Il est communément admis que la plupart des commentaires YouTube font partie – avec les romans de Houellebecq et les statistiques de mortalité de la bataille de la Somme – des trucs les plus déprimants qu’on puisse lire. Même s’il s’agit d’une vidéo d’un éléphant qui enlace un carlin ou d’un récital de Philip Glass, on tombe toujours sur le même merdier de racisme, d’homophobie, de misogynie, et de gens qui se traitent de n00b ou qui vous jetteront un sort si vous ne partagez pas l’histoire d’une fille morte dans un accident de voiture avec au moins dix de vos amis.
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Heureusement, il y a quelques perles de bonnes manières dans cette fosse à haine en ligne, et elles se trouvent le plus souvent sous les vidéos de musique. Parfois, on lit les histoires de vieux couples qui ont échangé leur premier baiser dans un café du Wisconsin alors que le jukebox jouait « Tiny Dancer ». D’autres fois, on voit des Suédois très enthousiastes remercier la personne qui a mis en ligne un morceau de death metal, avec un smiley. Et de temps en temps, trop rarement, les utilisateurs de YouTube montrent qu’ils sont capables d’être drôles.
Mais si l’envie vous prend de lire les commentaires les plus inspirants et poignants de YouTube, une playlist rave/hardcore composée de morceaux de la fin des années 80 et du début des années 90 est plutôt un bon choix.
J’adorais tellement ce morceau. Ma vie a beaucoup changé depuis « ce » temps-là – des parents, des amis décédés – je vis la vie normale de ceux qui travaillent dur et qui font aller. Je peux au moins me rappeler de l’époque où je prenais de l’acide avec mes potes dans les bois du coin en écoutant ce genre de morceaux. Aller en rave, prendre des pilules – la belle vie. Cette époque est révolue, elle me manque, les gens me manquent. Mais je suis content d’avoir eu la chance de vivre ça.
Un commentaire sur “Sweet Sensation” de Shades Of Rhythm.
Les commentaires sur ces vidéos font sincèrement partie des plus belles choses que j’aie jamais lues.
« La paix, l’amour et l’ecstasy. Aujourd’hui je suis un quarantenaire rangé qui plane seulement grâce à son VTT mais de 1989 à 1996, j’ai fait un tas de raves d’acid, de house, de hardcore, de house progressive et de transe.
Dieu bénisse l’ecstasy.
P.S. Je suis désormais un conducteur de train chiant et clean. »
« Un morceau vraiment incroyable, une intro énorme suivie d’une échappée totale vers l’émotion de l’unité, quand toutes les tribus se réunissaient. Le nord, le sud, l’est et l’ouest de l’Angleterre, hommes, femmes, Noirs, Blancs, une danse, une ambiance, on faisait la fête toute la nuit.
Les ravers de 1989/90 avaient tout… Biology, Sunrise, Energy, Raindance, Perception. On avait « tout ce qu’il fallait, mon pote » !
J’ai encore du mal à comprendre où tout ça est parti – ça me tue, putain.
Big up à tous les vrais de l’Astoria et de Camden Palace. »
Les deux commentaires proviennent de “Everybody” de Shades Of Rhythm.
Le cynisme pourrait nous faire voir dans ces commentaires le fruit de souvenirs embellis par la MDMA de trentenaires qui en veulent à leur femme, leurs enfants chiants, leurs emprunts, leur boulot et les responsabilités que ça implique. On pourrait simplement considérer ces louanges du « bon vieux temps » comme de tristes gémissements réactionnaires de gens qui refusent de comprendre le monde de la dance moderne, avec ses live streams, les trolls qui traînent dans les forums et les raves organisées par LiveNation.
Qu’ils aient raison ou non, ça n’a pas d’importance, car ce que ces gens expriment à travers l’improbable médium que sont les commentaires YouTube, c’est du romantisme pur. Quelle que soit la sortie du label Positivia qui ait déclenché leurs réminiscences à la Proust-sous-influence, ils convoquent véritablement des fragments d’un passé perdu, quelque chose qui en dit beaucoup plus sur leur vie et qui a beaucoup plus de valeur que les souvenirs genre : « Hé, vous vous rappelez des pogs ? » que nous ressortent les branleurs nostalgiques qui pullulent sur le net.
