Avant qu’on ne lui tire dessus, le 9 juillet 2014, Olunjai Timan abattit une vache et sa femme prépara un ragoût. Ne voulant pas manquer le repas, le robuste Massaï envoya deux de ses fils faire paître le bétail familial. Mais avant que Timan n’ait eu le temps de finir son repas, les garçons revinrent en courant. Ils avaient accidentellement pénétré sur la propriété voisine, un terrain de 12 000 acres exploité par une société d’écotourisme basée à Boston, Thomson Safaris.
C’était une erreur, et ils le savaient. La compagnie interdit de faire paître le bétail sur ses terres durant la haute saison touristique. Les gardiens leur étaient tombés dessus et avaient dispersé le troupeau. Incapables de rassembler les vaches eux-mêmes, ils étaient revenus chercher de l’aide.
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Timan, agacé, repoussa son assiette. Le père de famille se saisit de sa lance et partit en quête de son bétail. Il lui fallut une heure pour retrouver le troupeau, qui stationnait toujours du mauvais côté de la frontière invisible séparant son village du district de Loliondo, au nord-ouest de la Tanzanie, du terrain de la compagnie. Il était en train de les ramener, dit-il, lorsqu’un véhicule apparut, avec à son bord deux gardes de chez Thomson et deux policiers. Cela ne l’étonna pas – chez Thomson, les gardes ne sont pas armés, et ils ont la réputation d’appeler la police en renfort dès qu’ils trouvent un intrus. Les hommes sortirent du 4×4. Puis il entendit une voix crier : « Tire ! Tire ! » L’un des hommes fit feu, et une balle se logea dans la cuisse droite du berger.
Timan essaya de courir mais ne réussit qu’à marcher. Les habitants des bomas (les habitations) locaux disent l’avoir entendu crier. Depuis leurs téléphones portables, l’une des rares inventions modernes adoptées par les Massaïs dans cette région, les voisins firent circuler le message. Bientôt d’autres policiers arrivèrent et l’escortèrent jusqu’à une ambulance.
Pendant que Timan recevait des soins, la foule grossissait. Plusieurs centaines de jeunes guerriers massaïs se rassemblèrent, armés de lances et de bidons d’essence. « Ils voulaient réduire en cendres le campement de Thomson », se souvient Joshua Makko, le maire de Mondorosi, le village de Timan, se référant au village de bungalows de luxe où des touristes payent 535 euros la nuit pour un forfait safari tout compris. Cet incident ne représente apparemment que le deuxième du genre, mais les habitants de Mondorosi et des villages alentour disent que depuis neuf ans, les gardes et la police harcèlent et agressent régulièrement des Massaïs qui font paître leur bétail sur la propriété – des accusations que Thomson Safari nie en bloc. Dans la culture massaï, la terre est reine, et les vaches représentent richesse, pouvoir et respect. Pendant quelques heures, il semblait que l’incident mettrait la région à feu et à sang.
L’objet de la dispute est un plateau brun et vert, dans une vallée encerclée de villages massaïs où les hommes ont plusieurs femmes et où les foyers sont consolidés avec de la bouse de vache. Le pré, les cours d’eau saisonniers et la nappe phréatique de la propriété en firent un espace de pâturage et d’abreuvement prisé par les éleveurs de la région pendant des décennies. Mais en 2006, les propriétaires de Thomson Safaris, un couple américain – Rick Thomson et Judi Wineland – déboursèrent 1,2 million de dollars pour le bail de la propriété, enregistrée sous le nom de leur société tanzanienne – le bail seulement, parce que la Tanzanie, un État en théorie socialiste, n’autorise pas les étrangers à posséder des terres. Ce qui avait fait du terrain un emplacement idéal pour le pâturage lui donnait aussi un grand potentiel touristique. Il se situait à l’orée du parc national du Serengeti et la présence de l’homme avait fait fuir ce qui avait été une importante faune sauvage, dont des girafes, des gnous et des grands fauves. Thomson et Wineland étaient excités à l’idée de faire revenir les animaux.
Leur premier mouvement fut de fixer « des limites au pâturage, pour le bien-être de l’environnement », me dit Daniel Yamat, un Massaï qui est aussi le gestionnaire du terrain en question, rebaptisé « Enashiva » par la société, un mot massaï qui signifie « bonheur ». Thomson Safaris fit savoir qu’il était interdit de faire paître les bêtes durant la majeure partie de l’année, notamment pendant la saison touristique – qui s’avérait justement être la saison du pâturage.
Certains habitants de la région obtempérèrent. Beaucoup ne le firent pas. « C’est une question de survie », me dit Makko. Ses ancêtres parcouraient autrefois ce qui est aujourd’hui le Serengeti, mais la génération de ses parents dut venir à Loliondo lorsque le parc national fut créé dans les années 1950, interdisant à quiconque d’habiter dans le périmètre. Selon Makko, le développement touristique et les sécheresses, intensifiées par le changement climatique, ont laissé son village et leurs voisins dépourvus d’options. Le terrain de Thomson était le meilleur, et le seul, choix raisonnable.
Les intrusions volontaires des villageois eurent des conséquences : dispersions ou confiscations de troupeaux par les gardes, passages à tabac et arrestations, détentions prolongées, et à ce jour deux tirs à vue, selon les témoignages. Les habitants qui critiquaient Thomson Safaris furent régulièrement convoqués au commissariat. Les journalistes et les travailleurs humanitaires qui se rendaient à Loliondo pour enquêter commencèrent à se faire expulser par les autorités locales. En 2009 puis de nouveau en 2011, le comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale exhorta le gouvernement tanzanien à se pencher sur les violations des droits de l’homme rapportées sur la propriété, mais les demandes reçurent lettre morte. La rumeur d’une collusion entre Thomson Safaris et le gouvernement tanzanien commença à circuler. En 2008, un reporter néo-zélandais fut assassiné dans des circonstances suspectes, après avoir enquêté sur les agissements de la compagnie à Loliondo.
