Les formes de cancer contagieuses sont extrêmement rares, et pour de bonnes raisons : le système immunitaire des êtres vivants complexes ne leur laisse aucune chance. Si, chez un individu donné, les cellules cancéreuses trompent aisément la vigilance du système immunitaire, le cancer d’autres individus, lui, sera immédiatement identifié comme « étranger » et éradiqué impitoyablement. Les cas de métastases contagieuses chez les humains sont relativement exceptionnels, et n’adviennent généralement que chez des patients fortement immunodéprimés.
Dans la nature, il existe cependant quelques espèces pour qui la transmission du cancer constitue une véritable menace. Certains coquillages peuvent « attraper un cancer » du fait de leur système immunitaire extrêmement fragile et d’un mode de vie basé sur l’ingestion et la filtration d’eau de mer dans laquelle baignent les autres coquillages. Les chiens y sont également sensibles dans la mesure où l’accouplement peut engendrer une transmission de cellules malignes. Enfin, les diables de Tasmanie se transmettent un cancer facial tumoral (Devil Facial Tumour Disease, ou DFTD) car leurs échanges sociaux impliquent de se frotter régulièrement la tête les contre les autres. Dans tous les cas, la contamination nécessite un contact direct entre des tissus malades et des tissus sains : une cellule cancéreuse ne se comporte pas comme une bactérie ou un virus ; le cancer doit être « transplanté » en masse pour croître dans un nouvel organisme.
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Dans la plupart des cas, le DFTD est fatal. Au cours des deux dernières décennies, 80% de la population totale des diables de Tasmanie a été décimée par le cancer. La maladie s’est répandue dans près de 95% de l’île de Tasmanie et a touché toutes les populations connues. Les modèles épidémiologiques ont prédit que le DFTD menaçait l’espèce d’extinction à court terme.
Il y aurait un peu d’espoir à l’horizon, cependant. Non, les diables n’ont pas encore appris à entretenir des relations sociales sans se frotter les uns aux autres en se ravageant le museau, mais leur système immunitaire lutte contre le cancer par l’intermédiaire d’une série d’adaptations extrêmement rapides, selon un article publié mardi dans Nature Communications par Andrew Storfer, spécialiste d’écologie des maladies infectieuses, et ses collègues de l’Université de Washington.
« Dans l’ensemble, nos résultats indiquent une réponse évolutive rapide à la forte sélection imposée par le DFTD ; nous n’avions jamais observé une réponse à un pathogène aussi létal dans des populations d’animaux sauvages auparavant, » écrivent Storfer et co. « Le seul autre cas bien documenté concerne l’évolution de la résistance à la myxomatose chez le lapin après son introduction en Australie. Cependant, il aura fallu un très grand nombre de génération d’hôtes pour que ce phénomène de résistance émerge, contrairement à ce que nous observons chez le diable de Tasmanie. »
L’échange de tissus biologiques est une condition nécessaire mais non suffisante à la transmission de cancer. Il faut encore examiner le problème de la réponse immunitaire. Le DFTD ne parvient à se propager que parce que les populations de diables de Tasmanie possède,t des traits génétiques extrêmement similaires. Ce phénomène est le produit des nombreux « goulots d’étranglement de population, » advenus au cours de l’histoire de l’espèce. La population d’individus s’est réduite de manière drastique à plusieurs occasions avant de grossir de nouveau. En conséquence, les diables de Tasmanie actuels descendent d’un tout petit nombre d’individus ayant survécu lors de la dernière occurrence du phénomène de goulot d’étranglement. Pour cette raison, ils se ressemblent tous énormément d’un point de vue génétique.
« Parce que ce cancer se déplace d’hôte en hôte, on peut le voir comme une sorte de tumeur persistante à l’échelle d’une vie humaine. »
Parce que le DFTD est une maladie relativement nouvelle, Storfer et son équipe ont pu comparer l’ADN d’individus ayant vécu avant que l’émergence du DFTD (grâce à l’archivage de tissus biologiques) avec l’ADN d’animaux nés 8 à 16 ans plus tard. Les variations génétiques ont commencé à apparaître en quatre générations seulement, ce qui est remarquablement court étant donné qu’une adaptation rapide nécessite généralement une grande variabilité génétique au sein de la population concernée, ce qui n’est pas le cas ici.
Les chercheurs ont trouvé cinq gènes dans deux régions associées à la fonction immunitaire ; ils sont probablement des indicateurs d’un phénomène de forte sélection. « Les fonctions de ces gènes suggèrent que le système immunitaire du diable de Tasmanie est en train de s’adapter pour être capable de reconnaître les cellules tumorales, » explique l’article. Cette hypothèse devra bien sûre être confirmée par de nouvelles études.
Ce phénomène pourrait permettre d’incorporer ces gènes mutants aux populations malades au cours de futures opérations de repeuplement. « Nos résultats nous redonnent espoir quant à la survie du diable de Tasmanie, » s’est réjoui Storfer, la semaine dernière, au cours d’une conférence de presse.
Ces résultats pourraient avoir des implications pour les maladies de la faune sauvage en général, et également pour les cancers affectant l’espèce humaine. « Parce que ce cancer se déplace d’hôte en hôte, on peut le voir comme une sorte de tumeur persistante à l’échelle d’une vie humaine, » explique-t-il. « Cela peut nous donner un nouvel éclairage sur la récidive du cancer et la rémission chez les humains. »