« Il m’a dit que j’étais libre de partir si je le souhaitais, mais que je n’avais pas intérêt à emmener nos enfants avec moi – auquel cas il m’enterrerait vivante dans du ciment », s’est rappelée Anna Carrino, l’ex-femme de l’un des plus grands parrains de la mafia napolitaine. Aujourd’hui, elle témoigne contre l’organisation de son ancien mari, Francesco Bidognetti – l’un des quatre hommes qui régnaient sur une ville située au nord de Naples, auprès duquel elle a passé plus trente ans.
Pendant dix ans, elle a servi les intérêts de la famille, officiant en tant que messager pour son mari. Elle seule pouvait décrypter ses messages codés, passés à travers les glaces de sécurité du parloir de la maison d’arrêt de L’Aquila où il est incarcéré depuis 1993. Anna ne se contentait pas de jouer un rôle de femme au foyer, inconsciente des affaires de son mari – même si elle préfère aujourd’hui ne pas trop évoquer son rôle au sein du réseau.
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Deux gardes du corps m’ont accompagnée à mon rendez-vous avec Anna. Lorsque nous sommes arrivés dans un lieu tenu secret, un des agents a présenté son badge à un officier de police, sans dire un mot. Dans un silence de mort, il m’a ouvert la porte du bureau où Anna m’attendait sagement.
Dans cette salle d’interrogatoire poussiéreuse, Anna – une blonde napolitaine d’une cinquantaine d’années – m’a expliqué comment elle avait décidé de dénoncer les activités de son ancien compagnon. Sa loyauté envers le clan a flanché en 2002, lorsqu’elle a appris que son mari la trompait avec une femme que tout le monde savait « dangereuse ».
« J’étais quoi pour lui ? Une domestique ? » s’est-elle indignée.
De nombreuses arrestations se sont ensuivies –mais celle de la fille aînée d’Anna était celle de trop. Un matin glacial de novembre 2007, elle a rompu tout lien avec sa famille.
Anna Carrino a décidé de devenir une pentita [informatrice]. Le coup porté au clan des Casalesi fut terrible. Dans son livre Gomorra, le journaliste italien Roberto Saviano a décrit comment le clan des Casalesi exerçait une sorte de dictature militaire dans les banlieues nord de Naples. Ils contrôlaient absolument tout, du trafic d’héroïne aux grands projets immobiliers. Tout ça en toute impunité – du moins jusqu’à très récemment.
« Le jour où la femme d’un parrain s’est constituée comme témoin fut un moment capital dans la lutte contre la mafia », m’a expliqué Civita di Russo, une avocate qui défend Anna Carrino et vingt autres anciens membres du clan des Casalesi. « Pour eux, cette trahison est de mauvaise augure ; si vous n’êtes plus capable de contrôler ce qui se passe sous votre toit, comment assurer votre légitimité à diriger le clan ? »
Dans les mois qui ont suivi le témoignage d’Anna Carrino, des douzaines de membres du clan des Casalesi ont suivi le mouvement, symbolisant le déclin de l’organisation.
Dans ces familles, toute trahison se paie par le sang – et la Casalei ne déroge pas à la règle. Ils ont rapidement répondu à cette menace, afin de rétablir leur influence. En 2008, Gianluca, le fils cadet d’Anna, a essayé de tuer sa tante et son cousin. Puis la famille a voulu se venger d’Anna. « J’ai envisagé ma mort, et je m’y prépare toujours », m’a-t-elle confié, le regard un peu fuyant. « Le clan des Casalesi ne ressemble pas aux autres : ils n’oublient jamais. »
Quand Anna a quitté la Casal di Principe – le fief de la Casalesi –, peu de femmes de mafieux avaient souhaité devenir informatrices. À l’heure actuelle, la situation a changé. On assiste à une véritable révolution des sexes, ébranlant les fondements de ces empires du crime. D’une part, de nombreuses femmes ont atteint le sommet de la hiérarchie mafieuse ; d’autre part, de nombreuses femmes issues de ces familles ne sont plus satisfaites de leur situation. Elles ne souhaitent plus brader leur liberté contre le pouvoir et la protection offerte par la mafia. Elles choisissent donc de se rebeller. Elles brisent cette loi du silence imposée par les hommes et par la tradition. Beaucoup s’y sont résolues pour offrir une vie meilleure à leurs enfants. D’autres ne supportaient tout simplement plus les règles strictes de ces sociétés interlopes.