Pendant ce temps, la réputation internationale de Thomson Safaris, dont la société sœur Thomson Family Adventures était établie de longue date, atteignit des sommets. L’organisme a reçu une dizaine de récompenses récemment, dont une mention dans la liste des « Meilleures compagnies de voyages d’aventure » du National Geographic, un prix du Condé Nast Traveler et du magazine Outside ; quant à Wineland, la directrice de Thomson Safaris, un prix pour l’ensemble de sa carrière lui fut remis par l’association Adventure Travel Trade. Sur le site web de la compagnie, on peut voir une vidéo promotionnelle pour Enashiva, qui correspond peu aux histoires rapportées sur le terrain. Des Massaïs souriants dansent et chantent ; ils remercient la compagnie pour ses projets communautaires – dont la construction d’une école et d’un dispensaire. Wineland et les autres responsables réfutent toutes les accusations : pour eux, le conflit est monté de toutes pièces par un petit groupe d’agresseurs massaïs. La victime, disent-ils, c’est la compagnie. Le conflit, comme l’illustre une enquête VICE menée sur cinq mois, continue à faire rage. Il est emblématique d’un problème plus vaste, auquel les groupes autochtones font face partout dans le monde : pendant plus d’un siècle, les Massaïs ont été repoussés sur des territoires de plus en plus restreints pour préserver l’environnement et les fameux animaux – et libérer de la place pour les résidences de luxe et les armées de touristes. Le monde développé a largement encouragé ces pratiques. L’écotourisme a offert aux Occidentaux une nouvelle manière d’interagir avec les terres et les peuples. Mais les Massaïs de Loliondo ne sont pas les seuls à en contester les bienfaits supposés. Autour du monde, 13 millions de km2 – soit la quasi-superficie du continent africain – ont été classifiés et protégés par les gouvernements et les groupes de défense de l’environnement. En conséquence, les occupants de ces territoires en ont majoritairement été exclus. Bien que personne n’ait réellement fait le compte des populations déplacées au nom de la protection de l’environnement, des données de l’ONU et de l’Union internationale pour la protection de la nature estiment que le nombre total de ces personnes pourrait s’élever à près de 20 millions.
Ce sont les réfugiés de la protection de notre monde – de la République dominicaine au Kenya, de la Bolivie au Brésil. Ce sont les Batwa d’Ouganda, expulsés de leurs forêts natives quand ils furent accusés à tort de tuer les gorilles. Beaucoup d’entre eux vivent aujourd’hui sans accès à d’eau ou aux services sanitaires, en lisière des parcs qui protègent les grands singes. Ce sont les Hmong de Thaïlande du Nord, qui se retrouvèrent en pénurie alimentaire quand le gouvernement, sous la pression du Fonds pour l’environnement mondial de l’ONU, créa un réseau de parcs nationaux. Cela annonçait l’arrivée des hommes armés, qui ne leur laisseraient pas d’autre choix que de renoncer à leur mode de vie.
Les forces qui s’opposent à ces réfugiés sont en apparence des gens bien : ce sont les ONG environnementales et les éco-entreprises qui défendent un monde plus humain et plus vert. Mais leurs avancées, pour ces populations autochtones, commencent à représenter un danger comparable aux géants de l’agriculture et aux exploitations minières et pétrolières. Dans une assemblée du Forum international des peuples autochtones de l’ONU en 2004, les 200 délégués ratifièrent une déclaration établissant que les « activités des organisations environnementales représentaient désormais la seule menace de taille pour l’intégrité des territoires autochtones ».
Un doyen de Loliondo, Tulito Olemguriem Lemgume, qui a les cheveux gris et les yeux laiteux, se souvient du jour où il a compris où se situait son peuple dans les priorités des élites environnementalistes. En 2006, son boma se trouvait sur les terres nouvellement acquises par Thomson Safaris. Selon lui, les autorités locales les ont informés, lui et quelques voisins, que « le terrain appartenait désormais à un investisseur » et qu’ils ne pouvaient pas y rester. « Nous leur avons dit que nous n’avions nulle part où aller. Nous avons dit : C’est chez nous. C’est notre maison. » Alors, dit-il, la police est revenue avec de l’essence. Les bomas sont partis en fumée. Puis la police leur a « tiré dessus », se souvient Lemgume. « Comme si on était des animaux. »
Les origines du conflit remontent à l’époque où les Massaïs étaient les envahisseurs. La tribu émigra depuis la vallée du Nil au xve siècle et piétina les groupes autochtones sur son passage. À la fin du xviie siècle, ils dominaient de larges portions des actuels Kenya et Tanzanie. Ils chassaient peu, et s’ils pratiquèrent l’élevage pendant des siècles, leur empreinte agricole fut minimale. Ils faisaient paître leurs troupeaux à un rythme qui n’épuisait pas la terre, et laissait suffisamment à la faune des plaines. Leur désintérêt pour la plupart des constructions et biens matériels laissa intactes les étendues qu’ils habitaient. La présence des Massaïs au cœur de l’Afrique de l’Ouest fit partie intégrante, pendant des siècles, du bon équilibre entre les hommes et l’environnement.
Mais ils prenaient beaucoup de place. Pour un berger, il n’y a pas de besoin plus fondamental que le terrain pour nourrir les animaux – vaches et, plus récemment, moutons et chèvres –, ce qui fonctionne tant comme un modèle économique que comme un système social (en d’autres termes, plus un Massaï a de vaches, plus il a de pouvoir). Mais au début du XXe siècle, les colons britanniques au Kenya et en Tanzanie voulurent rendre leurs territoires plus productifs, ils commencèrent donc à distribuer des terres à des colons et fermiers. Vers 1950, sous la pression des défenseurs de l’environnement, les Britanniques virent un bénéfice économique potentiel dans la transformation des paysages époustouflants de la Tanzanie en réseau de zones protégées, dont la majorité se trouvait sous les pieds des Massaïs. Après l’indépendance en 1964, les dirigeants tanzaniens dédièrent un tiers du pays à la préservation et s’embarquèrent dans des décennies de dérégulation pour faciliter les investissements privés.
On mit les Massaïs face à un choix : être relogés dans une aire de conservation lointaine près du Ngorongoro ou s’installer où ils le souhaitaient, tant que c’était en dehors des parcs. L’option la plus simple était la région faiblement peuplée de Loliondo, à la frontière du Kenya. Rapidement, Loliondo s’emplit d’une marée de shukas rouges (l’habit traditionnel des Massaïs) et aujourd’hui on y trouve plus de 60 000 habitants massaïs, dont 90 % vivent de l’élevage.
