Les réseaux sociaux sont saturés d’images de gens grièvement blessés, de graphiques qui retracent le nombre de morts, de pétitions et d’appels à la justice pour les Palestinien·nes. Les gens n’ont pas peur de faire entendre leur voix en faveur de la cause. Mais parfois, une déclaration de soutien peut aussi susciter des réactions négatives, sans parler des menaces.
Selon le journaliste de guerre belge Rudi Vranckx, qui a travaillé pendant plusieurs années au Moyen-Orient, les journalistes choisissent également leurs mots avec précaution lorsqu’il s’agit de la Palestine et d’Israël, à cause du harcèlement opéré par ce qu’il appelle des « armées de trolls ». Et il y a aussi d’autres conséquences. Par exemple, aux Pays-Bas, des étudiant·es et un prof de l’université de Leiden ont été suivi·es jusqu’à leur domicile par des agents de sécurité de l’établissement après une manifestation du groupe Students for Palestine, qui appelait l’université à rompre ses liens avec Israël.
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La semaine dernière, le footballeur néerlandais Anwar El Ghazi a été licencié de son club, le FSV Mayence, après avoir écrit « From the river to the sea Palestine will be free » dans une publication sur les réseaux sociaux. Vu que ce slogan a été utilisé par le Hamas, le ministère public allemand souhaite enquêter sur le footballeur en raison de « suspicions sérieuses de trouble à l’ordre public, qui approuvent des crimes combinés à l’incitation et à la propagation de la haine ». Aux Pays-Bas, une majorité à la Chambre des représentants estime que ce slogan est un appel à la violence. Mais en 2022, le ministère public a conclu qu’il n’était ni punissable ni antisémite et relevait de la liberté d’expression.
Sur les réseaux, que peut-il se passer quand vous prenez la parole en faveur de la Palestine ? VICE s’est entretenu avec quatre personnes qui en ont publiquement parlé.
Maurits de Bruijn (39 ans), écrivain et journaliste
En tant que juif, Israël a été important pour moi dans la découverte de mon identité juive. J’y suis souvent allé ; pour moi, c’était l’endroit où j’ai eu accès à une forme de culture et de vie juive que j’avais pas chez moi, aux Pays-Bas. À un moment donné, ma relation avec Israël a changé parce que j’en ai appris davantage sur son histoire. Je suis devenu plus conscient de l’histoire des Palestinien·nes, de la Nakba, et du peu de connaissances des gens sur ce que veut dire pour les Palestinien·nes de vivre sous l’occupation et le blocus israélien.
J’ai déjà beaucoup écrit à ce sujet. Aujourd’hui, on voit une fois de plus à quel point notre Premier ministre est pro-israélien et comment les crimes de guerre de l’armée israélienne sont justifiés aux Pays-Bas. Les médias aussi restent largement du côté du gouvernement israélien. Mon point de vue diffère, c’est pour ça que je pense que c’est important de faire entendre cette voix, de garantir qu’elle soit représentée – et peut-être particulièrement parce que je suis juif. C’est pas parce que je suis juif que je suis pro-Israël. Y’a eu des Juif·ves antisionistes depuis l’existence du sionisme.
Parler de la Palestine ne change rien à ma judéité, contrairement à ce que certaines personnes voudraient me faire croire. Au début, ça me faisait quelque chose. Ça m’a un peu perturbé. J’ai beaucoup écrit, j’en parlais souvent. Les commentaires n’ont pas beaucoup d’influence sur moi, même s’ils me découragent parfois. Certains me traitent de traître, d’autres disent que mon opinion légitime l’antisémitisme ou l’alimente… Et puis t’as des gens qui disent que je peux pas vraiment être juif à cause de mon opinion. Ce qu’on me dit aussi, c’est qu’en tant que personne gay, je pourrais même pas me promener en sécurité à Gaza, et que c’est un non-sens que je me montre solidaire avec des Palestinien·nes.
Il existe beaucoup de peur et de traumatismes au sein de la communauté juive, et c’est aussi pas mal utilisé en politique. J’ai récemment publié un post sur Instagram dans lequel je dis que depuis le 7 octobre, il y avait beaucoup de références à la Shoah, qu’un génocide était utilisé pour en justifier un autre. En tant que fils d’un survivant de la Shoah, j’ai du mal à supporter ça. Par exemple, Netanyahu a qualifié le Hamas de « nouveaux nazis » et l’ambassadeur israélien à l’ONU, Gilad Erdan, a épinglé une étoile jaune lors d’un discours, avec marqué « Never again » dessus. Il l’aurait fait pour « honorer les gens qui sont morts dans l’attaque du Hamas ». Le gouvernement israélien et ses alliés utilisent la Shoah pour justifier le génocide des Palestinien·nes. En tant que juif, je peux pas imaginer un pire héritage.
