Drogue

Les boissons au cannabis pourraient dominer le marché du cannabis

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L’article original a été publié sur VICE Canada.

Au moment où je commence à écrire ce texte sur l’avenir des produits comestibles au cannabis, je combats une gueule de bois causée par le cannabis.

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Je ne peux blâmer que moi. J’ai fumé un peu de pot à la maison et, pour calmer la faim qui a naturellement suivi, vers minuit, j’ai mangé des brownies au cannabis, parce que je n’avais pas d’autres collations à la maison. Ils étaient si bons que je les ai tous mangés. Ils contenaient environ 90 milligrammes de THC. Je me suis endormie tout de suite après, et, même si la journée est déjà bien avancée, j’ai toujours l’impression que 90 % de mon cerveau est sous sédatif.

J’en parle parce que les effets d’une trop forte dose sont l’un des principaux sujets de conversation autour des produits comestibles au cannabis – qui sont la prochaine étape dans la légalisation du cannabis au Canada et qui constituent déjà un marché important aux États-Unis. Le gouvernement canadien a promis d’autoriser et de réglementer la vente de produits comestibles au cannabis avant le 17 octobre prochain, et de petites et grandes entreprises s’y préparent.

La légalisation du cannabis séché et des huiles ne s’est pas faite sans difficulté – la pénurie et la qualité du produit, par exemple –, et les produits comestibles sont une gamme complètement différente avec ses propres enjeux : surveiller le dosage, s’assurer de l’innocuité des produits, sensibiliser la population aux effets et, bien sûr, veiller à ce qu’ils soient hors de la portée des enfants. En revanche, il y a une récompense : ce sera un marché de cinq milliards de dollars aux États-Unis et au Canada d’ici 2022, soit quatre fois plus qu’en 2017, d’après ArcView Market Research, une entreprise qui collecte des données sur l’industrie du cannabis.

Dans la réglementation des produits comestibles, le Canada prendra la voie de la prudence. Les règles proposées par Santé Canada indiquent que le gouvernement fédéral imposerait une limite de 10 milligrammes de THC par emballage pour les produits comestibles et les boissons, et une limite de 1000 mg de THC par emballage et de 10 mg par portion pour les extraits; exigerait que les emballages soient neutres et les contenants à l’épreuve des enfants; interdirait la combinaison avec de l’alcool ou de la nicotine, et des éléments que l’on associerait avec de l’alcool; et interdirait aussi les produits attrayants pour les mineurs. Dix milligrammes de THC, c’est une dose assez faible. On trouve facilement sur le marché noir des produits comestibles contenant 100 mg de THC par portion. Les États américains qui ont légalisé la consommation récréative de cannabis, comme la Californie, l’État de Washington et le Colorado, ont imposé une limite de 10 mg de THC par portion, par exemple un bonbon, mais un emballage peut contenir plusieurs portions. L’État de Washington a limité les formes et les couleurs autorisées.

Voici ce à quoi on peut s’attendre dans cette industrie naissante.

Boissons

Bien que les bonbons gélifiés soient les produits comestibles au cannabis les plus populaires dans les États américains où ils sont légaux, plusieurs entreprises misent gros sur les boissons au cannabis. Constellation Brands, qui produit la bière Corona, a investi cinq milliards de dollars pour acquérir 38 % des parts du géant canadien du cannabis, Canopy Growth, afin de lancer une gamme de boissons au cannabis et d’autres produits. Entre-temps, Molson Coors s’est associée à Hexo, un producteur autorisé du Québec, pour lancer Truss, une coentreprise de boissons à base de cannabis.

Dooma Wendschuh, 42 ans, diplômé de l’Université de Princeton, fondateur du producteur de bière au cannabis Province Brands, m’a semblé un peu vexé quand je lui ai dit que des gens sont dégoûtés à l’idée de combiner le cannabis et la bière.

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Province Brands produit de la bière à base de cannabis. Photo : Province Brands, Flickr

« Quand je pense au cannabis et à la bière, je pense à deux des plus grandes inventions de tous les temps combinées dans une boisson », dit-il. L’entreprise produit la bière dans une usine de Québec et est en train de construire une brasserie de 123 000 pieds carrés en banlieue de Toronto. Il dit que son entreprise produira à terme 20 000 hectolitres de bière à base de cannabis et qu’avec des investissements, le volume pourrait atteindre 175 000 hectolitres.

Il ajoute qu’il produit la seule bière au monde réellement à base de cannabis. Il y a quatre ingrédients : le cannabis, le houblon, l’eau et la levure. Il n’y a pas d’orge, l’un des ingrédients habituels de la bière traditionnelle. Elle diffère donc des autres « bières » au cannabis produites seulement en ajoutant du cannabis à la recette habituelle.