Alors qu’ils étaient contraints à vivre dans des territoires chaque jour plus réduits, leur nouvelle proximité avec les hôpitaux et les écoles du monde moderne, de même que leur entrée dans l’économie de marché, transforma les conditions de vie du groupe. En quelques décennies à peine, l’espérance de vie augmenta de plusieurs années, tandis que la mortalité infantile s’effondrait. Leur population passa de 40 000 sur le Kenya et la Tanzanie au début du XXe siècle à 700 000 aujourd’hui en Tanzanie seulement. Tous ces gens avaient besoin de vastes territoires pour leurs vaches – et c’était précisément ce dont ils ne disposaient plus. Une solution fut donc trouvée : les Massaïs devaient changer. Les pratiques historiques du groupe, autrefois vantées pour leur respect de l’environnement, furent soudain qualifiées de « surpâturage ». En persistant à posséder de vastes troupeaux, ils menaçaient la faune, le pays, et leur propre survie, déclarèrent les dirigeants. Dans les zones massaïs, on commença à mettre en place des programmes scolaires axés sur la protection de l’environnement, et des campagnes de sensibilisation du public. Les ONG introduisirent de nouvelles espèces, qui produisaient plus de viande.
Le tourisme était également présenté comme la meilleure manière pour les Massaïs de tirer profit du territoire sans plus « l’endommager ». Ils pourraient vendre de l’artisanat, des visites de leurs villages ou des danses traditionnelles. La région était attrayante pour les promoteurs parce que son emplacement, juste en dehors du Serengeti, donnait accès aux espèces sauvages – qui elles ne respectent pas les frontières du parc – mais sans les taxes et les complications bureaucratiques. On accorda de larges « terrain de chasse » à l’Ortello Business Corporation (OBC), une société basée à Dubaï qui payait rubis sur l’ongle le droit de tuer des espèces rares pour le plaisir. Dans les faits, cela leur donnait le droit de conduire leurs expéditions à travers tout le territoire de Loliondo.
Peu de temps après, Wineland et Thomson tombèrent sur une annonce pour une parcelle de terre. Ils furent alléchés, non seulement par la possibilité de faire revenir les animaux, mais par la proximité avec les Massaïs. Pionnier du commerce de voyage d’aventure, le couple s’était spécialisé dans le tourisme « basé sur les communautés locales » depuis plusieurs décennies, et dans plus d’une dizaine de pays. Plutôt que d’attirer le touriste avec des animaux exotiques, ils avaient toujours mis des « photos de gens sur les couvertures de [leurs] brochures », dit Wineland. Ils avaient fait du bon travail dans d’autres zones de Tanzanie et étaient impatients à l’idée d’implanter leur business model à Loliondo.
Pour Wineland et Thomson, il était essentiel que l’affaire soit également profitable aux Massaïs. « Le tourisme doit bénéficier aux visiteurs, à la nature et aux communautés autant qu’à nous-mêmes. » Ils espéraient faire de ce terrain le nouveau joyau de leur empire écotouristique naissant.
En décembre, je me rendis à Loliondo pour tenter de comprendre ce qui avait mal tourné. Comment les gens qui dirigeaient une compagnie apparemment pleine de bonnes intentions s’étaient-ils retrouvés en plein cœur d’un conflit qui brassait des accusations de harcèlement, des coups de feu, et des rumeurs de complots et de meurtre ? J’espérais que l’enquête mettrait à jour des vérités plus larges sur les conflits mondiaux entre groupes autochtones d’un côté, mouvements environnementaux et tourisme d’exploration de l’autre.
Avant mon arrivée, je reçus beaucoup de mises en garde – d’autres journalistes, d’activistes, de chercheurs, qui tous avaient été expulsés pour avoir mis leur nez dans cette affaire. Ce n’était pas seulement Thomson. OBC, le plus grand tour-opérateur de la région était visé depuis des années par des accusations d’accaparement des terres et de corruption politique. La résistance massaï et le soutien de groupes internationaux contribuèrent à contrecarrer un décret qui visait à transformer 65 000 km2 de terres massaïs en « couloir de migration », géré par la compagnie. Mais juste avant mon arrivée, le Parlement tentait de nouveau de faire passer la loi en force, et la région s’échauffait. On me conseilla de me tenir à l’écart du commissaire du district, un homme qui apparemment ne recule devant rien pour attirer les investisseurs. Malgré tout cela, je ne m’attendais pas, le premier matin à Loliondo, à dix heures de toute ville digne de ce nom, à mener ma première interview dans un fossé. L’homme que j’interviewais, un vieux prêtre visiblement fébrile du nom d’Olushipa Rogey, conduisit notre voiture à l’écart de la route, puis m’entraîna vers une sorte de renfoncement sableux – même si un berger était passé par là, il aurait dû y tomber pour nous voir.
Rogey portait un costume à rayures élimé qui semblait plus vieux que lui. Sa montre, qui ne fonctionnait pas, était fixée à son poignet avec une ficelle. Du doigt, il suivit la profonde cicatrice qui s’étendait de son nez à sa bouche. « Ça, c’est à cause de ce que j’ai dit sur Thomson », me dit-il. Son village de Sukenya, une large bande de terre aride, s’étend le long des terres de Thomson. Rogey fut un des premiers villageois à remettre en cause les pratiques de la compagnie. Il commença à organiser des réunions secrètes pour élaborer une stratégie de réponse et fut publiquement menacé par le gérant de la société – une offense dans la culture massaï, où le respect et la politesse sont extrêmement importants. Peu après, dit-il, il fut attaqué sur la route en revenant de l’église. Ce genre d’agressions ciblées est rare dans les régions rurales, il est donc convaincu que c’était un avertissement de la compagnie. Thomson Safaris ne fut jamais mis en cause. Même si Rogey semblait sincère, j’étais sceptique. Les policiers avaient conclu à un vol (son portefeuille avait été dérobé). Et si la police entretenait de bonnes relations avec la compagnie, je n’avais pas de preuve d’une réelle connivence. Je ne comprenais pas sa nervosité, ni pourquoi nous nous cachions, et je ne le comprendrais pas avant plusieurs jours. Il m’expliqua que comme Thomson, en augmentant ses dons à la communauté, s’était attiré les bonnes grâces de beaucoup de ses voisins, il était désormais traité comme un paria et ne voulait pas être vu avec moi. Avant que nous ne nous séparions, il me dit plusieurs fois d’être prudente – que le gouvernement et la compagnie avaient des informateurs partout.