Selma Omari (29 ans), influencer
J’ai perdu une collaboration qui m’aurait rapporté beaucoup d’argent, vu que je parle beaucoup de la Palestine sur mes réseaux sociaux. Quand je vois une injustice faite aux gens, je prends la parole. J’ai toujours défendu ça et je continuerai de le faire. Comment les gens peuvent voir ce qu’il se passe en Palestine et ne pas vouloir ou oser qualifier ça d’injustice ?
Ce qu’il se passe en Palestine est inhumain et les gens veulent rendre les choses encore plus compliquées qu’elles ne le sont en réalité. Pour les aider à y voir clair, je continue de partager des images. Évidemment, je reçois parfois des réactions négatives, mais ce sont souvent les mêmes personnes qui reviennent sans cesse dans mes DM ou répondent avec un drapeau israélien sous un post.
Beaucoup de gens s’expriment sans avoir étudié l’histoire. Et certaines personnes ne s’expriment pas, parce qu’elles se sentent uniquement connectées aux gens qui leur ressemblent. Mais détourner le regard et ne pas prendre parole, c’est aussi prendre parti.
D’autres craignent les conséquences. Ça n’a pas été sans conséquences pour moi non plus. Mais si je perds des campagnes parce que je parle de droits humains, je pense que c’est aussi une injustice. C’est une forme de censure. En faisant ça, une entreprise fait taire quelqu’un en touchant à ses finances. Mais ça m’empêche pas de parler, et même, ça me motive.
Je pense que les gens devraient continuer à s’exprimer, les médias occidentaux ne montrent pas du tout la réalité. On doit être la voix du peuple, en particulier des opprimé·es, et dans ce cas, on parle des Palestinien·nes. Les réseaux sociaux, c’est important, parce qu’ils nous permettent de faire du bruit pour les gens dont la voix n’est pas entendue. Quant à mes collaborations… là où une porte se ferme, d’autres s’ouvrent.
Frannie Fluyt (29 ans), photographe et artiste visuelle
Je partage beaucoup de posts sur la Palestine sur Instagram. Heureusement, mes potes et ma famille partagent mon opinion, donc je reçois peu de réactions négatives. Mais j’entends souvent dire que je devrais pas m’inquiéter comme ça, parce que ça me fait pas du bien de continuer à regarder les images. Les gens disent que je réagis avec beaucoup trop d’émotion. Je suis consciente que cette émotion est très profonde mais j’ai un lien émotionnel avec la Palestine.
Mes parents m’ont toujours parlé de la Palestine, de la Nakba et de la manière dont s’est mis en place un régime d’apartheid au fil des années. Mais mon lien émotionnel avec la Palestine a vraiment commencé en 2019, quand je suis allée en Cisjordanie pour mon stage et mon projet de fin d’études. On me demandait souvent si j’avais pas peur, mais comme j’étais bien accueillie, j’étais juste curieuse. J’ai ressenti une vraie chaleur humaine pendant les trois mois que j’ai passés au camp Balata, près de Naplouse. Les gens là-bas ont tout perdu depuis 75 ans.
Pendant ces trois mois, j’ai rencontré quelqu’un. On a choisi d’entretenir une relation à distance. Il m’a rendu visite aux Pays-Bas et quelques mois plus tard, je suis reparti en Palestine pour trois nouveaux mois, pour passer du temps avec lui et sa famille.
C’est là que j’ai entendu pour la première fois le bruit des bombes. J’ai aussi vu des raids dans le camp : l’armée israélienne envahissait à l’improviste pour mener des « opérations de recherche », mais en fait, ils arrêtaient toute personne qui les « gênait » ou ils leur tiraient dessus. Y’a aussi eu une attaque menée par des colons armés près de Naplouse. Ils étaient protégés par l’armée et ont tout détruit dans le village : maisons, magasins, voitures, arbres. Mon cœur s’est brisé à ce moment-là. Tout était devenu noir, brisé, en ruine. J’ai pleuré en silence cette nuit-là, parce que j’ai réalisé que ce que je vivais là depuis quelques jours était le fait quotidien de mon copain de l’époque, de sa famille et de tou·tes les Palestinien·nes depuis plus de 75 ans : coupures d’eau, harcèlement quotidien, postes de contrôle, contrôles et arrestations aléatoires, humiliations. C’est la réalité quotidienne depuis des années.
