Une galerie à ciel ouvert découpe le périmètre du bâtiment en deux. Sur les côtés, reliées par des petits escaliers, on trouve les maisons de ceux qui y vivent depuis une quarantaine d’années. Il faut faire attention à chaque pas que l’on fait. Les marches s’effritent presque sous le poids des visiteurs alors que la rampe est une barre de fer posée au petit bonheur la chance.
L’effet des célèbres Vele de Scampia est toujours dévastateur – et pas seulement pour ceux qui les observent de près pour la première fois. Les habitants aussi ne se sont jamais faits de raison. Comment est-il possible de vivre comme ça ?
Videos by VICE
Au rez-de-chaussée, là où l’on aurait dû trouver des places de parking, des troupeaux de rats se font la course entre les ordures qui pourrissent et les seringues abandonnées. Des fils électriques forment des pelotes impossibles à démêler à côté de flaques d’eau putride.
Le rêve urbaniste de l’architecte Franz Di Salvo, recréer des vicoli (petites ruelles traditionnelles) et le tissu du centre historique napolitain, s’est rapidement perdu dans un amas indistinct de délabrement et d’abandon. La Camorra n’a pas attendu longtemps avant de remplir cet abîme de misère, transformant la zone en plus grand carrefour de deal d’Europe.
Quand j’ai appris, il y a quelques années, qu’une association historique représentant le quartier, le Comitato Vele, luttait pour mettre fin à ces cauchemars en préfabriqué, je n’ai pas été spécialement surpris.
Aujourd’hui, leur projet est sur le point d’arriver à terme. Trois Vele sur sept ont déjà été détruites entre 1993 et 2005, et cet été, ce sera au tour de la Vela Verde, suivie de près par la Vela Gialla et la Vela Rossa. Seule la Vela Celeste, ultime vestige de ce qu’aura été le quartier, sera épargnée pour accueillir les bureaux municipaux de la Città Metropolitana.
Les habitants, 350 familles ont été recensées, seront transférés dans des logements sociaux neufs. Pour comprendre comment ils vivent cette situation et cet événement – historique – on est allé à leur rencontre.
O.E., 33 ans, sans emploi
Depuis tout petit on a toujours été la cible. Je dis bien la cible, parce que les formes d’exclusion sociale qu’on a pu vivre ressemblent à du harcèlement. Dès l’école, le jour de la rentrée, on était immédiatement estampillé « gamins des Vele » dont il fallait mieux se tenir loin – on était aussi soupçonné d’avoir la gale. Pendant des années, on nous a fait sentir comme des lépreux. Encore aujourd’hui, des amis de mon fils, des camarades de classe, ne viennent pas à la maison. Leurs parents disent « Mais pourquoi tu ne le fais pas venir plutôt chez nous ? »
On a mené ce combat pour que nos enfants ne respirent pas le même air que nous. Pour nous, l’étiquette Gomorra est restée, mais pour eux, il est encore possible de s’en débarrasser. Moi, je ne veux pas que mon fils voit ce que j’ai vu dans les parkings au sous-sol, quand on essayait de récupérer un ballon perdu et qu’on tombait sur des cadavres de junkies qui avaient fait une overdose. Des corps qui restaient là pendant des jours, sans que personne ne vienne les chercher, ou jusqu’à ce que quelqu’un de chez nous en ait marre de l’odeur.
« Ici, l’État a brillé par son absence et n’a pas rempli son rôle, livrant un quartier de 7 000 habitants aux mains de la criminalité, comme si c’était la chose la plus normale au monde »
Dans ce contexte, il est facile de prendre une mauvaise route. D’un côté, on voyait l’honnête homme qui rentrait à la maison après être allé bosser pour 400 euros par mois – quand ça marchait. De l’autre, ceux qui étaient « mmiez’ a via » comme on dit en napolitain, soit toujours dans la rue et qui gagnaient la même somme en à peine une demi-heure.
Bien sûr, des couillons, ils y en avaient. Des qui se levaient et partaient à 7 heures du matin pour aller taffer. Des mecs qui ne dealaient pas en bas des bâtiments. Ce sont des choses qui font partie de la vie. Ici, l’État a brillé par son absence et n’a pas rempli son rôle, livrant un quartier de
7 000 habitants aux mains de la criminalité, comme si c’était la chose la plus normale au monde.