Après avoir parlé à Rogey, je passai l’après-midi sur les terres de Shagwa Ndekerei, un homme charismatique qui possédait, selon ses dires, 100 vaches, deux femmes et 11 enfants.
Son boma à Sukenya se trouve dans les hauteurs. De son jardin, il a une vue à couper le souffle sur des forêts et pâturages vallonnés, dont il ne tire aucun plaisir. « Ce sont les terres de Thomson », dit-il, assis à mes côtés. (On ne voyait pas les bungalows mais ils étaient toujours là ; les anciens du village avaient calmé la foule en juillet, lorsque Timan s’était fait tirer dessus.) Puis il raconta l’histoire. Le terrain était propriété collective des villageois jusqu’en 1984, lorsque la société de brasserie du gouvernement, Tanzania Breweries Ltd. (ou TBL), obtint le droit de l’occuper. Pour le transfert du titre, une autorisation des villages adjacents était requise. Les habitants affirment que le gouvernement et la société n’ont jamais reçu leur permission. Les habitants, scandalisés, amenèrent l’affaire devant la justice, mais le procès fut annulé pour vice de procédure.
De l’avis général, cette vente était une très mauvaise idée. Le sol n’était pas particulièrement fertile, et les animaux, sauvages et domestiques, mangeaient le houblon et l’orge qui parvenaient à pousser. La société cultiva 700 acres environ pendant quelques années, avant d’abandonner les lieux. Détail d’importance, TBL n’interdit jamais les pâturages. La plupart des habitants oublièrent même que le titre de propriété avait été perdu.
Cela changea en 2006, quand la société TBL, entre-temps privatisée, mit le bail en vente. Selon Ndekerei, le bruit commença à courir que l’acheteur était une compagnie d’excursions, et les villageois pensèrent qu’ils seraient consultés, comme le voulaient la loi et la coutume. Mais aucun des dirigeants de Thomson Safaris ne visita la région pour parler aux habitants avant la vente. L’affaire était conclue, la compagnie avait acquis le bail, et les ennuis commencèrent.
Il y a quelques années, les fils de Ndekerei furent arrêtés alors qu’ils faisaient paître leur bétail sur le terrain de Thomson. Les registres de police rapportent plus de 60 incidents de ce type, et on dit qu’à plusieurs occasions, des gens furent emprisonnés et privés de nourriture pendant plusieurs jours. Je découvris après mon voyage que la compagnie possédait dix pages de « politiques de pâturage » qui expliquait quand et où ils pouvaient être autorisés, en fonction d’un nombre de facteurs déroutant. Mais il s’agit d’un document interne qui n’est pas distribué aux habitants. Bien des fois, me dit Ndekerei, son troupeau fut dispersé, ou ses vaches « arrêtées », c’est-à-dire que les gardiens les gardaient un temps dans leurs propres enclos. Au cours des jours suivants, j’entendis des dizaines d’histoires similaires. Plus tard, je rencontrerais des avocats des Massaïs, qui possédaient une liste de plus de 80 arrestations ou agressions perpétrées par les gardes ou la police. Beaucoup disposent d’un document pour les corroborer, comme des registres d’hôpital. Selon les avocats, les chiffres réels étaient sans doute beaucoup plus élevés. Ndekerei tint à m’expliquer qu’il n’était pas opposé au changement. La clé de la survie des Massaïs, me dit-il, était d’embrasser les aspects de la vie moderne qui leur étaient utiles, et de laisser les autres de côté. Tous ses enfants, par exemple, avaient eu une incisive arrachée à l’âge de 4 ans, pour permettre de faire passer une paille en cas d’évanouissement dû à la faim. Mais ses fils vont aussi à l’école, et Ndekerei les conduit à l’hôpital quand ils sont malades.
« Le problème, ce n’est pas le tourisme, me dit-il. D’accord, laissez les femmes vendre des bijoux aux étrangers. Construisez une école. Le problème, c’est quand d’autres prennent des décisions sans nous inclure. C’est quand quelqu’un s’approprie nos terres sans aucune discussion, et de façon malhonnête. Ce n’est pas juste qu’ils décident pour tout le monde de ce qui est bon ou pas. »
Plus tard, je fis la rencontre d’un adolescent, Tajewu Nayoi, alors que sa famille conduisait les moutons et les chèvres hors de l’enclos. Vêtu d’une peau de mouton pour se protéger du froid des plaines, il me raconta ce qui lui était arrivé, un matin de mai 2011. Son cousin Tokibo et lui, âgés de 13 et 11 ans à l’époque, savaient qu’ils n’étaient pas censés se rendre sur les terres de Thomson Safaris. Mais, dit-il, « les vaches nous y ont entraînés. Elles aiment brouter là-bas. » Il était plus simple de laisser le troupeau mener la marche que de s’y opposer, ils entrèrent donc en territoire interdit.
Au bout d’un moment, dit-il, un véhicule de Thomson approcha. Ils essayèrent de s’enfuir, mais la voiture les rattrapa. Un homme s’approcha de Nayoi et commença à le frapper. Les autres hommes dispersèrent les vaches. Il se souvient avoir entendu les gardes dire quelque chose comme : « Tu n’es pas autorisé à faire paître tes vaches ici ! C’est un terrain privé ! » Après quelques coups supplémentaires, ils réussirent à s’enfuir et à se cacher dans la forêt. Le bras de Nayoi était gonflé et le lançait. Tobiko avait la tête en sang. Ils restèrent dans la forêt jusqu’à être sûrs que les gardes étaient partis, puis s’enfuirent chez eux.
Les phrases de Nayoi faisaient quelques mots à peine. La caméra l’avait complètement paralysé, et nous l’avions vite rangée. Mais il continuait à gigoter et à regarder par terre, touchant de temps à autre son bras qui, dit-il, le faisait toujours souffrir lorsqu’il soulevait quelque chose de lourd. Son frère aîné, Robert, m’expliqua que depuis l’incident, le garçon parlait moins et était constamment nerveux. Notre arrivée lui avait fait peur. De loin, nous étions des visages blancs dans un 4×4. Il pensait que nous étions des « gens de Thomson » venus le chercher.