Je suis allé à San Francisco à la fin des années 1990 et presque tous les bars du Castro jouaient cette chanson. Il n’y a presque pas de paroles, c’était plus un cri dans la nuit, une chanson sur l’amitié pure, parce que beaucoup de gens comptaient sur la gentillesse de leurs amis (ou d’inconnus) pendant l’épidémie du sida. Ce morceau correspondait parfaitement pas seulement parce que c’est une tuerie musicale, mais parce qu’il exprimait tellement de choses avec très peu de paroles. Ça exprimait ce que tellement de gens ressentaient à cette période. Le contexte, vous voyez..
Y’a un truc dans ces mélodies à l’ancienne qui fait ressurgir des souvenirs. Les raves étaient pleines de gens qui dansaient toute la nuit, jamais de bagarre, toujours beaucoup d’amour – c’était peut-être l’ecsta. On attendait le week-end toute la semaine, Manchester, Shelly’s, Legends, Bibies, Orbit, Back to Basics ça passait mais ils étaient trop pointilleux sur ce que portaient les mecs. Une des meilleures époques et c’était génial d’en faire partie…
Sur “Anthem” de N-Joi.
À certains moments, on se sent un peu voyeur, comme si on assistait à l’émergence d’un mouvement nouveau – ou du moins méconnu – de poètes marginaux malgré eux. J’imagine bien que certains des commentateurs sont des gens instruits qui dirigent le pays ou qui produisent des émissions pour les jeunes sur Channel 4, mais un bon nombre de commentaires sont très probablement écrits par des gens qui ne peuvent pas s’exprimer aussi franchement dans leurs vies de tous les jours.
Je me plais à imaginer ces hommes et ces femmes rester éveillés tard le soir dans leur logement neuf, les larmes aux yeux, attendant que leurs enfants aillent se coucher pour se replonger dans leur jeunesse insouciante, heureuse et décomplexée qu’ils passaient entre des entrepôts de Manchester et des plages des Baléares. Ce serait assez tragique qu’ils continuent à se pointer au Warehouse Project après avoir avalé trois cachets, pour partir en transe sur « Voodoo Ray », que Joy Orbison passerait encore 25 ans plus tard. Mais je ne pense pas que ce soit le cas. Ces gens savent que l’époque des raves est révolue et ils s’en souviennent plutôt que d’essayer de la recréer au sein d’un genre d’association de reconstitution historique de la Hacienda. Voici des exemples de gens qui ont penché pour ces pensées mélancoliques plutôt que pour une nostalgie régressive :
Depuis cette merveilleuse époque, la vie n’a fait que me décevoir. Pour toujours dans la mémoire, jamais retrouvée…
Sur “Closer to All Your Dreams” de Rhythm Quest.
Bien évidemment, on y croise autant de rêves brisés que d’anecdotes sentimentales sur ces clubs dans lesquels les gens dansaient, baisaient, buvaient et se droguaient, avant d’adopter une vie radicalement différente. Mais même quelqu’un d’aussi découragé que MrCockPirate, ci-dessus, peut se remémorer ces jours de manière positive. Et à l’heure où les gens font la grimace lorsqu’ils voient des photos prises six mois plus tôt, c’est assez cool.
Mon dieu, je me rappelle de ça. J’habitais à Leeds et je sortais avec la plus belle fille du monde, qui habitait à York. Je me levais le vendredi matin et j’écoutais ça ; je n’habitais qu’à soixante kilomètres. Quelle époque. Quelle belle preuve de l’existence de Dieu elle faisait. Belle, souriante, des formes magnifiques. Je n’oublierai jamais.
J’étais à une fête sur un bateau au milieu des années 1990, et ils ont passé ce morceau lorsqu’on passait sous le London Bridge, à minuit, les pilules commençaient tout juste à faire effet… Je suis presque devenu fou, tout était juste parfait.
Sur « Turn Me Out » de Kathy Brown feat. Praxis.
Un des trucs les plus impressionnants dont on s’aperçoit sur la rave et le hardcore quand on regarde ces commentaires, c’est leur relation au temps et à l’espace. Il semble que la combinaison de musique, de lieux et de produits chimiques crée vraiment des souvenirs inoubliables dans la vie des gens, et ces vidéos servent de portails vers ce temps. Qui sait, peut-être que dans 25 ans, des tas de gens parleront de la première fois où ils ont entendu « Where Dem Girls At » de Flo Rida et David Guetta. Mais soyons réalistes, ça ne va pas arriver. Si ?