Omero, 39 ans, référent du Comité Vele
Un mot pour décrire ces années vécues dans les Vele ? Résistance. À Scampia, on a résisté à trois choses : aux règlements de compte de la Camorra [le premier entre le clan Di Lauro et les « sécessionnistes » a duré deux ans de 2004 à 2006, le second quelques mois en 2012, et le troisième qui a commencé en 2015, ndlr], à un Etat qui s’en bat les couilles et à un récit de notre vie quotidienne très éloigné la vérité portée par Gomorra. Cela fait tellement d’années – beaucoup trop – qu’on demande seulement la possibilité d’avoir une vie normale. Aujourd’hui, à travers le combat mené par les habitants et les familles des Vele, on veut changer l’image du quartier.
Quarante années de marginalité, qui ont fait de nous des Affreux, sales et méchants [référence au film du même non d’Ettore Scola], ne nous ont pas affaiblis. Avec la Commune di Napoli et l’Université Federico II, on a lancé le projet Restart Scampia, qui prévoit la destruction des Vele et la construction de maisons qui en seront vraiment, près des commerces du quartier, des écoles et des personnes qui vivent eux dans des habitations normales.
Parce que ce qui nous a toujours manqué dans les Vele c’est de rencontrer d’autres personnes. Ce lien social, cette notion de communauté. Et puis, dans le document sur les fonds alloué à la destruction et la reconstruction, environ 27 millions d’euros, on a fait inscrire une clause sociale : 30 % de la main-d’œuvre utilisée sur ces chantiers doit venir de Scampia.
Unir le droit au logement au droit au travail signifie qu’on fait disparaître le clientélisme qui a bouffé ce quartier pendant des décennies de magouilles politiques et électorales promettant tout et n’importe quoi. Je ne veux pas faire de rhétorique mais ça a été une vraie lutte populaire dans tous les sens du terme. Parce qu’on a réussi pour la première fois à faire comprendre aux institutions ce qui manquait et ce qu’il fallait pour avoir une vie digne de ce nom.
Giuseppe, 33 ans, sans emploi
À Naples, on dit souvent : « O guaio è di chi ‘o tene. ». Le problème, c’est celui qui le subit. Clairement, notre problème s’est toujours appelé Vele. Isolés de tout et de tous, traités comme des singes en cage, enfermés dans des maisons qui ressemblent à des prisons de haute-sécurité, exposés à l’amiante.
Et qu’est-ce qu’ils en savent de tout l’amiante qu’on a respiré ? Quand on était gosse, on écrivait sur les murs avec des craies comme si c’était de la simple pierre. On grattait avec nos doigts pour jouer. Comment on aurait pu savoir que c’était nocif ? Cette merde, on l’a respirée jusqu’à aujourd’hui, parce qu’évidemment, personne n’a pris la peine de venir faire de la manutention dans les zones communes.
« Tu es né dans les Vele ? Bah tu vas y mourir. C’est pour ça que ça fait 40 ans qu’on lutte. Pour avoir un logement digne »
Les galeries extérieures ne tiennent qu’avec l’aide de poutres en fer rouillées. Pour monter jusqu’au quinzième étage, il faut prendre les escaliers. Ici, il n’y a pas d’ascenseur. C’est une misère que l’on porte cousue sur la peau. Quand on était mômes, personne ne nous a dit qu’il existait autre chose que la vie que nous menons tous les jours. Qu’aller à l’école, c’était bien. Qu’on ne pouvait pas vivre 24 heures dans une Vela. Comment voulez-vous que les gosses grandissent ? Et après, quand ils font une connerie, vous leur dites qu’ils ont merdé ?
Le vrai problème, à l’intérieur, ça a toujours été le manque d’alternatives. Tu es né dans les Vele ? Bah tu vas y mourir. C’est pour ça que ça fait 40 ans qu’on lutte. Pour avoir un logement digne. D’abord nos parents et puis nous. Parce que moi aussi j’ai des enfants et je ne veux pas les voir grandir au milieu de cette merde.
