Un blessé est extrait d’un lieu d’affrontements récents au Cambodge (photo : Thomas Cristofoletti / Ruom)
Quatre personnes ont été tuées et 21 de plus blessées au Cambodge le matin du 3 janvier, quand la police a ouvert le feu avec des AK-47 sur un groupe de manifestants. Ces morts surviennent après des mois de tension et d’escalade de la violence entre les autorités et les ouvriers du textile qui demandent une augmentation des salaires.
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La situation a atteint un seuil critique jeudi soir dernier, quand des manifestants, qui avaient pris d’assaut un immeuble d’habitation au cours de la journée, ont réussi à repousser un bataillon de police à Phnom Penh. Jusqu’à vendredi matin, la police militaire était engagée dans une sorte de siège dans Veng Sreng Boulevard – l’une des artères principales de la capitale cambodgienne –, et la composition de la foule de leurs opposants était surprenante. Les ouvriers, dont 90 % sont des femmes, avaient été remplacés par des groupes de jeunes hommes armés de barres de fer et de machettes, réunis derrière des rangées de cocktails Molotov.
À un moment, les forces de l’ordre ont choisi de répliquer au barrage de cailloux, briques et cocktails Molotov en broliquant à tout-va. Une clinique toute proche, qui a refusé de traiter les blessés, a été mise à sac. L’un des blessés était une femme enceinte qui tentait de fuir le chaos.
Des manifestants bloquent une route en novembre
Cette scène tragique intervient après plusieurs mois de grève des travailleurs de l’usine SL, qui fournit les grandes chaînes occidentales en vêtements. La grève des ouvriers de SL a pris fin le 22 décembre, juste à temps pour leur permettre de se joindre à une grève d’envergure nationale le jour de Noël. Les morts de ce vendredi 3 janvier n’étaient pas les premières. Une manifestation au mois de novembre avait abouti à la mort d’un innocent – un vendeur de nourriture de rue nommé Eng Sokhom –, tué par une balle perdue tirée par la police qui lui a atterri droit dans le torse. Le bilan de cette journée s’est élevé à 9 blessés de plus, et 37 personnes arrêtées. La répression a commencé en août dernier, quand 19 membres de syndicats ont été virés et quand l’actionnaire principale de l’usine SL, Meas Sotha, s’est mis à se faire accompagner de gardes du corps pour aller à l’usine.
Bien que les 19 travailleurs aient par la suite été réintégrés, ce dernier point n’a pas vraiment aidé au sentiment de rage partagé par les employés de SL.
L’usine textile SL
L’exaspération ne se limite pas à l’usine SL. L’Association cambodgienne des manufactures textile estime que les ouvriers du textile ont perdu plus d’un jour de salaire sur quatre, ces deux derniers années, du fait des grèves. Moi-même, j’ai perdu un jour de travail, en mai dernier, quand la route depuis mon domicile s’est retrouvée bloquée par trois énormes tuyaux en béton traînés par des ouvriers amicaux vêtus de pyjama (il est tout à fait réglo de porter des pyjamas pour bosser au Cambodge).
Pendant que les mecs en scooter essayaient de contourner le blocus en empruntant un canal d’évacuation des eaux usées, je me suis arrêté pour discuter avec les ouvriers en grève. J’ai entendu une histoire qui se répéterait aux portes de diverses usines à travers le Cambodge – des ouvriers qui ont besoin de salaires plus élevés, des boss qui affirment qu’ils ne peuvent pas se permettre de les payer. Tous étaient d’accord sur un point : il revenait aux chaînes occidentales de payer plus cher pour les vêtements qu’ils achetaient en masse.
Dans l’usine textile de SL
L’industrie textile représente 80 % des exportations cambodgiennes et emploie près de 400 000 personnes – on estime qu’à ce chiffre se rajoutent 300 000 travailleurs pour combler les trous. La plupart sont des femmes jeunes et pauvres. Résultat, les villages ruraux du Cambodge voient leurs jeunes se faire absorber par l’industrie. J’ai vécu dans un village cambodgien, et je voyais disparaître, l’une après l’autre, les filles les plus âgées de mon cours d’anglais. « Où est Srey Neung ? », je demandais. « Elle est allée bosser à l’usine », me répondait-on.