Il prévoit que sa bière à base de cannabis, qui a selon lui un goût proche de celui de la bière traditionnelle, changera le marché de l’alcool. La bière de Province Brand ferait effet « aussi vite que l’alcool » et l’entreprise est en train de développer une technologie qui fera en sorte que les effets se dissiperont aussi vite que de l’alcool également.

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La brasserie de 123 000 pieds carrés en construction en banlieue de Toronto. Photo: Province Brands, Flickr

Il assure par ailleurs que le cannabis cause moins de mauvais comportements. « Quand on boit de l’alcool, on s’attend à certaines sensations, un certain genre de buzz. Avec une boisson à la marijuana, il n’y a pas ce genre de buzz. On se sent en quelque sorte détendu. Elle ne vous poussera pas à aller dans un bar draguer des filles… comme peut le faire l’alcool. C’est un autre genre de buzz. »

La réaction de Dooma Wendschuh aux strictes règles sur le marketing des produits comestibles au cannabis au Canada est intéressante : il affirme qu’elles vont l’aider, car son budget de marketing n’est de toute façon pas comparable à celui des géants de l’industrie. Mais il voit très grand et le dit haut et fort.

« Des fois, en faisant une prédiction excessive, on peut faire en sorte qu’elle se réalise, dit-il. S’il y a plus de personnes qui croient que les boissons vont devenir le secteur le plus important du marché du cannabis, il y aura plus de personnes qui vont vouloir investir, et si les entreprises reçoivent plus d’argent, elles vont faire mieux, et ça deviendra peut-être en effet le secteur le plus important. »

Le producteur de boissons infusées Tinley Beverage Co., à Los Angeles, qui vend des cocktails en bouteilles, dont une sorte de margarita au cannabis, prévoit de faire son entrée dans le marché canadien après la légalisation des produits comestibles et boissons au cannabis. La compagnie a déjà dû modifier son emballage pour le conformer aux règles californiennes mises à jour : par exemple, en remplaçant « margarita » par « stone daisy ». Mais pour le Canada, il faudra probablement enlever de l’étiquette tout ce qui a pour but de les rendre attrayantes.

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Des boissons de Tinley Beverage Company. Photo : Tinley Beverage Company

« Il n’y a pas de vrai marketing de marque au Canada », lance Ted Zittell, responsable du développement des produits et des marques pour Tinley Beverage Co, en entrevue avec VICE. Lui et le fondateur de la compagnie, Jeff Maser, résident à Toronto.

Il soutient que Santé Canada devrait encourager le développement des boissons à base de cannabis pour inciter les gens à abandonner des habitudes moins saines, comme fumer du cannabis ou boire de l’alcool.

Il pense que les règles strictes proposées vont au contraire faire en sorte qu’en matière de cannabis, le Canada perdra partiellement sa compétitivité. « On ne peut pas créer des trucs qui ont l’air de produits pharmaceutiques ou de produits de nettoyage et s’attendre à ce que ça devienne une marque de boisson très populaire. »

Technologie

Dooma Wendschuh est resté assez vague au sujet de sa technologie, mais plusieurs entreprises disent l’avoir découverte. Trait Biosciences, une entreprise spécialisée dans la recherche sur la biotechnologie, est l’une d’elles. Les cannabinoïdes (par exemple, le THC et le CBD) sont solubles dans la graisse : c’est en se dissolvant dans la graisse qu’ils sont absorbés par l’organisme. C’est ce qui explique que les produits comestibles mettent un certain temps à faire effet, parfois des heures. L’idéal serait qu’ils soient solubles dans l’eau, et vendus ainsi, comme l’alcool, car ils agiraient plus vite et l’effet serait plus constant. Reste à voir quelle entreprise réussira le mieux sa mise en marché une fois que leurs produits de consommation seront prêts.

La transition du marché noir au marché légal

J’écris cette partie du texte un mardi matin, dans la cuisine d’un loft de l’est de Toronto. C’est celle de Sarah Gillies, qui a fondé The Baker’s Shop, une entreprise de produits comestibles au cannabis, il y a six ans. Le marché noir des produits comestibles est florissant : on trouve des biscuits, des brownies, des thés, des teintures, du miel, des tartinades. Certains contiennent une plus forte dose que ce que le gouvernement devrait autoriser : il y a par exemple des biscuits avec 100 mg de THC chacun.

Sarah Gillies fait partie des nombreux producteurs de produits comestibles au cannabis sur le marché noir qui espèrent faire leur entrée dans le marché légal. C’est une militante qui croit qu’il faut donner aux patients qui souffrent accès aux produits comestibles, conformément à la décision de la Cour suprême dans l’affaire R. c. Smith . En un mot, il est légal de fabriquer ses propres produits alimentaires au Canada, mais pas de les vendre.

