« Le dandy doit aspirer à être sublime sans interruption. Il doit vivre et dormir devant un miroir. »
Cette maxime qu’édictait au même titre qu’une loi morale Charles Baudelaire dans son recueil posthume Mon cœur mis à nu aurait très bien pu être celle des Gilets Rouges. Cette confrérie de dandys parisiens du début du XIXe siècle s’illustrait, patins aux pieds, sur les champs recouverts d’eau gelée de La Glacière – la surface glacée du canal de l’Arsenal, près de Bastille – en effectuant des figures gracieuses, exécutées avec des mouvements ultra-précis. L’esprit de cette communauté d’hommes élégamment vêtus de vestons de hussards rouges, de pantalons cintrés et autres Mortarboard – des chapeaux hauts de formes à sommet plat –, a été capturé par l’un de ses membres, Jean Garcin, dans le livre Le vrai patineur, ou principes sur l’art de patiner.
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Publié en 1813, près de deux siècles avant Philippe Candeloro, Brian Joubert ou Surya Bonaly, à une époque où le patinage n’était pas encore un sport mais un loisir apprécié des bourgeois, ce petit manuel d’une centaine de pages est un vrai manifeste à la gloire du dandysme sur glace. Il est aussi le tout premier bouquin sur le patinage artistique publié en France, et est à juste titre considéré comme le père de la discipline.
Bien avant qu’il ne serve à la pratique d’une activité récréative et artistique, il y a 3 000 ans environ, le patin était un moyen de transport utilisé par les hommes préhistoriques vivant dans les régions froides du globe. Ces derniers attachaient alors des os d’animaux à leurs pieds afin de se déplacer sur les rivières gelées. Dans l’histoire moderne, sa dernière trace remonte au XIIIe siècle en Hollande, où son utilisation suivait les mêmes raisons pratiques. Puis, au XVIIe siècle, il est devenu un accessoire essentiel dans les courses sur glace au « pays des tulipes ».
Importé en Grande-Bretagne, puis en France, c’est sous le règne de Louis XVI que le patinage devint une activité très prisée dans les hautes sphères de la société. « C’est surtout la haute bourgeoisie qui a récupéré ces éléments pour faire des pratiques d’agréments sur les lacs, affirme Jean-Nicolas Renaud, historien du sport et maître de conférences à l’École normale supérieure de Rennes. Il s’agissait d’une sorte d’entre soi bourgeois assez particulier que l’on retrouvait dans les villes et les zones de villégiature. »
À cette époque, patiner sur les lacs gelés était un loisir exclusivement réservé aux hommes. Les femmes, elles, n’étaient autorisées qu’à faire de la luge, jusqu’à ce que la société civile en décide autrement en 1833. Les patins d’alors étaient faits en bois avec des montures en cuir et des lames de fer de formes différentes – certaines avaient le bout en arc de cercle, rappelant les chaussures poulaines du Moyen-Âge.
C’est dans ce contexte historique et social qu’est né le club des Gilets Rouges et de son membre émérite Jean Garcin. On ne sait pas grand-chose de cet homme, si ce n’est qu’il fut l’inventeur du patin « cingar » en 1828 – anagramme de son nom – et l’auteur du livre qui tenta de définir l’art du patin – et dont Honoré de Balzac fit prétendument l’éloge. Peut-être en sait-on encore moins sur le club de dandys patineurs dont il faisait partie, si ce n’est qu’ils formaient un groupe de bourgeois qui valorisaient l’aspect artistique aux qualités athlétiques du patinage.
Le vrai patineur semble avoir été écrit comme manifeste de cet « art gracieux, qui doit être peu sujet à faire rire » que Garcin et les Gilets Rouges s’évertuaient à pratiquer sur l’eau gelée du canal de l’Arsenal. Dans ces pages sont décrites les figures essentielles accompagnées par quelques conseils utiles afin de maîtriser l’art nouveau du patinage artistique. Le tout est précédé par une longue partie abordant les questions techniques telles que le choix et la fixation des patins, ou la posture à adopter pour tenir en équilibre sur la glace.
Au détour de quelques pages, des illustrations permettent de comprendre les pas principaux et les gestes précis à reproduire au niveau des mains et des pieds pour les réaliser parfaitement. Chaque mouvement est détaillé minutieusement. « Au niveau de l’aspect technique, il s’agit vraiment d’une forme de démonstration sociale et on comprend que tout geste doit être extrêmement précis, codifié et garder la rectitude pour ne pas donner l’impression de trébucher », précise Jean-Nicolas Renaud.
