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Les hippos de Pablo Escobar baisent comme des lapins, et c’est un gros problème

Quand Pablo Escobar a été abattu par la police colombienne en 1993, il a laissé un sacré héritage. Le patron du cartel de Medellin est entré dans l’Histoire comme l’un des plus grands criminels de tous les temps, et il est surtout connu pour avoir bâti un empire sur des montagnes de cocaïne et de cadavres – on estime qu’il est directement responsable de plusieurs milliers de morts.

Mais El Patron a également laissé derrière lui une bonne cinquantaine d’hippopotames (Hippopotamus amphibius) qui se promènent encore aujourd’hui librement dans et autour de son immense palais, Hacienda Napoles. Les hippos captifs d’Escobar n’avaient a priori rien à faire dans les rivières et les estuaires du nord de la Colombie, mais après sa mort, ils ont fait ce que font tous les animaux sauvages : ils se sont reproduits et multipliés, jusqu’à devenir la plus grande espèce invasive du monde.

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Et aujourd’hui, leur règne inquiétant ne semble pas près de s’achever, puisque personne ne sait vraiment comment les arrêter.

Quelques hippos barbotant à la Hacienda Nápoles. Image: Flickr/FICG.mx

Au cours des 30 années qui ont suivi la mort d’Escobar, des troupeaux d’hippos ont forcé les clôtures de la propriété et se sont introduits dans des cours d’eau locaux, comme par exemple le fleuve Magdalena. L’année dernière, l’un d’entre eux a été aperçu à proximité d’une école primaire. Et même si le gouvernement assure qu’aucune victime humaine n’est à déplorer, les fermiers et les pêcheurs qui travaillent aux alentours de Puerto Triunfo ont très peur de s’en approcher.

Mais les administrateurs privés qui gèrent aujourd’hui la Hacienda Napoles, transformée en parc d’attractions, ne semblent pas pressés d’abattre ou de déplacer les pachydermes. En 2009, un hippo nommé « Pepe » a été abattu par des soldats de l’armée colombienne, ce qui a suscité de vifs débats entre des écologistes inquiets (à raison) et ceux qui voient les hippos comme de sympathiques curiosités ne présentant aucun danger. Les scientifiques qui étudient les fleuves et rivières sud-américains redoutent que les hippos ne détruisent un jour les écosystèmes délicats de la région.

« Pour l’heure, tout cela n’est que spéculation. Au fil des siècles, de nombreuses espèces africaines ont fini par se retrouver en Amérique – comme le lion américain, aujourd’hui disparu, ou des cousins des éléphants – mais les hippopotames n’en font pas partie », m’a expliqué Douglas McCauley, professeur de biologie et spécialiste des hippopotames à l’université de Santa Barbara.

« Nous avons en quelque sorte affaire à une expérience grandeur nature qui nous montre ce que le plus grand animal invasif du monde peut faire à son nouvel environnement. »

L’entrée actuelle de la Hacienda Nápoles. Image: Wikimedia Commons

Nichée dans les basses-terres d’Antioquia, à trois heures de route de Medellin, la Hacienda Napoles demeure une sorte de temple étrange qui témoigne de la fortune et des excès de Pablo Escobar. Au sommet de sa gloire, la fortune du baron de la drogue était estimée à 30 milliards de dollars environ, et celle-ci alimentait sa vie pour le moins extravagante. En 1978, Escobar a acheté une parcelle de terre sur les collines de Puerto Triunfo et y a fait construire une immense villa de style colonial, où il a installé sa famille. À une époque, la demeure comportait notamment une arène de corrida, un circuit automobile, un jardin de sculptures, et même un aéroport privé.

Mais Escobar se voyait également comme une sorte de dictateur bienveillant, et il était apprécié des habitants les plus pauvres de Medellin pour qui il faisait construire des communautés et des logements à bas prix grâce à l’argent de la drogue. Il fit donc également construire un zoo public aux alentours de la Hacienda Napoles, qu’il remplit d’animaux exotiques tels que des éléphants, des girafes ou encore des zèbres, tous importés illégalement. Parmi les animaux que les écoliers et les touristes locaux venaient admirer, on trouvait quatre énormes hippopotames, trois femelles et un mâle, qui vivaient dans un petit lac artificiel situé près de l’entrée de la propriété.

