Tout le monde sait que certains ménages aux revenus modestes jouent fréquemment au Loto – d’autres vont même jusqu’à dire que les loteries constituent une sorte d’impôt régressif pour les pauvres. Mais on oublie parfois que les loteries d’État bénéficient aussi d’un succès international. C’est le cas du Loto new-yorkais, très prisé des habitants de la capitale haïtienne, Port-au-Prince.
En me baladant dans la ville, j’ai traversé des bidonvilles, enjambé de l’eau stagnante infestée par le choléra et escaladé des piles de décombres datant du tremblement de terre de 2010. J’ai rapidement constaté qu’une borlette– une échoppe où des bookmakers vendent des tickets de Loto – se trouvait à chaque coin de rue. Toutes sont recouvertes de peinture blanche, jaune et bleue lessivée par le soleil. Un grillage sépare le bookmaker de ses clients réguliers. Dans toutes les échoppes, on retrouve des calepins éparpillés, lesquels sont considérés comme des outils indispensables pour les joueurs parce qu’ils résument des semaines entières de numéros gagnants – même si ces résultats passés n’ont aucune incidence sur ceux du futurs. À l’extérieur des borlettes, il y a toujours un tableau noir où sont notés les numéros les plus récents du Loto new-yorkais.
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Nées dans les bidonvilles de Port-au-Prince en 1969, les borlettes se sont vite répandues à travers le pays. François « Papa Doc » Duvalier, le dictateur du pays de l’époque, les a légalisées peu de temps après leur apparition. Le gouvernement exige désormais que les propriétaires paient un droit de licence et utilisent des tickets de Loto officiels, mais leur implication s’arrête là. Les bookmakers sont indépendants, mais la course aux clients a entraîné la formation de plusieurs conglomérats à travers la ville. Aujourd’hui, la loterie est tellement populaire dans le pays que certains Haïtiens achètent des tickets tous les jours, avec leur téléphone portable.
Pendant des années, les bookmakers proposaient trois jeux à leurs clients : le midi, un Loto haïtien avec des petits intérêts en jeu ; la Loterie de la République Dominicaine, qui fonctionne les week-ends ; et « Pick Four », un jeu fondé sur les numéros tirés au Loto national quotidien vénézuélien. Après que la corruption généralisée a été révélée au Venezuela, les Haïtiens se sont tournés vers New York pour avoir leur dose quotidienne de rêve.
Et quand les gens disent qu’ils rêvent de gagner la loterie, ils ne plaisantent pas. Beaucoup d’Haïtiens décryptent les messages qui se cachent dans leurs rêves de la nuit précédente pour décider quels numéros leur porteront chance le lendemain. Aucune borlette ne serait complète sans un tchala, un dictionnaire de référence qui dresse l’inventaire des rêves et leur attribue des numéros porte-bonheur. Par exemple, si vous avez rêvé de fêter Mardi Gras, les nombres 37, 11 et 17 sont les clés de votre future richesse.
J’ai demandé à Augustan, qui faisait la queue pour récupérer un ticket, comment il choisissait ses numéros. En montrant du doigt le tchala en lambeaux sur le mur, il m’a expliqué que la clé du succès « dépend de la personne… Il y en a qui utilisent leurs rêves, mais pas moi. » Le bookmaker et lui ont gloussé en évoquant le sujet. Si Augustan utilise rarement ses rêves pour choisir ses numéros porte-bonheur, cette pratique est toujours respectée, enracinée dans la culture vaudou.
Augustan m’a expliqué qu’il était « vraiment un amateur » – mais il achète tout de même des tickets une à deux fois par jour. Le Loto New-Yorkais est de loin le plus cher. Les borlettes vendent leurs tickets à 8€ – soit l’équivalent du revenu haïtien moyen par jour. Un dollar ou deux reviennent au bookmaker et un petit pourcentage est redistribué au Ministère de l’Éducation, mais la majorité part dans les gains.
Aujourd’hui, les borlettes constituent une force importante de l’économie haïtienne. Il a été constaté que les Haïtiens dépensent jusqu’à 1,2 millions de d’euros par an pour des tickets de loteries – soit presque 1/5 du PIB du pays. L’un des bookmakers à qui j’ai parlé m’a dit qu’il vendait plus de 100 tickets de Loto new-yorkais par jour.
Je me suis demandé comment l’argent de la loterie new-yorkaise pouvait circuler à Haïti sans conséquence. En réalité, il ne circule pas du tout. Les bookmakers se contentent d’utiliser le nom et les numéros de l’Empire State, mais certains ont mis en place leurs propres structures de gains et de jackpot.
Cela ne veut pas dire que les joueurs ne gagnent pas d’argent. Un bookmaker de Carnape Vert, un bidonville détruit par le tremblement de terre, a lourdement insisté sur le fait qu’il distribuait souvent de gros gains. Il a passé en revue un bloc-note rempli d’écritures illisibles pour me montrer que ses clients avaient remporté 480€ et 2401€ rien que la semaine dernière – dans un pays où le PIB par habitant est en dessous de 720 €, ces gains représentent une sacrée somme.
Pour les Haïtiens qui ne deviennent pas riches du jour au lendemain, il n’y a pas beaucoup d’options. Les routes de Port-au-Prince sont encore en ruines. Il y a quelques années, l’association de Sean Penn a financé la démolition du palais national déjà partiellement détruit. Aujourd’hui, le site est laissé dans un état déplorable, un symbole malheureux des temps difficiles que traverse le pays.
Au cours de mes balades à travers la ville, je me suis approché d’un quartier au nord du palais, près du Marché en fer historique, qui était complètement en ruines. Sur des hectares de terre, il n’y avait que des parpaings écrasés, et des bâches portant le logo USAID reconvertis en tente de fortune – à l’intérieur, des traces d’excréments et des canettes rouillées indiquaient que des squatteurs avaient vécu là – ou y vivaient toujours.
En sortant de la structure, j’ai plissé les yeux pour voir une rue passante au loin : au coin de la rue se trouvait une borlette, devant laquelle de nombreux Haïtiens s’étaient agglutinés.