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Les bad animations ne respectent rien et surtout pas votre enfance

​Capture d'écran de la vidéo I love it par Surreal Entertainment

On peut aisément imaginer qu’en cet été 2013, les rues grouillaient de courses d’enfants, de couples heureux et de marchands de glaces ambulants. Mais Bryan Smithee, lui, a préféré s’enfermer dans sa chambre. Dans la pénombre, ce mystérieux inconnu a bricolé une tragédie shakespearienne comme seul Internet en a le secret. Une sorte d’union contre nature entre Jimmy Neutron, le « garçon génial », et Sarah Kane, dramaturge britannique qui s’est pendue à 28 ans avec ses lacets dans sa chambre d’hôpital.

Sous le pseudonyme de Seinfeldspitstain, Smithee poste son chef-d’œuvre sur YouTube : une vidéo surréaliste d’à peine plus d’une minute, Jimmy Neutron Happy Family Happy Hour, ayant pour seule description « inspiré par un rêve ».

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Après plus de cinq ans et quinze millions de vues, cette vidéo est devenue culte. Les répliques « the pizza is aggressive » et « bond with me, Jimmy » sont maintenant des mèmes. Quant à leur auteur, il a disparu après quelques tentatives plus ou moins heureuses de casser Internet à nouveau. À en croire la légende, Smithee se serait en effet occupé entre 2016 et 2017 d’une autre chaîne YouTube, sans obtenir le succès escompté.

Alors, sur le subreddit à son nom, ses fans s’interrogent. Se serait-il tué ? Aurait-il quitté YouTube car il ne supportait plus de voir chacune de ses nouvelles vidéos spammées par des « the pizza is agressive » ? Ce qui est sûr, c’est que Smithee a été l’un des premiers à ouvrir la voie à une flopée d’animations (volontairement) merdiques. On appelle ça la « bad animation ».

À la différence du YouTube Poop (YTP), ces mélanges de vidéos préexistantes, la bad animation est entièrement créée ex nihilo. Surtout, les auteurs se donnent du mal pour que leurs vidéos soient dégueulasses au possible. Plus elles sont laides, bruyantes et maladroites, mieux c’est.

Difficile de trancher sur ce qui relève précisément ou non de la bad animation. Pour certains, la bien connue série creepy de David Firth Salad Fingers serait l’une des pionnières du genre. On pourrait également citer les quatre épisodes sous acide de Charlie the Unicorn ou, beau produit de France, Les (supers) aventures de Norbert le cheper.

Quoiqu’il en soit, la recette d’une bonne bad animation est souvent la même : une pincée de puérilité, un zeste de sous-texte sexuel, un soupçon de malaise et une bonne louche d’étrangeté. Le tout dans une marmite d’animation plus ou moins brûlée. Mais depuis cinq ans, le style de Smithee s’est imposé sur YouTube. Des animateurs à la petite semaine perpétuent son œuvre, définissant un nouveau standard : de courtes vidéos en 3D qui parodient les héros télé des 90s kids. Les séries animées sont piétinés, et votre âme d’enfant avec.

« C’est tellement mauvais que ça relève presque du génie. Et ça crée un nouveau genre. »

Le vidéaste Surreal Entertainment s’est spécialisé dans le domaine. À 19 ans, ce Suédois a cumulé en un an pas loin de 500 000 abonnés sur YouTube, avec des vidéos comme cette parodie du Roi Lion ou cette audition de Mark Zuckeberg par Shrek. Contacté par Motherboard, il explique : « J’essaie toujours de faire du contenu viral. Pour ça, je surveille attentivement toutes les nouvelles modes du Web, les nouveaux mèmes… Tout ce qui peut donner lieu à de bonnes vidéos. »

Avec près de 40 millions de vues sur sa chaîne, l’étudiant en informatique est l’une des têtes d’affiche de la bad animation actuelle, à l’instar de ses créateurs préférés Pamtri et Cyber 8. Un passe-temps qui lui prend tout de même 10 à 25 heures par vidéo. Il s’investit de bon cœur dans ce dur labeur. Pour lui, l’animation aussi mauvaise soit-elle est un « moyen d’expression artistique » : « J’admire tous les gens qui créent des vidéos avec une passion authentique, qui prennent ça au sérieux. »

Lyrog, vidéaste à 1 500 abonnés sur YouTube, voit aussi la bad animation comme un genre à part entière, lui permettant de « créer quelque chose du surréaliste qui ne pourrait pas être montré d’une autre façon ». Les références de cet autodidacte de 19 ans s’étendent de l’animateur irlandais David O’Reilly à la célèbre vidéo Colin’s Bear Animation, « première bad animation » à ses yeux.