Après la mort d’Escobar, la plupart des animaux de la Hacienda Napoles ont été capturés et transportés vers des établissements proches, tels que le zoo de Matecaña City à Pereira, aujourd’hui disparu. Mais le petit harem d’hippopotames a été laissé là, sans doute parce que déplacer un pachyderme de plus de 4 tonnes peut s’avérer pour le moins périlleux. Sans prédateurs naturels et dans un climat propice à la prolifération, les quatre hippos sont devenus huit, puis 10, puis 20, et ainsi de suite.

Pour des chercheurs comme McCauley, les hippos de Pablo Escobar offrent une opportunité inespérée d’observer ce qu’il se passe quand une espèce peut proliférer sans contraintes. Il y a plus de mille ans, plusieurs variétés d’hippopotames, dont la plupart sont aujourd’hui éteintes, ont été retrouvées dans des régions aussi septentrionales que les îles de la Méditerranée, l’Égypte, et même certaines parties de l’Europe. Aujourd’hui, l’hippopotame commun ne vit qu’en Afrique, et est menacé par le braconnage, la destruction de son habitat naturel, et les chasseurs d’ivoire. Les biologistes qui étudient l’animal et son environnement voient les populations décliner rapidement, et sont désormais engagés dans une course contre la montre pour comprendre ce que signifierait un écosystème privé d’hippopotames.

Selon une étude, les hippos de la Hacienda Napoles devraient continuer à croître à un rythme annuel de 6%, et chaque femelle fertile devrait donner naissance à un nouveau petit chaque année. Des individus ont été aperçus à plus de 160 kilomètres de la propriété de l’ancien criminel.

L’avion Cessna qu’utilisait Pablo Escobar pour transporter de la cocaïne aux États-Unis. Image: Wikimedia Commons

Dans leur habitat naturel, les hippos sont en quelque sorte les jardiniers de la nature. Ils passent l’essentiel de leur journée sous l’eau, protégés des rayons UV émis par le soleil et même des humains. Mais la nuit, les hippopotames sortent de leurs trous boueux et se nourrissent d’énormes quantités d’herbe, avant de déféquer gaiement là où leur repas se trouvait quelques heures auparavant. Des millions de kilos de crottes d’hippos sont ainsi déposées dans les cours d’eau africains chaque année, et sans cela, ils seraient privés des nutriments nécessaires à la vie. Des chercheurs ont utilisé des marqueurs chimiques pour constater que de nombreuses espèces de poissons et d’insectes se nourrissent de bouses d’hippopotames – une pratique connue sous le nom de « coprophagie » – ce qui indique que l’espèce joue un rôle crucial d’intermédiaire entre les écosystèmes aquatiques et terrestres.

Hélas, comme souvent, l’excès (de crotte) peut être toxique. Dans des cours d’eau trop exigus, les hippos peuvent saturer l’eau de nutriments, entraînant l’apparition d’algues néfastes qui privent les poissons et les invertébrés d’oxygène. Ce processus, nommé eutrophication, a déjà été lié aux hippopotames, et les écologistes qui connaissent bien les cours d’eau de la Colombie soupçonnent que les extinctions de poissons à proximité de la Hacienda Napoles soient le résultat de la présence de ses résidents encombrants.

Actuellement, il existe très peu d’études scientifiques sur l’effet de la présence invasive d’hippopotames, tout simplement parce qu’il n’y a aucun précédent. Les chercheurs ont souvent du mal à travailler en Colombie, et les ex-compagnons d’Escobar n’ont suscité jusqu’ici que peu d’intérêt de la part de la communauté scientifique. Par ailleurs, le pays fait face à des crises écologiques plus vastes, comme le déversement illégal, la déforestation, et les eaux contaminées. A côté de tout cela, quelques dizaines d’hippos ne représentent pas une menace très sérieuse.

