste titre. C’est celle de Rose, l’héroïne qui illumine par sa beauté, son bagout et son intelligence. Sur le premier plan, le spectateur découvre cette taulière de « Nuit Debout » lors d’un long monologue qui se termine dans les larmes. Rose est dépitée par la misère du monde et s’interroge sur la déchéance de sa nationalité. Ce discours un brin prévisible, sous l’unique angle des injustices, est balayé par ses autres apparitions à l’écran. Avec son débit mitraillette, Rose chambre, interpelle, reprend, récite du Césaire et lâche la meilleure définition de « L’Époque ». C’est celle du « poc » dit-elle. Comme le bruit d’un coup de matraque ou le son d’un mec qui a le crâne creux.
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L’Epoque de Matthieu Bareyre sort en salles le 17 avril.