« Nous sommes victimes de notre propre préservation », me dit Maanda Ngoitiko d’une manière différente. Ngoitiko est la fondatrice du PWC (Pastoral Women’s Council), une organisation de femmes massaïs qui fournit des bourses d’études aux filles et coordonne des groupes de défense des droits des femmes à travers le pays. Mais l’arrivée des tour-opérateurs à Loliondo l’a reconvertie dans les luttes de territoire. PWC fut la force principale derrière la victoire juridique de l’année dernière, et Ngoitiko joue un rôle clé dans la résistance face à Thomson Safaris. De leur côté, les représentants de la compagnie l’accusent d’être à l’origine des conflits dans la région.
« Thomson Safaris et le gouvernement m’accusent régulièrement de jeter de l’huile sur le feu, me dit-elle. Mais c’est chez moi. C’est là que mon père est enterré. C’est ma vie. Je dois me battre pour cette terre et obtenir la justice. Thomson peut bien donner des milliards et des milliards à cette région, nous voulons récupérer notre terre. »
Alors que les bergers massaïs continuaient à se plaindre de harcèlement, Ngoitiko organisa une réunion pour réfléchir à une réponse : un nouveau procès concernant l’obtention du titre. En 2010, trois villages adjacents à la propriété déposèrent plainte, arguant que l’ancien occupant des lieux, TBL, avait abandonné la propriété il y a si longtemps qu’il était de droit revenu aux villageois bien avant sa revente. Et puisque les villages n’avaient pas été consultés, la transaction de 2006 était invalide aux yeux de la loi tanzanienne. Le procès débuta à la Cour suprême à la fin de l’année dernière et reprendra le 11 mai.
Depuis des jours, je tournais de loin autour d’Enashiva. Le terrain était visible depuis presque toutes les maisons que j’avais visitées. Je ne savais pas s’ils me laisseraient entrer sur la propriété, vu leur apparente hostilité envers les journalistes. Mais le gérant de la société à Arusha organisa une visite très vite après que j’en eus fait la demande. C’est ainsi que je me retrouvai, quelques jours après mon arrivée à Loliondo, dans le « refuge naturel Enashiva », enfoncée dans un fauteuil en faux cuir d’où je fixais l’immense photo noir et blanc d’un couple de lions enlacés, le regard perdu à l’horizon. Un matelas de yoga dépassait de derrière un sofa.
Face à moi, Daniel Yamat, le gérant d’Enashiva, était installé sur un canapé à carreaux. « Nous autres humains sommes égoïstes, commença-t-il. Nous pensons que l’univers nous appartient. Mais qu’en est-il des animaux ? » Lorsque Thomson Safaris fit l’acquisition de la propriété, « on n’y voyait pas une gazelle ou un zèbre », dit-il. Aujourd’hui – près d’une décennie plus tard – les visiteurs voyaient régulièrement des gnous, des girafes, des zèbres, et même des léopards et des guépards de temps à autre. Yamat dit que leurs visiteurs pouvaient profiter des animaux à l’écart de la foule du parc Serengeti et même faire des promenades à pied au lieu d’observer depuis les véhicules. Tout le principe d’Enashiva, dit-il, était « d’entretenir l’art de la coexistence, de préserver les animaux, sans qu’ils soient mis en péril par la présence humaine ».
Les visiteurs viennent également pour jouir d’une « expérience massaï authentique », dit-il. Ailleurs dans le pays des touristes visitent des bomas, mais « une grande part de tout cela est mise en scène. Ici, c’est la vraie vie », dit-il.
Yamat mit en avant les projets communautaires de la compagnie, et me dit que Thomson Safaris faisait tout son possible pour être un bon voisin. L’équipe est presque entièrement massaï, et la compagnie se sert de ses véhicules pour emmener les villageois à l’hôpital. Il répéta plusieurs fois que si Thomson Safaris n’avait pas autorisé des pâturages illimités sur son terrain durant la sécheresse de 2009, les pertes de bétail dans la région auraient été encore plus importantes qu’elles ne l’avaient été.
Il dit aussi que l’un des objectifs de la compagnie était de « les aider à aller mieux », continuant à se référer à son propre groupe ethnique à la troisième personne. Il expliqua qu’une famille avait aujourd’hui besoin de 7,5 vaches par personne, contre 15 il y a quelques années. « Ce qu’il faut faire maintenant, c’est aller à l’école et recevoir des soins médicaux », dit-il, et profiter du développement et des infrastructures créés par les sociétés touristiques. Mais ils ne sont pas faciles à convaincre. « On ne change pas facilement de vieilles habitudes », dit-il.
En ce qui concerne les pâturages, Yamat dit qu’il y a des bergers sur leurs terres tous les jours, et qu’ils ne sont pas inquiétés la plupart du temps, principalement parce que les huit gardes de la compagnie ne peuvent pas couvrir plus de 12 000 acres. Lorsqu’ils trouvent des bergers, ils leur « demandent poliment » de sortir de la propriété avec leurs vaches, et la plupart d’entre eux s’exécutent immédiatement.
En ce qui concerne les arrestations et les accusations de violences policières, il blâme les bergers massaïs qui répondent aux gardiens avec agressivité. Yamat me montre la photo d’un garde ensanglanté, datant d’un incident survenu sur la propriété en juin 2014. « Ceux qui sont arrêtés par la police ne font pas paître le bétail, dit-il. Ils viennent pour nous attaquer. »
Cette version des faits fut corroborée par d’autres. « Ils sont venus pour s’en prendre à nous », déclare un jeune homme que j’appellerai Leroy et qui a travaillé pour Thomson Safaris à Enashiva et sur d’autres propriétés pendant presque dix ans. Les seuls incidents graves dont il ait été témoin avec des bergers s’étaient produits alors que les villageois venaient chercher la bagarre, comme en février 2014, lorsqu’un groupe s’était rendu au campement « armé d’arcs et de flèches, pour nous menacer » (il n’y avait pas de visiteurs à ce moment). Les gardes appelèrent la police, et le groupe se dispersa après que les agents eurent tiré en l’air, dit Leroy.