Comme Colin Sanders, qui a donné vie à ce fameux ours dansant pour faire le pitre en cours, Lyrog construit ses vidéo autour de blagues avec ses amis. Des private jokes, comme cette spore qui se dandine sur un champignon, qui lui coûtent souvent une semaine de sueur sur Blender, un logiciel d’animation 3D gratuit et open source aussi utilisé par Surreal Entertainment. « L’animation est connue pour prendre un temps fou », dit-il avant d’ajouter que « l’humour est plus important que la qualité de la 3D ».

Qu’est-ce qui fait que c’est si moche, au juste ? On a demandé à un animateur, Dorian-Niels Leclair, de nous donner son avis là-dessus. Et la liste est longue. « Ils reprennent des décors, majoritairement non texturés, en se foutant complètement des droits. La lumière est ignoble. À la place de modéliser certains personnages, ils prennent des images et les animent le moins possible. Certains éléments passent à travers les uns des autres alors qu’ils devraient entrer en collision… »

Idem pour la mise en scène : « Dans l’image, le cadrage est souvent mal travaillé, selon nos standards. Les personnages sont très centrés et, volontairement, aucune des règles classiques n’est respectée : ni celle des tiers, ni celles des 180 degrés. » Des lois si évidentes que Jérémie Périn, un des piliers actuels de l’animation française, les avait volontairement transgressées pour montrer le contre-exemple dans la web-série Fabienne Dupond — créant ainsi une bad animation.

« Si on oublie nos normes et nos exigences, leur façon de bosser est tout aussi bonne que la nôtre. Ils racontent une histoire en très peu de temps avec le minimum de moyens. C’est exactement ce que nos productions cherchent à faire, mais avec une qualité différente », dit Dorian-Niels. « Au final, les bad animations cherchent à faire rire et être malaisantes en même temps. C’est plutôt du bon taf, si on suit cette logique. Et, malgré le fait que ce soit dégueu et fait avec les moyens du bords, ça reste tout de même beaucoup de travail. »

De toute évidence, une bad animation ne vise pas un Cristal au festival d’Annecy. Lyrog analyse : « Faire une bad animation, c’est plus faire joujou et créer des histoires bébêtes et bizarres que faire de l’animation. Vous êtes libre, il n’y a pas d’erreur possible. Objectivement, le résultat sera horrible. Mais subjectivement, ça peut être un chef-d’œuvre. » D’ailleurs, seul le résultat compte. Il n’y a nul besoin de vouloir faire de la bad animation pour en être. « Parfois, un newbie en animation va essayer de créer quelque chose de cool mais va se vautrer atrocement. Cette bad animation accidentelle peut devenir un classique » raconte Lyrog, qui cite en guise d’exemple le personnage Globglogabgalab, tiré du film amateur Strawinsky and the Mysterious House, devenu un mème.

https://youtu.be/g4QeypcBMyQ

Preuve que les loupés mènent à la bad animation : les trois personnes derrière Dog Toons, chaîne à plus de 60 000 abonnés, avaient pour idée de créer pour un faux compte DeviantArt de génériques de séries animées faits maison. Le projet atterrit finalement sur YouTube en 2015 sous forme de vidéos de bad animation. « C’est une forme d’écriture efficace qui met l’idée au cœur de l’animation. Ce petit monde est constitué de gens qui veulent simplement faire des blagues », racontent-ils. Ce qui n’empêche pas Dorian-Niels d’y voir plus : « C’est tellement mauvais que ça relève presque du génie. Et ça crée un nouveau genre. » Ainsi, les bad animations sont peut être les héritières de l’anti-art de Duchamp. Si tel est le cas, attendez-vous à croiser Jimmy Neutron Happy Family Happy Hour au musée dans quelques décennies.

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