Salvatore, 33 ans, cheminot
Moi je fais partie du noyau historique des Vele. J’habitais dans celle qui a été détruite en 1993, quand elles n’étaient pas encore devenues des symboles du mal absolu. À l’époque, on a été parmi les premiers, avec mon père, à avoir l’idée de nous occuper des espaces verts, puisque que personne à la municipalité avait pensé à le faire.
On a récupéré un vieux passage souterrain qui mène à la Villa Comunale, et on l’a transformé pour créer un jardin public dédié à la mémoire de Melissa Bassi, l’étudiante morte en 2012 après une explosion dans son école à Brindisi.
Pourquoi je te dis ça ? Parce qu’on en a marre du récit toxique qui est fait sur Scampia. Et attention, je ne parle pas seulement de Gomorra. Ce n’est même pas le pire. Je parle de la narration qui vient aussi de l’intérieur, des associations qui se font du blé sur le dos de Scampia et ont tout intérêt à ce que la situation reste la même.
Ici il y a des parcours touristiques organisés pendant lesquels un guide, avec un ton dramatique, explique que les Vele sont dégueulasses et combien c’est pénible d’y vivre.
Le truc, c’est que c’est vrai. Mais toi, qu’est-ce que t’en sais du pourquoi et du comment de cette situation ? Tu le sais qu’ici, l’hiver, on ne peut même pas se coucher tranquille parce que le ciment des murs nous tue à petit feu, qu’avec l’humidité, les draps sont tellement trempés qu’il faut les essorer ? Et après tout ça, on doit quand même se taper le guide qui veut expliquer comment on y vit.
Rosario, 26 ans, membre d’une association de chômeurs
Quand tu es petit, que tu sors de chez toi et que tu vois le deal et la drogue dès potron-minet, ça veut dire que pour toi, c’est quelque chose de normal. Que tout le monde vit ainsi. J’ai compris après quelques années qu’on était chanceux de ne pas céder à certaines tentations. Il ne suffit de presque rien. Tu postules, on t’engage.
On a vécu comme ça pendant des décennies, dans la logique « confortable » du ghetto. Je dis « confortable » pour certains. D’un côté, ça devait bien servir à quelqu’un cette « soupape sociale » loin des yeux et du centre-ville dans laquelle tu peux caser les activités criminelles qui existent dans toutes les métropoles. C’était pratique pour ceux qui administraient la zone. Autrement, je ne peux pas m’expliquer pourquoi l’État n’est pas intervenu avant.
Je vais dire les choses clairement : les Vele existent depuis 40 ans. Et avec elles, les zones de deal. Après les règlements de compte de 2004, quand les meurtres et les assassinats étaient d’une banalité quotidienne, l’État est intervenu et, en l’affaire de quelques mois, a fait pratiquement place nette. Après tout le barouf médiatique, il ne pouvait pas faire moins.
Je me demande, pourquoi l’État n’est pas intervenu avec la même vigueur dans les années 1980 ou 1990, quand le trafic de stupéfiants proliférait déjà ? Pourquoi a-t-il laissé la situation s’envenimer au point d’être ce qu’elle est aujourd’hui ?
Je ne te dis rien de nouveau mais c’est la vérité. Si tu ne crées pas du travail, tu ne peux pas lutter contre la délinquance. La plupart de nos compagnons de lutte, dans le passé, ont merdé. Ils ont été guetteur ou pusher, dans la rue pour gagner 100 euros par jour et permettre à leur boss de gagner le quintuple. Aujourd’hui, ils ont payé. Il faut les mettre en condition de bosser, d’avoir une vie digne et de ne pas avoir à la risquer pour des clopinettes.
Voilà le sens de notre lutte : proposer une alternative et pas juste des paroles en l’air. La clause sociale dont te parlait Omero sert cet objectif : créer, pour la première fois, du travail sur ce territoire.
Suivez Enrico sur Twitter.
Pour voir plus de photos de Giuseppe, suivez-le sur Instagram.
Ce papier a été préalablement publié sur VICE IT.
VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.