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Mais cette rébellion a coûté la vie à de nombreuses d’entre elles. Au XXème siècle, plus de 150 informatrices ont été assassinées par la mafia, selon un rapport publié en 2012 par une ONG italienne, daSud. Le meurtre de Lea Garofalo, 35 ans au moment des faits, a choqué l’Italie. En 2009, elle a été enlevée, torturée et tuée par son ex-mari, qui ne lui avait pas pardonné d’avoir divulgué des informations précieuses sur sa famille.
L’histoire de Maria Concetta Cacciola ressemble tragiquement à celle de Lea Garofalo. À 31 ans, elle a été retrouvé morte dans la résidence de son clan, réputée pour appartenir à la mafia. Cette semaine, elle avait prévu de fuir. L’autopsie a révélé qu’elle avait ingurgité de l’acide chlorhydrique. Cette femme est devenue une icône de la lutte anti-mafia dans tout le pays.
Après avoir rejoint le programme de protection des témoins, Anna a été transférée dans un lieu secret. Sa vie a radicalement changé. Ancienne dirigeante d’une entreprise criminelle, elle doit aujourd’hui travailler pour vivre ; elle partage son temps entre trois métiers : femme de ménage, travailleuse sociale et garde d’enfants. À chaque fois, elle doit changer d’identité. Elle ne regrette pas son choix, bien qu’elle a explosé en sanglots lorsque j’ai évoqué le sort de sa fille, Teresa. À contrecœur, elle l’a abandonnée.
Son avocate, Civita di Russo, une méditerranéenne très caractérielle, a assisté à l’ensemble de notre interview. Quand elle et moi sommes rentrées dans la pièce où se trouvait Anna, elles se sont serrées dans les bras, comme de vieilles amies. « Teresa a accouché aujourd’hui, lui a dit Anna, je suis grand-mère ! »
J’ai compris que le rôle de Civita dépassait sa simple fonction d’avocate. « Je suis sa cummare (sa meilleure amie) », a-t-elle plaisanté un peu plus tard, lorsque nous avons partagé un café dans son luxueux appartement romain.
Après un temps de réflexion, l’intensité de sa voix a baissé : « Mes clients me racontent absolument tout ; des événements qu’ils ne confesseraient pas même à leur femme ou à leurs maitresses. » Son regard était glacial. J’imagine qu’elle doit avoir le même regard quand un de ses clients lui raconte, dans les détails, ce qu’on le ressent lorsque l’on plonge quelqu’un dans un bain d’acide. « Ce n’est pas facile tous les jours », a-t-elle conclu avant de terminer son expresso.
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Giovanni Falcone – le juge anti-mafia le plus célèbre d’Italie – fut le premier à encourager les informateurs en mettant en place un programme de protection et d’allègement des peines dans les années 1980. Cette méthode s’est depuis avérée être l’une des meilleures manières d’enquêter sur la Mafia, dont toute l’organisation repose sur la loi du silence.
Grâce aux témoignages du premier pentito, Tommaso Buscetta, des enquêteurs ont réussi a prouver l’existence de ces réseaux criminels. Il avait révélé la fonctionnement interne de la famille de Porta Nuova. Près de 350 membres de ce clan ont été arrêtés par la suite. Les confidences de Buscetta ont permis l’ouverture du premier Maxi-Procès contre la mafia, et les premières condamnations prononcées pour activités mafieuses. À l’heure actuelle, il est impensable de poursuivre en justice ces criminels sans le témoignage d’un informateur.
Civita di Russo travaille avec des informateurs depuis 20 ans. Elle a vécu sous protection policière pendant la moitié de cette période. En tant que première avocate à défendre des membres de la mafia – connue pour son fonctionnement paternaliste –, son travail n’a jamais été évident. Lors de leur réunion, son premier client, un parrain sicilien de la vieille école, lui a sèchement répliqué : « Je ne me repentirai jamais si une femme doit assurer ma défense. »
« L’idée qu’une femme soit capable d’être une avocate compétente l’offensait au plus haut point », m’a expliqué Civita di Russo avec un petit sourire.
Heureusement, ces préjugés ont fini par évoluer, et les clients masculins de di Russo lui font désormais pleinement confiance – parfois au point de lui confier les détails les plus obscurs de leur vie. Elle défend également de plus en plus de femmes, avec qui elle préfère largement travailler.
« La différence fondamentale entre les informateurs et les informatrices réside en un seul point. Les hommes témoignent essentiellement pour obtenir une réduction de peine, alors que la plupart des femmes le font pour sauver leurs enfants, », m’a-t-elle expliqué.