Je pense qu’il n’y a aucun mal à montrer ses émotions. Des gens meurent tous les jours, je comprends pas comment c’est possible de ne pas exprimer ses émotions par rapport à ça. Évidemment, j’essaie de garder une certaine distance, mais tout ça se produit depuis 75 ans et regarde ce que ça a donné. Il est peut-être temps de prendre les choses à cœur, même si elles sont tirées par les cheveux. Et ça se produit pas uniquement en Palestine ; y’a le Myanmar, le Soudan, sans parler de la tentative d’extermination des Ouïghour·es. L’Occident détourne toujours le regard.
La majorité des gens n’ont jamais lu à ce sujet et suivent aveuglément ce que disent les gros médias.
Sam Adnaan (30 ans), militant
Mon grand-père et d’autres membres de ma famille ont toujours les clés de leur maison en Palestine après toutes ces années, et espèrent pouvoir y retourner un jour, quand notre pays nous appartiendra à nouveau. Mais on sait pas encore si c’est réaliste. J’ai pas grandi en Palestine, j’ai surtout grandi en tant que réfugié en Jordanie. Je suis un réfugié politique, mais aussi un militant des droits humains, queer, féministe et personne de couleur. En fait, je représente de multiples identités qui se rejoignent chez les Palestinien·nes. On parle au nom de tous ces gens et on le fait depuis notre naissance jusqu’à la mort. De génération en génération.
Perso, je manifeste et je prends la parole publiquement, en ligne et hors ligne. Y’a quelques jours, j’ai reçu un message d’Instagram qui disait que j’étais suspendu pour 180 jours. Par exemple, je peux pas faire de live. La voix des Palestinien·nes est étouffée.
En tant que personne queer ou personne de couleur, c’est pas possible de s’exprimer sans conséquences. Quand je m’exprime, je reçois parfois des commentaires haineux. Les gens soulignent principalement que je suis gay. Ils me disent des trucs comme : « Les Palestiniens ne t’accepteraient jamais, ils te tueraient là-bas, pourquoi tu prends position pour eux ? » J’ai aussi été banni d’Instagram à un moment, donc je pense que ces mêmes gens signalent mon compte, alors que je veux juste créer une prise de conscience.
J’ai étudié le droit international. J’étais un militant qui respectait les lois internationales, je pensais qu’elles s’appliquaient à tout le monde. J’avais beaucoup de passion dans ce que je faisais, et de l’espoir aussi. Maintenant, c’est fini. L’humanité s’est arrêtée le jour où Gaza a été bombardée.
En tant que personne de couleur d’origine islamique, je constate que la communauté internationale, et en particulier l’Occident, se fait moins entendre quand il s’agit de nos problèmes ou de nos souffrances. Pour eux, on n’est que des chiffres. Parfois, je pense à la réaction quand la Russie a envahi l’Ukraine. Le monde entier a soutenu l’Ukraine. Moi aussi, vu qu’en tant que militant, je me bats pour la liberté. Mais maintenant qu’il est question de personnes de couleur, je constate qu’il existe un deux poids, deux mesures. Tout le monde devrait avoir des droits égaux.
Y’a certains messages auxquels je réponds pas. Ça rend souvent les gens encore plus nerveux parce qu’ils accepent pas que tu les ignores. Mais je veux pas m’abaisser à leur niveau. Si quelqu’un me dit quelque chose dont il veut sincèrement discuter, sans commencer à m’insulter, alors je pourrais avoir une conversation normale, de manière respectueuse.
Je supporte pas de voir des enfants se faire assassiner. J’ai moi-même un fils et une fille, donc c’est des choses qui me font vraiment peur. Un enfant ne devrait pas avoir plus de droits qu’un autre simplement en raison de l’endroit où il vit ou d’où il vient. Y’a ni logique ni humanité là-dedans. Je défends toutes les formes de liberté et mon seul rêve c’est la libération et le retour de la Palestine. C’est qu’une question de temps, j’espère. En attendant : We’re not free until everyone is free.