Pour James Hines, auteur du livre Figure Skating in the Formative Years, ces détails sont une volonté de définition de quelque chose d’élégant. « Les patineurs français accordaient beaucoup d’importance au côté artistique, en particulier celui qu’on associe à la danse, écrit-il. Garcin voyait la technique comme quelque chose d’important, et l’art comme essentiel. »
Cela explique sûrement pourquoi Garcin a dédié son livre à Geneviève Gosselin, Première danseuse de l’Académie Impériale de Musique. Par ailleurs, certaines des figures décrites dans Le vrai patineur sont accompagnées d’attitudes et d’expressions faciales qui aident à ajouter de la beauté au mouvement. Ainsi, Garcin décrit avec un certain lyrisme le pas nommé « dedans en arrière », qui s’effectue avec le visage « d’une personne qui, ne pouvant cacher le doux sourire qui trahit l’état de son cœur, semble fuir à regret un indiscret qui la poursuit. »
Cette spécificité française de privilégier des qualités plutôt associées à la féminité, Garcin la revendique entièrement. Comme tout bon dandy, il est très snob. Il n’existe, selon lui, « de bons patineurs qu’à Paris ». La vitesse, non merci. L’élégance de la danse, oui. Dans sa préface, il écrit : « Beaucoup de personnes, il est vrai, surtout celles du Nord, imaginent que courir, aller vite, ou faire de longues courses sur la glace, c’est savoir bien patiner : il est bon de leur apprendre qu’ici nous ne faisons rien de ce savoir. »
« Ce texte était un traité servant à montrer à quel point le patinage français était supérieur aux patinages des pays étrangers, où la grâce n’avait pas d’importance », comme l’explique au site Atlas Obscura la sociologue du sport Mary Louise Adams.
Néanmoins, n’importe quel patineur étranger pourrait atteindre un niveau de performance proche de celui d’un Français, « naturellement souple, léger et gracieux », d’après Garcin. Chauviniste impénitent, il écrit de ses semblables européens :
« Voyez-les la première fois qu’ils montrent leur savoir-faire sur nos bassins ; le corps courbé, les bras ballants, le derrière tendu, ou bien, droit comme des piquets, tous guindés, dépourvus de souplesse, sans grâce, sans tenue. Cependant après quelques hivers passés dans nos murs, exercés parmi nos Patineurs, ils ne sont plus les mêmes, ils ont changé du tout au tout ; souvent, ils ne se contentent pas de les approcher, ils les égalent, à peu de chose près qu’il leur manque toujours dans le moelleux des mouvements et de l’abandon. »
Les Français étaient alors les rois de la grâce, et Garcin comptait bien le montrer. Dans les pages qui suivent, des illustrations prouvent leur aisance de tous les instants. Outre les pas principaux que composent le dedans et le dehors en avant ainsi que le dedans et le dehors en arrière, Garcin présente une trentaine de figures aux noms insupportables tels que : le « périlleux et brillant » saut de Zéphyre, le « difficile et joli » pas d’Apollon ou encore l’Adonis, un pas où « un patineur élégant est susceptible de faire le plus de sensation ». D’autres, comme l’ Anglaise ou le Lourdeau, « une espèce de salut à la manière d’un niais » , marquent la capacité du patineur à rire de lui-même ou à jouer l’idiot.
Pour finir, « le vrai patineur » se devait d’être conscient des dangers liés au patinage, de suivre un code éthique et de fournir quelques conseils pratiques à l’intention des débutants. Ainsi apprend-on à se sortir d’une flaque d’eau glacée dans lequel on serait tombée par inattention ; qu’il faut constamment regarder droit devant soi et pas à ses pieds afin de ne pas mettre les autres patineurs en danger ; que l’on doit « toujours encourager celui qui étudie une figure, quelque difficile qu’elle soit » même s’il donne l’impression de ne jamais pouvoir la maîtriser ; qu’il est essentiel d’éviter de prendre en modèle les « Patineurs inélégants », afin de ne pas « former un pas avec gaucherie ».
Aujourd’hui, certaines figures utilisées en compétition internationale s’inspirent plus ou moins de celles de Garcin. On peut par exemple citer le saut de Valse ou du beau Narcisse, dans lequel le patineur place ses mains en cloche au-dessus de la tête comme un saut typique de danse classique. Beaucoup de choses ont changé dans la discipline depuis 1813. Les pas, la technique et les accessoires sont plus sophistiqués. Les patineurs plus athlétiques.
Néanmoins, Garcin aura contribué à créer une philosophie et un art qui n’ont jamais eu d’autre objectif que celui-ci : être sublime, sans interruption.