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Des biscuits de The Baker’s Shop. Photo de l’auteure

Sa boulangère, Kayla Baptiste, prépare 24 brownies au caramel au beurre et au cannabis. Je demande à Sarah Gillies comment ils font pour qu’il y ait la dose exacte dans chaque brownie. Elle me montre un tableur : il fait le calcul pour elles après qu’elles ont entré la quantité de distillat au THC requise pour la recette. Elles font aussi des tests et en font faire par des tiers.

Malgré cela, la dose peut varier. « On respecte le code autant que possible », dit Sarah Gillies, qui dirige aussi une entreprise de produits topiques.

Elle fournit principalement des produits aux vendeurs de cannabis sur internet ainsi qu’à des marchés temporaires. Dans la dernière année, elle dit que des producteurs de produits comestibles illicites se sont abstenus de vendre dans ces marchés en raison du risque d’arrestation, après quoi leurs chances d’entrer sur le marché légal seraient nulles.

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Du distillat que Sarah Gillies utilise pour ses produits. Photo de l’auteure

Mais il y a d’autres obstacles à la légalité : le coût est un facteur important. « Il faudrait non seulement investir pour l’autorisation, mais également pour l’installation », dit-elle. Des centaines de milliers de dollars, à son avis. « Ils ne vont pas faire : “Voici votre autorisation. Vous pouvez faire vos produits dans votre cuisine.” »

Donc, pour elle et d’autres propriétaires de petites entreprises de produits comestibles au cannabis comme la sienne, l’objectif est en partie de s’associer à des compagnies autorisées. Cela dit, elle précise qu’il y a déjà une grande variété de produits comestibles offerts aux masses et que ce marché ne va pas s’éteindre de sitôt. « Il y aura toujours un marché noir.

Réceptions

Cindy Fung n’est pas dans le commerce des jujubes. Pour 150 $ par personne, son entreprise cuisine des repas de sept services composés de produits infusés de THC et de CBD dans des lieux secrets à Toronto.

« On reste discrets », dit la chef et fondatrice de Preserve Indulgence en entrevue avec VICE. Mais son idée, que d’autres chefs dans plusieurs villes ont aussi eue, est un exemple du genre d’entreprises qui pourraient se multiplier avec la légalisation des produits comestibles au cannabis.

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Bacon en poudre et bonbon infusé. Photo : Preserve Indulgence

Elle en a eu l’inspiration après avoir fait un stage dans un prestigieux restaurant de Hong Kong. De retour chez elle à Toronto, elle a voulu changer un peu le milieu culinaire locale, et a mis sur pied son projet.

Elle utilise du CBD et du THC dans divers plats, elle prépare aussi des boissons à base de CBD, et elle assure que « chaque plat est très créatif ». Elle donne en exemple un bonbon arc-en-ciel au cannabis dans un sachet.

Dans les soirées, où se rassemblent de 20 à 30 invités, il n’y a pas que le repas. Il y a aussi des performances burlesques, et elle a même créé une soirée meurtre et mystère. Tout le monde repart également avec un petit sac-cadeau, qui contient des bonbons.

Ses dîners ne sont pas légaux, bien que son entreprise soit principalement un service de restauration. Mais ses invités ne sortent pas des soirées défoncés : ils ne consomment pas plus de 10 mg de THC au cours du repas. « Pour le dernier service, le dessert, on leur demande s’ils veulent “s’élever” », dit-elle, un euphémisme qui se passe d’explication.

La maison des fous

En grande partie, la raison pour laquelle les produits comestibles au cannabis feront l’objet de lois si strictes, c’est le risque de consommer une dose trop forte ou que des enfants en consomment par inadvertance. Et en effet, dans les États américains où ils ont été légalisés, il y a eu une augmentation des appels aux centres antipoison et des visites à l’hôpital en raison d’une ingestion accidentelle ou d’une surdose de cannabis. D’après une enquête de CBC, il y a également eu une forte augmentation des visites aux urgences au Canada en 2017-2018, année de la légalisation.

Mais il est important de ne pas perdre de vue le contexte et de ne pas susciter la peur sans fondement, comme une urgentologue ontarienne qui avait écrit sur Twitter que les produits alimentaires au cannabis étaient souvent tellement concentrés qu’ils pouvaient être fatals pour des enfants. L’affirmation était entièrement fausse.

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Mais il est prévisible que les visites dans les hôpitaux et les appels aux centres antipoison augmentent, car les gens sont plus enclins à signaler des problèmes quand ils ne risquent pas de faire l’objet d’accusations criminelles ou de perdre la garde de leurs enfants.

En entrevue avec VICE en août 2018, Bonni Goldstein, urgentologue en pédiatrie, a dit que, lorsqu’un enfant se présente à l’hôpital à cause d’une ingestion de cannabis, elle surveille généralement ses signes vitaux et le laisse dormir. Et quand se manifestent des symptômes désagréables, comme la paranoïa, l’anxiété, l’irrationalité et des hallucinations, aucune intervention médicale n’est généralement nécessaire.

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