Les Camions du bois de Boulogne

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Les Camions du bois de Boulogne

Une visite des bâtisses de fortune des prostituées du plus grand bordel à ciel ouvert de France.
Glenn Cloarec
propos rapportés par Glenn Cloarec

Ces dernières années, le nombre de prostituées exerçant au bois de Boulogne a « significativement augmenté » d'après la préfecture de police de Paris. Selon la porte-parole du « Collectif 16e arrondissement des prostituées du bois de Boulogne », on dénombrait récemment environ 180 prostituées femmes ou transsexuelles, indépendantes ou liées à des réseaux, travaillant dans le bois.

Étant architecte de formation, j'ai toujours été intéressée par les architectures informelles et les bâtisseurs de fortune. Je me suis souvent demandé comment des populations marginalisées faisaient pour vivre dans des milieux hostiles ou violents. J'ai ainsi eu l'opportunité de travailler dans les favelas de Rio de Janeiro et de suivre les populations délocalisées du Sichuan suite à la construction du barrage des Trois-Gorges à Chongqing. Ces vies extrêmes sont le genre de problématiques qui m'intéressent. Je me suis penchée sur les conditions de travail des prostituées du bois de Boulogne avec la même perspective.

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Ainsi, j'ai démarré ma série « Lieux de plaisir » il y trois ans. Le bois de Boulogne est un endroit qui parle à tout le monde. Chaque Parisien a une idée de ce qu'il s'y passe. C'est un lieu historique en termes de prostitution, tout comme la rue Saint-Denis. Mais derrière ces arbres, ce sont des individus qui exercent un boulot souvent méprisé. Travailler sur les espaces que ces femmes se créent et qu'elles adoptent comme des « bureaux » était une suite logique à ma démarche photographique. J'ai rencontré toutes ces femmes directement, au bois de Boulogne. C'est un milieu que je voulais appréhender seule, sans être influencée par la démarche d'une association. J'ai travaillé sur un même espace, le long de la voie qui sépare le bois de Boulogne. J'y ai rencontré une trentaine de prostituées. Au fil du temps, le contact s'est établi de manière sincère avec quatre d'entre elles que je vois dorénavant en dehors du bois.

Photos : Élodie Chrisment/Hans Lucas

Celles que j'ai rencontrées étaient en majorité des transsexuelles. Ce sont des personnes qui ont eu plusieurs vies. Depuis leur village natal en Amérique latine où, enfant, elles étaient perdues dans leur sexualité et dans leur relation avec leur famille, jusqu'à la France, où elles se battent pour survivre en tant que femmes, subvenir aux besoins de leurs proches et, au mieux, sortir du bois et retrouver un quotidien « normal ». Leur vie n'est qu'une lutte permanente et elles savent que le chemin sera long à parcourir pour s'en sortir. Trouver un travail signifie au préalable apprendre le français, suivre une formation et quitter du jour au lendemain le bois et ses rémunérations quotidiennes. Les associations sont présentes, dans la mesure de leurs moyens et la frontière vers une vie normale reste difficile à franchir. Il y a aussi ces femmes, mères de famille, qui luttent pour subvenir aux besoins de leurs enfants et qui essaient difficilement de vivre une histoire avec un conjoint. Ce sont ces personnalités qui m'intéressent photographiquement.

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Chaque matin, toutes ces femmes arrivent au bois en bus pour certaines, avec leur véhicule pour d'autres. De là, démarre une sorte de rituel qu'est la mise en place de leur espace de travail. Certaines vont déplier leur tente au fond du bois, les autres aménagent la plage arrière de leur voiture ou de leur camion, baissent les sièges, occultent les vitres et allument de l'encens. Puis elles se préparent, se maquillent, s'habillent ou se déshabillent. Le temps de cette mise en place leur permet de rentrer dans leur nouveau rôle, d'oublier leur « vie normale » et d'offrir cette prestation que certaines appellent un « dîner spectacle ». Une connaissance des prostituées cuisine tous les midis et livre au bois des repas et des boissons. Mais il est rare qu'elles déjeunent ; ce travail leur coupe l'appétit. C'est donc souvent l'estomac vide qu'elles travaillent, mais il n'est pas rare de voir une bouteille d'alcool dépasser de leur sac à main. Avant 17h, elles se pressent pour se changer, remballer, discuter avec les copines et retourner à leur vie normale. L' « équipe de nuit » arrive.

Elles ont toutes l'habitude des regards méprisants, des mauvaises intentions et des discours néfastes à leur encontre. Il était donc normal qu'elles soient dubitatives lorsque je leur expliquais ma démarche. Chaque semaine, quand je venais les voir, je leur ramenais des tirages de mes photos de la semaine précédente. Elles m'ont donné de leur temps et de leur histoire, il était donc normal que je revienne avec une trace de leur témoignage. Elles se disent libérales, sans patron, donc sans souteneur, ce qui rendait nos rendez-vous simples et libres de parole. Avec le temps, elles ont compris que leur visage et leur identité n'étaient pas ce qui m'importait dans ma démarche photographique.

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J'ai aussi rencontré un certain nombre de clients. Il serait difficile d'établir un profil type : ce sont des hommes de tout âge, de toute origine – du jeune de banlieue au père de famille travaillant à la Défense et qui passe au bois de Boulogne entre deux réunions pour se détendre, avec le siège bébé toujours installé à l'arrière de la voiture. Pour la grande majorité, aller voir une prostituée est une soupape. « Avant, aller au bois de Boulogne était une fête, maintenant, c'est un médicament », m'a raconté une prostituée. Elles ont un rôle social et mesurent la température de la misère sexuelle en Île-de-France. Tous les clients m'ont d'ailleurs confirmé ce fait.

À l'échelle urbaine, j'ai été étonnée de découvrir le bois de Boulogne comme un espace très hiérarchisé. Il possède ses codes et ses habitudes méconnus de tous. Un monde parallèle s'y développe de deux façons distinctes, diurne et nocturne, avec sa population de jour et de nuit. Les clients ne sont pas les mêmes. Aussi, le bois cristallise véritablement les conséquences des politiques gouvernementales et de la crise économique. Il n'y a plus de solidarité entre ces femmes, ou du moins, elle n'est plus la même que par le passé. À l'échelle individuelle et humaine, je suis quotidiennement marquée par leur courage. Elles survivent dans un pays dont la culture et la langue leur sont pour la plupart méconnues et exercent au quotidien ce métier dans un milieu hostile. Ce sont toutes des femmes en quête d'une vie normale et qui ont une lecture clairvoyante de la société actuelle.

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Élodie Chrisment est une photographe française membre du studio Hans Lucas. Retrouvez-la sur son site.

Propos rapportés par Glenn Cloarec.