« Le truc avec les espèces invasives, c’est qu’elles détruisent les écosystèmes et modifie totalement leur écologie, de leur fonctionnement à leur aspect. Ce n’est pas parce que les hippopotames sont mignons et populaires qu’il faut leur réserver un traitement de faveur », dit McCauley.

Un jeune hippopotame à la Hacienda Nápoles. Image: Wikimedia Commons

Et c’est bien là le problème : il n’y a aucun moyen vraiment efficace de contrôler une population d’hippos sauvages. Selon Michael Knight, un zoologue sud-africain qui a travaillé sur le sujet auprès du ministère de l’Environnement colombien en 2009, les seules options réalistes sont l’abattage ou la castration. Dans une interview accordée à Colombia Reports, Knight recommandait de tuer les animaux grâce à des fusils de gros calibre.

Mais comme cela arrive parfois avec les espèces invasives, les gens se sont attachés à eux. Beaucoup de résidents locaux adorent les pachydermes, ou sont au moins captivés par eux. « Une fois, mon papa en a ramené un petit à la maison, racontait une jeune fille au journal El Colombiano. Je l’ai appelé Luna parce qu’il était très mignon – on lui a juste donné du lait. »

Il est difficile de savoir à quel point le gouvernement colombien essaie actuellement de réguler cette population, mais à un moment, la castration a été choisie comme mécanisme unique de contrôle des effectifs. L’organisation environnementale locale Cornare a récemment envoyé des biologistes construire des barrières naturelles pour les animaux, dans l’espoir de les empêcher de trop s’éloigner de la Hacienda Napoles. Le projet bénéficie d’un budget annuel de 135.000$, qui provient intégralement des saisies réalisées au cours d’opération anti-drogue.

D’après un rapport publié par Fusion, en 2014, le staff de la Hacienda Napoles demandait également à un certain James Torres de capturer des bébés hippopotames et de les emmener à sa ferme avoisinante pour qu’ils y grandissent. Torres soulignait au passage qu’en séparant les petits de leur troupeau, il serait plus facile de les transférer dans des zoos.

La castration, qui sur le papier a tout de la solution heureuse, est en réalité trop difficile à mettre en place, même pour les personnels les plus aguerris. Déjà, les hippos sont très discrets pour leur taille. Au cours de la journée, seuls leurs oreilles, leurs yeux et leurs narines peuvent être aperçus au-dessus de la surface de l’eau. Par ailleurs, ils ne sont pas sexuellement dysmorphiques, ce qui signifie qu’il est difficile de distinguer les mâles des femelles. Les testicules du mâle sont cachés dans son abdomen, et ne peuvent être identifiés en toute sécurité qu’une fois qu’il est endormi. Sauf qu’évidemment, il est très compliqué d’endormir une créature qui pèse plusieurs tonnes, comme me l’a expliqué McCauley. Même si les cocktails de sédatifs utilisés par les vétérinaires ont beaucoup évolué, on ne peut pas savoir à l’avance comment chaque individu va réagir à l’anesthésie. Il arrive parfois qu’un hippo drogué panique tellement qu’il se précipite dans l’eau, au risque de se noyer.

Jusqu’ici, seuls quatre pachydermes ont été castrés avec succès.

« Avec la plupart des espèces invasives, une fois qu’elles sont là, on ne peut plus s’en débarrasser, mais ce n’est sans doute pas le cas avec les hippos. Si on voulait vraiment s’en débarrasser, on pourrait. Mais on dirait bien qu’ils sont devenus une attraction touristique, et qu’ils ont donc une certaine valeur économique. Il n’y a tout simplement pas de volonté de les éliminer », estime McCauley.

Pour l’heure, l’avenir des hippopotames de Colombie est un point d’interrogation. Mais ce qui est sûr, c’est que même mort, Pablo Escobar continue à imposer sa présence aux campagnes de Medellin.