Les témoignages de ces femmes ont porté un coup décisif à l’ omertà. Mais leur influence au sein des structures dirigeantes de la mafia n’a jamais cessé de grandir. Jusqu’en 1992, on ne recensait qu’un seul cas de femme inculpée pour activité mafieuse. « Aujourd’hui, quand la police mène une opération contre une famille, un tiers des personnes arrêtées sont en réalité des femmes », m’a détaillé Barbara Sargenti, procureur qui a passé quinze ans à enquêter sur la Camorra, la branche napolitaine de ce clan originaire de Sicile.
Les femmes ont toujours joué un rôle dans les activités criminelles de leur famille, même si elles remplissaient souvent des missions secondaires – comme la contrebande de produits stupéfiants, la prostitution, ou le racket des petits commerçants, pratique ancestrale nommée pizzo. Mais elles n’avaient jamais été inquiétées par la justice. L’opinion des juges était biaisée par les stéréotypes familiaux de l’Italie du Sud, qui considèrent que la femme est soumise aux hommes. La justice estimait qu’elles étaient « incapables de commettre des crimes de manière autonome. »
Tandis que le rôle des femmes dans la société civile a évolué, les enquêteurs ont compris que les épouses des mafieux ne servaient pas qu’à « apporter le café à leurs gangsters de maris. Elles s’assoient aussi autour de la table, coupent la cocaïne et partagent l’argent entre les membres de l’organisation, comme leurs époux. Le nombre de femmes qui occupent des postes décisionnels augmente », m’a appris Barbara Sargenti.
Assise derrière son bureau, elle m’a décrit comment la vague d’arrestation menée dans les années 1980 et 1990 avait décimé les clans. Puisque les hommes les plus qualifiés se trouvaient derrière les barreaux ou en cavale, les femmes sont montées en grade.
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Lorsqu’elle était procureur à Naples, Barbara Sargenti a pu observer de près l’avènement de ces « marraines ». Elle m’a raconté comment elle avait enquêté sur Maria Licciardi, que ses camarades camorristi surnommaient « la Princesse ». Maria Licciardi a pu asseoir sa domination sur la Camorra après avoir mené une véritable guerre de pouvoir. Vingt personnes ont été assassinées entre 2006 et 2007. Pendant les trois ans qui ont suivi, elle fut à la tête d’une organisation monopolistique qui régnait alors sur toute la ville de Naples.
« Elle possédait incontestablement un esprit criminel supérieur », a admis Barbara Sargenti, qui a supervisé l’arrestation de plusieurs camorristi– dont l’ancien parrain Vincenzo Licciardi, le frère de Maria. Quand elle parle de cette femme, Sargenti semble fascinée par son intelligence – peut-être parce qu’elle fut la seule à avoir pu s’en tirer.
« Elle ne faisait pas confiance à n’importe qui », a poursuivi Barbara. « Sur tous les informateurs qui ont accepté de témoigner sur les activités de la mafia, pas un n’a pu relever ne serait-ce qu’un crime mineur qu’elle aurait commis, pas même un cas d’extorsion ou de corruption de témoin. » En 2010, Maria Licciardi sortait de prison.
Ces nouvelles criminelles font des informatrices de premier choix lorsqu’elles se décident à témoigner. Anna Carrino a été capable de délivrer des informations capitales concernant les opérations menées par le clan des Casalesi parce qu’elle participait activement à la gestion des affaires de la famille. « 15 ans auparavant, il était improbable que le témoignage d’une femme puisse mener à la chute d’un clan, », m’a précisé Civita di Russo.
Pourtant, la mafia reste l’une des principales clés pour comprendre comment s’exerce le pouvoir en Italie. Son profit annuel est estimé à 139 milliards d’euros – soit 9 % du PIB du pays. Sa force réside principalement dans la confiance dont font preuve de nombreux Italiens ordinaires à son égard. Dans les régions d’Italie abandonnées par l’État, les clans se sont constitués de véritables fiefs. Ils offrent à la population du travail et leur protection. Pour certains Italiens, la mafia ne peut même pas être considérée comme une organisation criminelle. Pour eux, elle représente plutôt une alternative à l’État. Ils organisent leur tissu social grâce à un ensemble de valeurs, que chaque homme ou femme « d’honneur » doit suivre à la lettre. C’est ce qu’on appelle le « Système ». Pour ceux qui acceptent de s’y conformer, l’honneur se mesure au silence.
« Ne pas parler, c’est être complice », a dénoncé Angela Corica, une journaliste qui a reçu de nombreuses menaces de mort après avoir enquêté sur les agissements de la mafia dans sa ville natale. Assise à la terrasse d’une café de Rome, Angela, une de ces femmes courageuses du sud de l’Italie, m’a expliqué pourquoi, deux ans auparavant, elle a compris que la fuite était sa seule option.
