Il y a quelques semaines, plusieurs médias français ont annoncé qu’ils ne publieraient plus les photos et les noms des terroristes impliqués dans notre triste actualité. C’était quelques jours seulement après la mort de plusieurs dizaines de personnes dans l’attentat de Nice, qui a précédé un élan de curiosité morbide du public pour connaître l’identité de l’homme derrière le volant.
Le Monde et La Croix, entre autres, ont affirmé qu’ils résistaient ainsi à la « stratégie de la haine. » Des groupes terroristes tels que Daesh ou Boko Haram comptent beaucoup sur l’attention des médias, qui leur permettent de revendiquer des attaques à l’envi et de diffuser leur message sur les réseaux sociaux et sur YouTube. Or, à chaque fois que ces groupes font les gros titres, ils s’en trouvent renforcés.
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De fait, ces récits d’horreur ont un effet puissant sur nos esprits, que nous en ayons conscience, ou non. En tentant de ne plus participer malgré eux à la propagande de Daesh et à l’héroïsation des terroristes, ces médias font une expérience certes critiquable, mais extrêmement intéressante. Et de nombreux chercheurs appuient cette décision.
Miroir, miroir
Dans les années 80, un neuroscientifique italien nommé Giacomo Rizzolatti, de l’Université de Parle, a identifié des cellules nerveuses spécifiques appelées « neurones miroirs. » Ces cellules participeraient au processus d’imitation de nos pairs, et à l’émergence du sentiment d’empathie. En outre, ils sont très actifs lorsque nous observons les actions d’autrui.
Les neurones miroirs ne sont pas directement la cause de notre tendance à imiter les actions d’autrui—des actes de violence, par exemple—mais contribuent à nous faire sentir que tel ou tel comportement est usuel, voire utile, dans les communautés humaines. Un enfant qui constate que harceler ses camarades peut permettre d’acquérir une position de pouvoir dans un groupe sera encouragé à harceler, lui aussi. Un individu disposé à la violence pourra être motivé à passer à l’acte après avoir vu une tuerie au JT (c’est ce que l’on appelle l’effet copycat). « Vous pouvez toujours choisir. Imiter la victime, ou imiter l’agresseur. Mais votre cerveau vous poussera toujours à imiter, » explique Marco Iacoboni, neuroscientifique à l’UCLA et spécialisé sur les neurones miroirs.
Dans son ouvrage Mirroring People, Iacobini explique le phénomène de « violence par imitation, » auquel les neurones miroirs participent. Les enfants y seraient particulièrement sensibles (ce qui ne signifie en aucun cas qu’un enfant régulièrement exposé à la violence deviendra un individu violent). Concrètement, ce phénomène pourrait avoir contribué à l’explosion de violence à l’école qui a suivi la fusillade de Columbine en 1999, même s’il faut évidemment prendre en compte de nombreux facteurs sociaux.
« Vous pouvez toujours choisir. Imiter la victime, ou imiter l’agresseur. »
Recette pour un désastre
Cette part de contrôle est étroitement dépendante de notre expérience et de notre représentation du monde. Et en cela, le type de société dans lequel nous vivons et les idéologies dans lesquelles nous baignons sont essentiels, explique Douglas Gentile, chercheur spécialisé sur l’influence psychologique des médias à l’Université d’Iowa.
Regarder un film violent ou jouer à un jeu vidéo sanglant ne nous rend pas plus agressif. Notre comportement est déterminé par une multitude de facteurs, dont de multiples couches de stress et d’influences de type environnemental. Quelqu’un qui aurait vu les images de l’attaque de Nice est donc plus susceptible de passer à l’action s’il s’identifie à l’agresseur plutôt qu’aux victimes ; or, s’il s’identifie à l’agresseur, c’est aussi parce qu’il a déterminé rationnellement que ces actions étaient justes et légitimes. L’excitation suscitée par les images ne suffit pas.
« Nous les avons transformés en héros. Nous les appelons soit ‘loups solitaires’, soit ‘terroristes’, ce qui dans les deux cas peut séduire les individus qui ont les mêmes ambitions mais n’osent pas encore passer à l’acte. »
Gentile, qui a juré de ne jamais nommer un seul terroriste dans ses cours et conférences, estime que les médias ont une part significative de responsabilité dans tout cela. Quand un journal publie le nom d’un tueur, décrit son arme et la méthode qu’il a employée pour tuer le plus de personnes possibles, il présente une sorte de « recette du succès » qui peut motiver quelqu’un à l’imiter.
« Nous les avons transformés en héros. Nous les appelons soit ‘loups solitaires’, soit ‘terroristes’, ce qui dans les deux cas peut séduire les individus qui ont les mêmes ambitions mais n’osent pas encore passer à l’acte, » explique Gentile.
Je lui ai demandé s’il estimait que le public avait le droit de connaître le nom et la vie de ceux qui étaient à l’origine de ces événements dramatiques ayant endeuillé une nation entière. Il m’a répondu que, selon lui, cette transparence de l’information était improductive, qu’elle contribuait seulement à reproduire des stéréotypes et à pousser le public à diriger sa haine vers les groupes de personne possédant le même background. « Est-ce que cela sert vraiment à quelque chose de connaître le nom du terroriste ? Est-ce que cela change votre vie ? » réplique-t-il.
Changer le cours des événements
Les neurosciences et la psychologie comportementale viennent appuyer la partie la plus optimiste de ce débat : notre cerveau et notre comportement sont malléables. Personne n’est à la merci de ses neurones miroirs, et personne n’est destiné à imiter la violence lorsqu’elle s’étale de manière insolente devant nos yeux. À l’inverse, se priver de toute source d’information susceptible d’évoquer les tueries de masse ainsi que leurs causes ne garantira jamais la paix de l’âme.
Une grande partie du travail de Gentile est orienté vers la construction de l’empathie en prévention de la violence. Il souligne que les médias japonais, par exemple, se concentrent sur les victimes d’attaques plutôt que leurs auteurs. Quand un événement dramatique se produit, ils présentent plutôt des photos de personnes éplorées et en souffrance, plutôt que des portraits de ceux qui ont causé cette souffrance. Les gens s’identifient naturellement aux victimes, ce qui a peut-être un lien, certes mince, avecle taux de criminalité au Japon, l’un des plus bas du monde.
Les États-Unis ont déjà pris en compte l’influence des médias sur le taux de suicide ; selon de nombreuses études, la publication de photos et d’articles concernant le suicide d’individus spécifiques est corrélé avec le taux de suicide global dans le pays sur une période donnée.
Les médias français abordent aujourd’hui ce phénomène à partir d’une approche expérimentale, et on ne saurait les en blâmer. Nous devrions être plus attentifs à la façon dont la presse suscite et promeut l’empathie, notamment sur des sujets propres à générer des réactions émotionnelles très fortes. De fait ce détachement, assorti d’une réflexion rationnelle, nous aideront également à nous souvenir d’une chose importante : il y a beaucoup plus de gens paisibles que de gens violents en ce monde.