Yamat m’expliqua qu’il pensait que sa compagnie était dans le collimateur d’un petit groupe de locaux pour deux raisons. D’abord, de vieilles tensions entre les clans – une chose difficile à percevoir pour un étranger. Parce que Thomson Safaris avait troublé le vieil ordre des choses en créant des emplois et en travaillant avec chacun, les groupes qui possédaient autrefois le plus de pouvoir se vengeaient en inventant des histoires. La seconde raison était cette activiste, Maanda Ngoitiko, qui était devenue l’obsession de Thomson Safaris et de ses partisans. « Regardez-moi ça », dit Yamat en me tendant deux feuilles de papier. Les pages étaient des captures d’écran du site web de PWC, dévoilant leurs financements pour 2011 et 2012. Il m’expliqua que si je creusais un peu, je verrais que Ngoitiko fabriquait un conflit pour s’enrichir et se faire connaître. Elle recevait aussi de l’argent d’un tour-opérateur rival, dit-il. Il me répéta plusieurs fois que ce que la compagnie avait prévu pour moi aujourd’hui m’aiderait à faire la lumière sur cette femme et ce faux conflit. « Nous n’avons que de très bonnes intentions, me dit Yamat. »
Je quittai Enashiva en suivant la voiture de Yamat, et je me sentais bien. Je n’avais pas encore été arrêtée comme les autres journalistes, j’allais obtenir la version de Thomson Safaris. Soudain, à mi-chemin de Sukenya, la voiture de Yamat s’arrêta dans un pré alors que des dizaines de Massaïs apparaissaient à l’horizon et nous encerclaient. La compagnie avait, sans me prévenir, organisé un immense rassemblement pour que j’entende le point de vue des habitants sur la question. Yamat nous laissa aux soins d’un notable du village, William Alias, qui ferait en sorte que nous ayons « tout ce dont nous aurions besoin ».
Dans l’ombre clairsemée d’arbres sans feuillage, je me tenais entre un imposant groupe d’hommes d’un côté, et un contingent de femmes tout aussi important de l’autre. Je me présentai, ainsi que mon photographe et mon traducteur, et laissai le champ libre à ceux qui voulaient donner leur avis sur Thomson Safaris, le tourisme, le développement et la vie massaï au xxie siècle. Je demandai à ceux qui prendraient la parole d’alterner entre hommes et femmes.
Le premier à s’avancer fut un homme du nom de Gabriel Olikilie. « Les ONG sont le cancer de notre société ! » dit-il, faisant référence à PWC et à d’autres associations qui avaient fait campagne contre Thomson Safaris. Puis il fit une tirade de dix minutes dans un anglais impeccable. « Écrivent des tas de bla-bla sur Facebook, font peur aux investisseurs, bloquent l’aide que peuvent recevoir les plus pauvres. Nous avons besoin d’eux ! Amérique, nous avons besoin d’investisseurs ! Europe, nous avons besoin d’investisseurs ! rageait-il. Nous ne pouvons pas rester comme ça pour toujours – dans l’ignorance et la pauvreté. Les ONG entravent notre développement. » Alors qu’il allait se rasseoir, je lui rappelai qu’il devait répéter tout cela en massaï, pour que tout le monde puisse comprendre. Il s’exécuta de mauvaise grâce.
Un homme s’exclama que la réunion était une imposture. Selon lui, seules les personnes qui diraient du bien de la compagnie avaient été prévenues. J’écoutai attentivement presque trois heures de témoignages sur tout le bien que Thomson Safaris faisait à la communauté. « Ils nous emmènent à l’hôpital avec leurs voitures », dit un homme après que le mécontent se fut assis. « Ils nous ont construit des écoles, ils essaient de nous donner une vie meilleure », ajouta une femme. Plusieurs femmes dirent qu’elles étaient reconnaissantes des revenus supplémentaires que leur apportaient les ventes d’artisanat aux touristes. Après la réunion, mon traducteur et moi demandâmes à plusieurs personnes de nous accorder des entretiens privés le lendemain. J’étais épuisée – j’étais alors enceinte de presque cinq mois – j’avais besoin de repos. Je dis à Alias, le chef qui avait organisé l’événement, que nous devions reporter les visites prévues au lendemain. Il semblait penser que j’avais pour obligation de l’interviewer ; je lui dis que je le ferais, mais à la fin de la journée, après avoir parlé avec les autres. Il insista pour nous faire visiter une école qui se trouvait en chemin, et nous acceptâmes. Nous suivîmes sa voiture, mais en découvrant qu’il nous emmenait dans la direction opposée, nous lui annonçâmes que nous faisions demi-tour. Il n’était pas content.
Tôt le matin suivant, je réalisai une interview dans la chambre d’hôtes. Alors que je finissais, Noah, le photographe qui voyageait avec moi (et qui se trouve être mon frère), entra. « On a des ennuis », dit-il.
Il me conduisit face à un homme maigre aux lèvres minces et à la mâchoire carrée, vêtu d’un costume de prix. Il nous accueillit avec un regard furieux. Il nous intima de nous asseoir et se présenta ; c’était le commissaire du district de Loliondo, Elias Wawa Lali. Il nous demanda nos passeports et nos visas. Quelques minutes plus tard, j’étais assise avec le chef de la sécurité de Loliondo. « Que se passe-t-il dans votre pays lorsque quelqu’un enfreint la loi ? » demanda-t-il en feuilletant mon passeport. C’était le début d’un interrogatoire de trois heures. Les responsables locaux qui nous interrogèrent commencèrent par nous accuser d’avoir pris des enfants en photo sans autorisation parentale. C’était une accusation étrange, compte tenu du nombre d’étrangers qui, chaque jour en Tanzanie, prenaient des enfants massaïs en photo. Puis ils décrétèrent que nos papiers n’étaient pas en ordre, même s’ils durent revenir là-dessus à l’arrivée de leur agent d’immigration. Ils étaient également furieux que nous n’ayons pas suivi ce qu’ils considèrent comme le protocole : à notre arrivée, nous aurions dû rendre visite au commissaire du district pour exposer notre projet et obtenir sa permission. (En effet, nous ne l’avions pas fait, préférant éviter de nous faire expulser immédiatement, comme cela avait été le cas de tous les journalistes qui avaient suivi le « protocole ».)