Angela a grandi dans la commune paisible de Cinquefrondi, le bastion d’une mafia locale. Une fois adulte, elle ne comprenait pas pourquoi on devait le respect à des personnes dont on ne connaissait pas le nom. Elle s’est renseignée sur une série de meurtre dont les assassins restaient mystérieusement inconnus, et dont on oubliait vite les victimes. « On ne peut pas parler de la mafia. Pourtant, elle agit sous notre nez », s’est-elle rappelée. « Je ne parle pas que des membres de l’organisation, mais plutôt de la mentalité générale. »
Avant qu’Angela Corica n’enquête sur cette situation, « le Système » se portait comme un charme à Cinquefrondi. Elle fut la première à écrire sur les arrangements entre les politiciens locaux et la mafia. Très vite, ses reportages ne sont pas passés inaperçus ; cinq personnes ont mitraillé sa voiture. Ce n’était qu’un avertissement. À l’époque, cet attentat n’a pas inquiété Angela – elle était jeune, déterminée et téméraire.
« Je n’avais pas peur – devais-je les laisser l’emporter ? » s’est-elle isnurgée en relevant la tête. Elle a quitté Cinquefrondi après qu’une restructuration a changé l’organisation de son journal. Son nouvel rédacteur en chef répétait aux journalistes qu’il fallait « éviter de se concentrer sur les questions de politiques locales liées à la mafia ».
Suite à cette attaque, beaucoup de ses amis ont préféré ne plus la voir. Ils l’insultaient et croyaient qu’elle était devenue folle. « On disait que quelque chose ne tournait pas rond chez moi » s’est-elle souvenue en me fixant de ses grands yeux verts. « Une organisation qui donne autant de pouvoir aux hommes imposera toujours sa volonté aux femmes. »
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Les mentalités évoluent pourtant dans le sud de l’Italie. Le 22 septembre dernier, plus de 5 000 personnes sont descendues dans la rue de Naples pour manifester contre un déversement de tonnes de déchets toxiques dans des décharges. Ce déversement, orchestré par le clan des Casalesi, allait potentiellement condamner une génération entière à mourir des suites d’un cancer.
Dans les années 1980, la Camorra a progressivement pris le contrôle de la gestion des ordures. Au lieu de dépenser des sommes d’argent astronomiques pour traiter convenablement ces déchets, les parrains ont répandu des tonnes d’ordures – radioactives pour certaines – dans des champs, des rivières, des puits et des lacs. Dans les zones concernées, « on note un nombre bien trop important de nourrissons qui ont contracté un cancer lors de la première année de leur vie », selon un rapport publié en août par l’ISS, le principal centre de recherches de santé publique. Ces manifestations, qui sont devenues de plus en plus fréquentes, symbolisent elles aussi le déclin du clan des Casalesi.
Le charme qu’exerce la mafia repose sur sa capacité à faire croire qu’elle garantit la sécurité de ses administrés. Ces femmes échangent leur liberté contre une vie confortable. De la même manière, les habitants des quartiers sinistrés se placent sous leur protection en échange de leur loyauté. Parfois, le prix à payer est trop élevé. Le ressentiment contre la mafia grandit, comme un mariage tournant au vinaigre.
Anna Carrino n’a jamais connu son père et ne voyait que trop rarement sa mère, trop occupée à travailler pour assurer la survie de sa famille. À l’âge de 13 ans, elle devait se débrouiller seule. C’est à ce moment-là qu’elle a connu Francesco Bidgognetti, de quinze ans son aîné et déjà bien connu de la Camorra. « J’ai cru que c’était mon prince charmant », m’a-t-elle confessé.
Avec Francesco, elle a trouvé la famille qu’elle n’avait jamais eu. Elle a reçu plus d’argent qu’elle n’en aurait jamais dépensé. « Je me suis accroché à lui pendant de nombreuses années, notamment parce qu’il était riche », m’a-t-elle avoué en se mordant les lèvres. Elle a passé trente ans de sa vie au crochet d’un homme qu’elle craignait, mais qu’elle voulait désespérément aimer. Celui-ci ne réclamait d’elle que la plus stricte obéissance. Mais entre les affaires, les meurtres et le désespoir de ses proches, le prix de sa sécurité est devenu trop élevé.
Ainsi, en ce matin glacial de novembre 2007, Anna a fui – et ce fut au tour du clan des Casalesi de trembler.