Les Affranchis du travail

Un travailleur qui n’a absolument aucun rapport avec les personnes évoquées dans l’article. Photo via Flickr.

Profiteurs, parasites, fainéants… lorsqu’ils ont décidé d’arrêter de travailler, Benjamin, Élise, Vincent, ou Claire ont dû composer avec ces préjugés. Il faut dire qu’avec 3,5 millions de demandeurs d’emploi en France, quitter un poste stable est souvent perçu au mieux comme un acte inconscient, au pire comme une provocation inacceptable.

Ces trentenaires diplômés, cadres supérieurs, brisent ainsi par leur choix de vie un tabou social encore bien ancré. Selon un sondage Ipsos publié en novembre dernier, 91 % des Français restent d’ailleurs attachés à la valeur travail. Cette même enquête révèle que l’argent et sa petite sœur la nécessité sont, avec la vie sociale, dans le trio de tête des idées les plus associées au monde professionnel. Conscients que l’argent reste le nerf de la guerre, nos « affranchis » ont préparé leur sortie, réévalué leurs besoins et exploré toutes les voies du système D. Quant à leur vie sociale, elle s’est épanouie au rythme des rencontres dans les milieux associatifs et militants, ou tout simplement au bistrot ou au coin de la rue, à la faveur d’une disponibilité d’esprit nouvelle.

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Et puis le travail, c’est aussi l’engouement pour le hashtag #OnVautMieuxQueCa, cri de ralliement lancé fin février sur les réseaux sociaux contre le projet de réforme du Code du travail mené par la ministre Myriam El Khomri. Chacun y va de son anecdote pour dénoncer un quotidien émaillé de dérives, d’humiliations, de pressions. En 2003 déjà, le journaliste Pierre Carles partait à la rencontre de plusieurs RMistes invoquant leur refus d’occuper « des boulots de merde payés des miettes ». Autre preuve que les questions soulevées par la vie active en taraudent plus d’un, le site Sortirdutravail.org reçoit de nombreux mails de soutien et plus de 2 000 visites par mois. Benjamin, 31 ans, l’a lancé début 2013 afin de déculpabiliser les candidats à l’« inemploi ». Il leur fournit arguments pour survivre en société et conseils pratiques pour subvenir à leurs besoins à moindres frais.

« Je ne suis pas né déserteur. Quand je suis sorti de mon école d’ingénieurs, j’étais gonflé à bloc, j’avais envie de travailler », me raconte le jeune homme dans un café du Mans, sa ville d’adoption depuis qu’il a quitté Paris. Il tiendra deux ans et demi dans une start-up, à un rythme effréné, avant de négocier du temps partiel. « Et puis à un moment donné, ça a complètement vrillé avec mes boss. Il y avait un type en contrat de professionnalisation qui se faisait pour ainsi dire harceler. J’ai pris sa défense et ça s’est retourné contre moi », se souvient-il. Le conflit s’envenime au point que Benjamin cherche à tout prix une façon de quitter l’entreprise sans se retrouver sur la paille. Pour cela, une seule solution : se faire licencier. « J’ai d’abord fait la grève du zèle puis mes bêtises ont augmenté en intensité. Jusqu’à cette lettre envoyée à Xavier Niel, actionnaire, en copie à mes patrons… Une invitation à déjeuner dans laquelle je critiquais la boîte de façon assez virulente. Mon compte mail pro a été bloqué dans l’heure ».

Après avoir été finalement licencié pour faute grave en novembre 2014 avec droit au chômage, Benjamin savoure sa vie sans entrave. « L’une des choses que j’apprécie le plus c’est la disponibilité : tu rends des services, tu vas tenir compagnie à un ami qui est malade ou qui a le bourdon. Toi, tu es toujours frais, joyeux, tu as du temps. Et c’est aussi ça qui énerve. Que quelqu’un de jeune, qui n’en n’a pas chié pendant longtemps, arrête de travailler et en soit content. Évidemment, l’idéal serait que d’autres personnes, moins privilégiées que moi, puissent aussi choisir ce qu’elles font de leur vie. C’est ce que permettrait le salaire à vie, ou le revenu universel », plaide-t-il. Ce qui ne l’empêche pas de reconnaître la rudesse qu’implique son choix. « Ça fait un moment que je me serre la ceinture, je devrai peut-être retourner un jour à une forme de travail. Je ne me projette pas, je n’ai pas de solution définitive. Ce que je sais, c’est que je me sens plus en vie ».