Assez vite, ils se mirent en quête de motivations cachées. Ils voulaient savoir qui « nous avait envoyés à Loliondo » et ne se satisfirent pas de notre explication. Ils voulaient savoir qui avait arrangé notre entrée dans les communautés, qui nous avait fait visiter les environs les jours précédents, et les noms des gens avec qui nous avions parlé. Ils confisquèrent l’appareil photo de Noah et passèrent les photos en revue pour voir s’il y avait motif à arrestation. Lorsqu’il fut clair que nous n’allions pas dévoiler nos sources, ils passèrent une heure à s’acharner sur notre traducteur, menaçant de le laisser « moisir en prison » s’il ne crachait pas tout. (Malgré sa nervosité, il tint bon.)
De mon côté, je passais frénétiquement des coups de fil à des avocats tandis que le bébé tempêtait à l’intérieur de mon ventre. Noah et moi communiquions par texto, jusqu’à ce qu’on nous interdise d’utiliser nos téléphones. Lorsque je leur demandai la permission, pour notre traducteur, de nous expliquer ce qui se passait, le commissaire du district lui ordonna de ne pas traduire un mot et m’aboya dessus : « Vous, vous la fermez ! »
J’étais très secouée, mais pas surprise. Nous savions qui à l’évidence nous avait envoyé le commissaire. Noah l’avait vu arriver avec Alias, l’employé de Thomson Safaris que j’avais énervé la veille. Noah lui demanda si c’était lui qui nous avait livrés aux autorités. « Oui, dit Alias, c’est moi. »
Nous avons alors abattu notre dernière carte. Après des heures de tergiversations et de menaces pas si voilées, lorsqu’il sembla que notre expulsion – ou pire – était imminente, nous expliquâmes que nous avions prévu de passer notre dernier jour à visiter les projets de Thomson Safaris, parler à leurs partisans, et interviewer Alias, comme promis – ce qui était vrai. Soudain, on nous accorda un délai de 24 heures, à condition que nous nous en tenions au programme prévu et que nous partions à 7h30 le matin suivant. Alias et ses hommes insistèrent pour monter en voiture avec nous ; l’un d’entre eux précisa plus tard que le commissaire lui avait demandé de ne pas nous laisser seuls.
La visite des œuvres de charité de la compagnie dura plusieurs heures. Nous vîmes un puits, des résidences d’enseignants, et une école qu’ils avaient contribué à financer. « Vous voyez, me dit un des hommes, ce sont les investisseurs qui se soucient des Massaïs. » Mais une tendance étrange se fit jour : même les gens auxquels Alias me conduisait ne contredisaient plus les accusations à l’encontre de Thomson Safaris quand je leur parlais en tête à tête.
Lors de ma dernière interview, un homme de Sukenya du nom d’Olegelumo Olaise commença par me dire « Ce sont des gens bien chez Thomson, ils essaient de nous aider. » Mais alors que nous parlions davantage, il me dit que l’arrivée de Thomson lui « avait fait mal au cœur », parce que sa famille faisait paître ses troupeaux dans cette zone. Il dit qu’il continuait à s’y rendre malgré l’interdiction, et que son bétail avait été « arrêté » plusieurs fois. Il s’enfuit lorsqu’un véhicule Thomson approche, craignant s’il était pris de « se faire tirer dessus, punir ou arrêter ».
À mon retour de Tanzanie, je savais qu’il me fallait parler directement avec Judi Wineland et Rick Thomson. Ce n’était pas si facile. Ils refusent souvent les demandes d’interviews et firent même un procès à un blogueur anonyme qui avait rapporté les accusations. (Suite au procès, le site a été fermé.) Nous avons eu plusieurs échanges par e-mail avant qu’ils n’acceptent de réaliser un entretien de vive voix. Comme le commissaire du district, ils me demandèrent si j’avais été engagée par la bande de Ngoitiko ou une autre ONG. « Je suis extrêmement nerveuse à l’idée de vous parler », m’écrivit Wineland au cours d’un échange. « Avez-vous jamais songé que cette histoire était fabriquée de toutes pièces ? »
Ils acceptèrent cependant, et nous nous connectâmes sur Skype.
Nous parlâmes plus de deux heures. Ils commencèrent par le tout début, l’amour de Wineland pour le voyage et les échanges culturels, qui débuta avec « une guitare et un groupe de femmes » au Japon et en Corée à la fin des années 1960. Elle lança Overseas Adventure Travel en 1978 avec 300 dollars depuis une chambre à peine plus grande qu’une salle de bains. Elle dit qu’elle était la seule femme à diriger une entreprise de voyage d’aventure aux États-Unis à l’époque.
Les liens du couple avec la Tanzanie se nouèrent au début des années 1980, près du lac Natron, une région non loin de Loliondo. Elle évoqua ses « très bons amis massaïs » et les « interminables discussions [qu’elle avait eues] avec des anciens » sur l’éducation, le patriarcat, et l’avenir du peuple massaï. « Ils étaient convaincus que le tourisme serait une bonne chose », dit-elle. Cet encart dans le journal en 2006 était donc « l’occasion de poursuivre un travail déjà entrepris ». Ils avaient déjà trois autres sociétés en Tanzanie, mais aucune d’entre elles ne se trouvait aussi près de villages massaïs ruraux, où selon eux les habitants pourraient tirer profit des projets qu’ils prévoyaient d’entreprendre. Je demandai à Wineland si elle s’était renseignée sur l’histoire du terrain et de la région avant l’acquisition. « Si nous savions qu’il y avait matière à controverse ? Non », me dit-elle. Ils n’avaient pas visité les lieux pour consulter les habitants. Lorsque Wineland finit par apprendre que certains pensaient que le terrain n’aurait pas dû leur être vendu, ils n’y prêtèrent pas attention. « Il y a tellement de versions différentes là-bas », dit-elle. Elle insista sur la transparence des démarches, et cita une enquête du gouvernement tanzanien qui prouvait que le terrain avait été acheté en toute légalité.
