Crime

La mafia de Montréal est en guerre

Avant que la police ne retrouve son corps dans un SUV criblé de balles, à quelques centaines de mètres du quartier général de la police de Laval, Rocco Sollecito était sans doute le mafioso le plus puissant du Canada. Cette macabre découverte du 28 mai dernier marque le dernier règlement de compte en date au sein de la mafia locale.

À Montréal (à quelques kilomètres au sud de Laval), la mafia italienne se déchire depuis quelque temps pour savoir qui va reprendre le leadership de l’organisation criminelle, affaiblie par des luttes intestines et les descentes de police.

Videos by VICE

Dans le passé, la mafia montréalaise était connue pour être un réseau uni et solide de gangsters, de bikers et d’officiels corrompus. Mais au cours de la dernière décennie, l’organisation est tombée en déliquescence. À la suite de quoi, la violence intra-mafia a explosé et le tas de cadavres grossit depuis.

La mafia de Montréal est actuellement au plus bas, alors que les autorités ont longtemps considéré l’organisation comme le groupe de criminels le plus puissant du Canada.

Il est difficile de savoir quelle organisation se cache derrière le déferlement de violences de ces derniers mois. Mais selon un expert de la mafia joint par VICE News, « Ce groupe, peu importe de qui il s’agit, semble être bien plus puissant. »

La police examine le SUV de Rocco Sollecito à Laval, où son corps a été trouvé. (Canadian Pres/Graham Hughes)

Problèmes de gouvernance

Sur la bande audio, la voix de Francesco Del Balso est calme.

« Je veux mon putain d’argent aujourd’hui ou Lorenzo va te choper et te transformer en bretzel. Ne joue pas au con avec lui, frérot. »

« Écoute-moi, va chercher ces 112 briques et tu pourras échapper à la raclée de ta vie. »

À l’époque de cet enregistrement fait par les agences anti-crimes qui enquêtent sur la mafia de Montréal, Del Balso était un bookmaker connu et un membre important de la famille mafieuse des Rizzuto. Le Lorenzo cité dans les écoutes est sans doute Lorenzo Giordano, un associé de Del Balso et le capo qui était vu comme le leader de la famille à l’époque.

La famille Rizzuto était une organisation si puissante, durant le règne de l’ancien leader Vito Rizzuto, qu’elle a parfois été comparée aux « Cinq Familles » qui ont contrôlé New York pendant l’apogée mafieuse de la ville. Le FBI considère encore aujourd’hui que le clan Rizzuto est une branche locale de la famille Bonanno, basée à New York.

Les Rizzuto ont été les seuls maîtres à bord à Montréal pendant des années. Mais d’après quelques experts, la famille est aujourd’hui affaiblie et patiente en attendant qu’un nouveau leader prenne le contrôle. Problème, les boss de la mafia locale peinent à rester en vie.

L’un des plus gros coups infligés à l’organisation, c’est l’opération Colisée qui s’est achevée en 2006, après trois ans d’enquête. Elle a permis de mettre derrière les barreaux Del Balso, Giordano, Sollecito et de nombreux alliés des Rizzuto. On leur reprochait d’avoir participé à un ensemble de crimes et délits comme des trafics de drogue, des faits d’extorsion et des paris frauduleux.

Les mafieux ont ensuite été libérés de prison un par un, mais ont tous fini par se faire descendre. Sollecito est juste le dernier en date. Les assassinats ont commencé courant 2007 après une confession de Rizzuto, qui a avoué être impliqué dans la mort de trois mafieux concurrents. Vito est lui mort de causes naturelles en 2013 — une exception dans cette famille, où la vie se finit souvent en bain de sang.

Vito Rizzuto, en bas à gauche lors d’un enterrement de vie de garçon. Juan Ramon Fernandez, en bas à droite a été tué en Sicile en 2013, lors d’une embuscade. Photo via The Sixth Family: The Collapse of the New York Mafia and the Rise of Vito Rizzuto de Adrian Humphreys.

En décembre 2009, des hommes armés ont tué en plein jour le fils de Vito, Nicolo Rizzuto Jr., alors qu’il se promenait dans les quartiers ouest de Montréal. L’année suivante, un sniper perché dans un arbre a tué son grand-père, Nick Sr., alors qu’il était assis à la table de sa cuisine.