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Pour Vincent, 37 ans, quitter son poste de chef de projet dans l’informatique et les 6 000 euros de salaire mensuel qui vont avec a aussi été un changement de cap radical. « Imagine qu’en 2007, j’ai voté Bayrou ! », me lance-t-il, encore surpris lui-même du chemin parcouru. « J’étais un bon soldat, complètement dévoué à la cause de l’entreprise. J’ai serré les dents jusqu’à ce que je fasse un burn-out en 2003. On ne m’a arrêté que trois semaines, alors que j’avais fait une tentative de suicide. Quatre ans plus tard, je reprenais le même chemin. Alors en 2008, à l’occasion d’un énième licenciement négocié, j’ai décidé d’arrêter », retrace-t-il. Il file en Égypte, où il devient instructeur de plongée et se politise. C’est un an plus tard, à son retour en France, que Vincent emprunte un virage musclé. « Il n’existe pas de degré pour qualifier ce changement de vie. J’étais devenu un anticapitaliste convaincu et il n’était plus question de ne pas combattre ce système. La rencontre avec les ZAD, à Notre-Dame-des-Landes puis à Sivens, a été décisive. J’y ai découvert des milieux alternatifs structurés qui répondent à ma conception de l’engagement. Aujourd’hui, je partage mon temps entre les ZAD où on n’a pas besoin de beaucoup d’argent pour vivre – on cultive des légumes, on récupère ce qu’il y a dans les poubelles – et les chantiers participatifs. Il peut s’agir de permaculture, de réparer le toit d’un manoir breton, de fabriquer une serre en matériau de récupération… », détaille le zadiste.

S’il a touché le chômage et vécu sur ses économies un temps, Vincent ne peut compter aujourd’hui que sur la débrouille et son RSA. « Je réalise qu’avoir de l’argent m’a freiné dans mon évolution en me dispensant d’aller vers un degré de radicalité pourtant nécessaire. Maintenant que je n’ai plus du tout de sous, je suis plus cohérent », assure-t-il. Il s’apprête d’ailleurs à quitter son logement social pour vivre en camion et limite ses achats au strict minimum… « Bon, il y a les clopes et d’autres petites choses aussi. Dernièrement, je me suis acheté une lampe frontale. Mais je me détache peu à peu de l’argent : dès qu’il en est question, je me sens prisonnier ».

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C’est encore l’engagement politique qui a poussé Claire, 32 ans, à sortir d’une vie active traditionnelle. « Le fait de me politiser à l’occasion de mobilisations autour du G8 et du G20 m’a permis d’acquérir suffisamment de recul critique. C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à me demander sérieusement si mon boulot me convenait au quotidien. J’ai rapidement admis que mon utilité sociale était dans ma vie personnelle et associative, pas au bureau », m’explique cette diplômée en gestion de projet européen. Pour se « décaper », dit-elle, de cet environnement peu épanouissant, elle voyage l’été. « Ça m’a fait prendre du recul sur l’état de stress des gens, l’absence de sens des choses et comment ça nous rend malheureux. Au bout d’un mois, je redevenais comme tout le monde, mais je savais que ça pouvait être autrement », poursuit-elle. Elle saute le pas en quittant son travail pour reprendre ses études et s’inscrit en Master recherche de Géographie. « J’ai commencé à réapprendre à vivre, à réaliser que j’étais un peu morte à l’intérieur. Après mon mémoire, j’avais décidé de rester au chômage pendant un an. Les trois premiers mois, je n’étais pas si à l’aise que ça avec mon statut de chômeuse. Des questions, dictées par mes codes d’avant, me turlupinaient. “Tu es contente d’être au chômage alors que d’autres cherchent du boulot ?” Eh bien, oui ! », me fait-elle remarquer. Aujourd’hui thésarde, la jeune femme n’envisage pas de revenir en arrière.

Déçue du travail, Élise, 31 ans, a trouvé un arrangement. « Depuis huit ans, je travaille par intermittence comme cadre dans la fonction publique pour obtenir des périodes de chômage indemnisé. Au départ, le chômage s’est imposé à moi par manque d’opportunités. Et puis je me suis rendu compte que ça me convenait très bien et c’est devenu un mode de fonctionnement », détaille celle qui s’ennuie vite lorsqu’elle est en poste, déplorant ne plus rien apprendre. « Forcément, quand on dit « je travaille pour m’ouvrir des droits au chômage », ça coince », sourit-elle. Si ses parents s’inquiètent de temps à autre de la voir gâcher son potentiel et qu’elle se sent parfois stigmatisée, cette passionnée de couture et d’orfèvrerie décèle souvent une pointe de jalousie dans le regard des travailleurs. Car si le choix d’une vie sans travail suscite des réactions indignées, il est aussi un objet de désir que des témoignages comme ceux de Benjamin, Vincent, Claire et Élise, contribuent à dédiaboliser, le rendant plus avouable.

Souen est sur Twitter.