Wineland insista sur le fait qu’ils avaient eu de longues discussions avec « des anciens du village » après l’acquisition du titre. Ils espéraient vraiment que leur commerce bénéficie aux communautés locales. « Il régnait une grande excitation » dans ces réunions, se souviennent-ils. « C’était très encourageant pour nous. » Lorsque j’évoquai les accusations à leur encontre, ils me dirent que leurs gardes étaient « vraiment gentils avec les gens », et qu’ils savaient que s’ils levaient la main sur un berger, ils seraient renvoyés. La police n’intervient que si la sécurité des employés ou des visiteurs est menacée, me dirent-ils. En ce qui concerne les agressions et coups de feu, ils me mirent au défi de trouver une occasion où les accusations étaient indiscutables. Je leur répondis qu’ils avaient raison – que les registres d’hôpitaux ne prouvaient pas que leurs gardes étaient les agresseurs. Et qui me dit que ceux qui furent arrêtés n’étaient pas sur le point de jeter une lance sur les visiteurs ou les employés ? J’ai eu beau creuser, aucune preuve tangible ne liait l’agression de Timan à Thomson Safaris. À chaque fois, c’était la parole de la victime contre celle de la compagnie. Cela pourrait être une forme élaborée de conspiration.
Mais lorsqu’on en vient aux raisons qu’auraient certains de discréditer Thomson Safaris, les fondateurs de la compagnie sont embarrassés. Ils évoquèrent de nouveau la possibilité de rivalités entre clans ou le rôle d’agents provocateurs.
Il était difficile pour moi d’accorder beaucoup de crédit à l’un ou à l’autre. À Loliondo, on m’avait dit que Thomson Safari tirait avantage des tensions entre les clans – pas l’inverse. En ce qui concernait les activistes, j’avais creusé les théories de Yamat, et aucune n’avait donné quoi que ce soit. L’ONG de Ngoitiko nous avait ouvert tous ses registres financiers, et j’avais parlé avec des donateurs. Je n’avais rien trouvé pour corroborer le fait qu’ils se servaient du conflit pour s’enrichir. Et jamais Ngoitiko n’avait été employée par une société rivale, comme Yamat le prétendait. Yamat m’avait donné de nombreuses autres « pistes » qui s’étaient également avérées être des culs-de-sac – comme l’idée que la blessure de Timan aurait pu ne pas être due à un coup de feu, théorie réfutée par un médecin légiste que j’avais consulté aux États-Unis.
Malgré tout, je voulais entendre la version de Wineland et Thomson. Selon eux, la preuve qu’ils n’étaient coupables de rien était qu’ils étaient toujours en place et soutenus par le gouvernement tanzanien. (Leur compagnie a été primée trois fois par le Conseil du tourisme, en 2001, 2005 et 2009.) Ils me parlèrent de « l’enquête » menée par le gouvernement, un document de plusieurs centaines de pages, qui concluait que la propriété avait été achetée légalement.
Je leur fis part d’une conversation que j’avais eue avec un expert des questions territoriales à Arusha, qui avait demandé à rester anonyme. « Bien sûr, le gouvernement est du côté de Thomson Safaris, me dit-il. Le gouvernement n’inquiète pas les investisseurs à condition qu’ils paient leurs impôts et fassent rentrer les dollars des touristes. Les investisseurs peuvent même violer les droits de l’homme, le gouvernement ne va ni enquêter, ni les punir. » Thomson me répondit : « Si nous faisions quoi que ce soit d’illégal, nous aurions été expulsés il y a longtemps. »
Les Massaïs tentent de maintenir un équilibre fragile, et tous n’ont pas tous les mêmes réponses aux problèmes qu’ils rencontrent. Après mon voyage, j’ai beaucoup repensé à la réunion arrangée pour nous par Thomson Safaris. Les gens y étaient extrêmement polis les uns avec les autres. Seules leurs expressions de visage et protestations silencieuses (un groupe de femmes était parti durant le discours d’un homme, par exemple) me firent comprendre pourquoi le prêtre de Sukenya voulait s’asseoir dans un fossé le premier jour. Cette communauté était en train de se déchirer.
Le couple écarta rapidement cette hypothèse. Ils dirent qu’ils se rendaient à Enashiva plusieurs fois par an et demandaient toujours à Yamat et aux gardes – en qui ils avaient une entière confiance – des rapports détaillés.
Il existe des modèles de tourisme en Tanzanie et ailleurs où les habitants gardent un droit sur la terre, qui leur permet de négocier ce qui compte pour eux, que ce soit un droit de pâturage, des terres à cultiver ou un accès aux zones de pêche.
Près de Sukenya par exemple, la compagnie &Beyond loue des terres à une communauté locale, et y organise des visites. Les habitants restreignent eux-mêmes leurs pâturages. L’arrangement n’est pas parfait, mais les deux camps bénéficient de cette coexistence pacifique. Il existe aussi des modèles de protection environnementale au sein desquels les groupes autochtones administrent eux-mêmes les projets – touristiques ou autres – sur des terres protégées. Le succès de ces projets sera essentiel à la santé des environnements naturels aussi bien que des communautés autochtones dans cette ère de changement climatique et de population croissante.
Mais pour Loliondo, le point de non-retour est sans doute dépassé. À ce stade, il existe deux issues plausibles. Si les villages remportent le procès, Wineland et Thomson feront appel ; en cas d’échec, ils respecteront la décision de justice et plieront bagage.Si les villages perdent le procès en revanche, une résolution claire est sans doute impossible. Plusieurs habitants de Loliondo me dirent qu’ils n’avaient pas confiance dans un système juridique tanzanien tristement célèbre pour son degré de corruption. Si le camp le plus puissant et le plus riche l’emporte, il est peu probable que l’on puisse calmer les Massaïs. « Ce n’est plus nous que l’on pourchasse », me dit le doyen Lemgume le jour de notre rencontre, « maintenant c’est nous qui chassons. C’est notre terre, et nous allons la récupérer. »
Si les villages perdent le procès en revanche, une résolution claire est sans doute impossible. Plusieurs habitants de Loliondo me dirent qu’ils n’avaient pas confiance dans un système juridique tanzanien tristement célèbre pour son degré de corruption. Si le camp le plus puissant et le plus riche l’emporte, il est peu probable que l’on puisse calmer les Massaïs. « Ce n’est plus nous que l’on pourchasse », me dit le doyen Lemgume le jour de notre rencontre, « maintenant c’est nous qui chassons. C’est notre terre, et nous allons la récupérer. »
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