Phil Davies de Nantwich, si jamais tu écoutes ça ici, c’est Johnny de Coventry, contacte moi, mon frère.
Sur « Better Days » de Jimmy Polo.
Celui-ci est probablement mon préféré. Ça ne parle pas que d’un club, d’une soirée géniale ou d’un remix qui tue. Ça fait allusion à la relation mystérieuse qu’ont un jour entretenu Phil Davies et Johnny de Coventry. Une relation qui s’est par la suite estompée, probablement avec l’arrivée de nouvelles responsabilités et de la diaspora post-rave que l’âge adulte a amené.
Qu’ils soient devenus meilleurs amis pour une courte période, qu’ils aient refait le monde au lever du soleil à Fantazia après une longue nuit de télékinésie alimentée par la sérotonine, ou qu’ils se soient lancés dans une sorte de relation amoureuse au moment où arrive le break de piano dans « Better Days », on ne saura jamais. Mais le fait que quelque chose d’aussi banal qu’un commentaire YouTube – une petite annonce pour retrouver une relation depuis longtemps perdue – puisse nous faire réfléchir à de telles possibilités, est une preuve du pouvoir évocateur d’internet.
Mon pote, j’ai presque le même âge, je vivais à fond à l’époque. J’ai déménagé en Australie, j’ai un emprunt, j’ai pas d’enfants mais ma miss commence à y songer… Heureusement, je peux encore apprécier un bon morceau dans mes écouteurs et oublier toute la pression, le stress et les tracas de la vie.
Rappelez-vous du bon vieux temps, la musique, les drogues, les femmes et les clubs, c’est le seul truc qui vous gardera sain d’esprit lol.
Mais ces commentaires sont avant tout la pire campagne anti-drogue du monde. Parcourez-les (et croyez-moi, c’est ce que j’ai fait), littéralement aucun d’entre eux ne dit que l’ecstasy a ruiné leur vie ou leur compte en banque. Il n’y a pas non plus de vantardise virile sur les doses que chacun pouvait ingurgiter. Évidemment, toutes les drogues sont dangereuses, mais ces gens ne parlent pas de drogues comme la MDMA en cristaux qui sort tout droit d’un labo chimique. Et si vous avez besoin d’entendre que les nuits passées sous MD valent bien la descente, c’est ici que vous le trouverez.
Je comprends toujours pas pourquoi vivre dans un appart de merde, et attendre salaire après salaire pour financer mes week-ends passés sous ecstasy avec mes meilleurs potes était une époque bien plus mémorable et joyeuse que ma vie actuelle faite d’investissements, de gamins, d’évasion fiscale/maritale et de voitures clinquantes.
Ces jours-là ne s’achètent pas. Vive ces jours et ces morceaux géniaux. J’y retournerais sans hésiter.
C’est dingue de penser qu’en naviguant simplement entre les meilleurs commentaires de quelques morceaux de house à base de piano, on retrouve devant soi les rêves et les aspirations de toute une génération. J’ai le sentiment que les anthropologues reviendront sur ces commentaires de la même manière que les historiens militaires sont revenus sur les témoignages de Stalingrad. Il s’agissait d’un temps que personne n’a beaucoup documenté. Bien sûr, il y a la vidéo du Doncaster Warehouse, Human Traffic, Acid House d’Irvin Welsh et une poignée de vidéos de raves mal tournées, mais aucune œuvre ne me donne l’impression de capter la véritable atmosphère de cette époque que je suis trop jeune pour avoir connue comme ces commentaires.
La nostalgie c’est de la merde, c’est sûr, et chaque sortie d’un classique comme « Pacific State » était accompagnée d’une centaine de mauvais disques. Et pour chaque personne qui y repense avec tendresse, il y a probablement eu une victime. Il faut se rappeler que les bermudas à carreaux étaient de rigueur à cette époque. Mais on ne peut pas s’empêcher de penser que ces gens avaient tout compris.
Si ces commentaires sont vrais – et pourquoi douter de leur véracité ? – sortir à cette époque était synonyme d’unicité et d’euphorie, et pas de porter un t-shirt qui moule les pecs ni de faire un concours de pisse de Moët. Ces commentaires sont une leçon d’histoire que les clubbeurs d’aujourd’hui feraient bien de suivre attentivement.
Clive est sur Twitter : @thugclive
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