Srey Neung, comme beaucoup de filles de son âge, travaille désormais 60 heures par semaine afin d’être en mesure d’envoyer l’équivalent de 22 euros à sa famille. Elle est relativement chanceuse d’avoir commencé à travailler en 2013. Dix ans plus tôt, la situation des travailleurs était atroce. Rina Roat a commencé à travailler en usine en 2003. Elle m’a dit que son salaire de base était de 33 euros par mois. Elle trimait jusqu’à 20 heures par jour, juste pour pouvoir survivre. Elle était dépressive et épuisée, mais trop apeurée de perdre son job pour se plaindre. Aujourd’hui, elle a créé sa boîte, mais ses mains gardent les épaisses cicatrices d’années passées à travailler à la chaîne, avec des machines.
Depuis les débuts de Rina, la condition des travailleurs en usine cambodgiens s’est légèrement améliorée. Le salaire mensuel minimum est passé de 33 euros à 58 euros entre 1997 et 2013. Mais est-ce assez pour supporter le coût de la vie ? Joseph Lee, le directeur de l’usine SL, m’a dit que pour survivre, les travailleurs avaient besoin de 42 euros par mois – ça veut dire partager une chambre minuscule avec quatre personnes, se nourrir uniquement de ramen noodles ultra-cheap et d’effectuer le trajet quotidien jusqu’à l’usine dans un camion à bétail bondé.
Ça n’a rien de suffisant, selon Ath Thorn, le président de la Coalition of Cambodian Apparel Workers Democratic Union (CCAWDU). Il m’a parlé d’un rapport du ministère du Travail cambodgien qui affirme que les ouvriers du textile ont besoin d’au moins 115 euros par mois pour pouvoir joindre les deux bouts. Ce type de querelle entre les usines et les syndicats est typique, et aboutit souvent à des manifestations et des violences.
Joseph Lee, directeur de l’usine SL
Joseph Lee m’a confié que cette année avait été la pire de toutes. Il m’a raconté que son chauffeur était devenu à moitié aveugle après un affrontement entre des grévistes et les hommes de la sécurité à l’usine, le 1er novembre. Le chauffeur essayait d’échapper au bourbier quand il a reçu un projectile tiré au lance-pierre. L’impact lui a explosé le globe oculaire. Lee soutient aussi qu’un ouvrier qui ne voulait pas participer à la manifestation a reçu une brique sur la tête sur le chemin du travail. « Avant, c’était le plus bel homme de l’usine, mais plus maintenant, m’a dit Lee. Je veux augmenter les salaires, mais comment faire, quand les acheteurs font pression sur moi pour que je réduise toujours plus les prix ? »
L’un de ces acheteurs a pris ses responsabilités. H&M ont choisi deux usines au Bangladesh et une au Cambodge pour piloter un projet où ils interviewent les managers et le staff pour savoir quel salaire est correct pour les ouvriers, et fournir l’argent nécessaire en puisant dans leurs propres profits. Ils se sont ainsi engagés à payer un salaire convenable aux ouvriers du textile, mais pas avant 2018. Koh Chong Ho, le manager général de l’usine SL, m’a dit que si les acheteurs desserraient un peu les cordons de leur bourse, il serait en mesure de payer plus ses ouvriers et que ça contribuerait fortement à ramener la paix et la stabilité dans l’industrie textile au Cambodge.
De toute évidence, les marques occidentales doivent prendre leurs responsabilités, mais ça ne résoudra pas entièrement le problème ; pas tant que la corruption reste la norme. Le Cambodge est classé 17e parmi les pays les pays les plus corrompus du monde, selon le classement établi par Transparency International. Kol Preap, directeur exécutif de Transparency International au Cambodge, m’a dit que si personne ne disposait de chiffres précis, il était certain que les usines textile offraient de gros pots-de-vin aux autorités. Koh n’a pas souhaité commenter cette affirmation.
Le parti d’opposition, le Parti du sauvetage national du Cambodge (PSNC) accuse le gouvernement en place d’avoir truqué les élections l’été dernier. Les rangs de ce parti ont grossi après qu’ils aient promis d’augmenter le salaire mensuel des ouvriers textile, jusqu’à 190 euros par mois. La pression sur le Premier ministre Hun Sen s’accroît. Espérons que tout cela aboutisse à une revalorisation du salaire des ouvriers du textile, plutôt qu’à leur massacre.