Ensuite, ça a été le tour de Paolo Renda, le beau-frère de Vito et son plus fidèle consigliere. Renda a mystérieusement disparu en 2010, alors que l’organisation essayait de mettre au point son nouveau leadership. Sa femme a retrouvé sa voiture avec les clés sur le compteur et les fenêtres baissées — mais sans aucune trace de son mari.

La police s’est aperçue que celui qui essayait de mettre au point la nouvelle gouvernance pour le compte de la famille était Salvatore « Le Soudeur » Montagna, un ancien boss de la famille Bonanno de New York, d’où il avait été expulsé en 2009.

En 2011, Montagna s’est fait tirer dessus dans un quartier résidentiel de Montréal — mais ses assassins n’étaient pas des pros. Il a survécu au coup de feu et a sauté dans la rivière l’Assomption. Il a dérivé pendant quelques minutes dans l’eau gelée avant de s’échouer sur une petite île, où la police l’a trouvé en train de se vider de son sang dans la neige.

Sept hommes ont finalement plaidé coupable pour avoir essayé de tuer Montagna. L’un d’entre eux, Raynald Desjardins, était un proche collaborateur de Rizzuto et la cible de plus d’une tentative d’assassinat.

En mars 2016, quelques mois après la libération de Giordano, la police de Laval est envoyée devant une salle de sport où des témoins auraient entendu des coups de feu. En arrivant, les officiers trouvent Giordano assis dans sa voiture, le corps criblé de plusieurs balles.

Les meurtres ne sont pas circonscrits à l’agglomération de Montréal. En 2013, deux mafieux canadiens ont été descendus lors d’une embuscade en Sicile — apparemment après une demande émanant de Montréal.

Ainsi, les seuls candidats crédibles pour reprendre la main sur la famille sont en prison ou morts.

D’après la police, la direction de la famille avait été divisée entre le fils de Sollecito, Stefano, et l’avocat montréalais, Leonardo Rizzuto, le deuxième fils de Vito. Les autorités canadiennes avaient donc décidé d’arrêter les deux hommes en fin d’année dernière.

Le chaos

Pendant des années, les trois branches différentes du crime organisé montréalais ne se sont pas marché sur les pieds. C’était un des héritages du règne de Vito Rizzuto. Malgré quelques oppositions, il était parvenu à un accord entre les bikers et les gangs de rues concernant l’activité la plus lucrative à Montréal : vendre de la cocaïne. L’accord a permis d’éviter les effusions de sang et tout le monde se faisait du cash. Les bikers déplaçaient le produit et les gangs le vendaient. La mafia gérait toute l’opération.

« La famille Rizzuto était impliquée au niveau de l’importation, les Hells Angels s’occupaient de la distribution, les gangs vendaient, » explique Antonio Nicaso, auteur de plusieurs livres sur la Cosa Nostra. « Tout le monde se satisfaisait de cette situation. »

Maurice “Maman” Boucher accueille des amis Hells Angels lors d’un match de boxe en 1998. (The Canadian Press/Ryan Remiorz)

Mais après la mort de Vito, tout s’est écroulé.

« Pour être le leader de la mafia de Montréal, il faut être capable d’instaurer la confiance entre différents clans, avoir de l’influence comme Vito et savoir négocier. Lorenzo n’avait pas ces qualités, » explique Pierre de Champlain, un ancien analyste de la Gendarmerie royale canadienne devenu écrivain. Il s’est beaucoup intéressé au crime organisé de Montréal.

Nicaso partage cette vision. Il ajoute même que Giordano était un peu rustre, « [Il faisait partie de ces types] dans la rue, qui géraient l’aspect violent de l’organisation. »

Au cours du règne de Giordano, et pendant les périodes d’incertitudes qui ont précédé et succédé son règne, des factions internes se sont formées et ont commencé à s’affronter pour monter dans la hiérarchie. Cette bagarre d’ego s’est immanquablement accompagnée de son lot de morts. Alors que la mafia essayait de rester en ordre rangé, les autres branches de l’entreprise criminelle se sont autodétruites en s’affrontant entre elles.

Chenier Dupuy, le chef du gang des Bo-Gars, a été tué un parking de supermarché courant 2012. Il s’est apparemment fait descendre parce qu’il refusait que les Hells Angels centralisent une partie du trafic de drogue. Son fidèle lieutenant fut lui aussi tué quelques heures plus tard. Ducarme Joseph, le leader du gang des 67s (les rivaux des Bo-Gars) s’est fait tuer en ville en 2014.

Pendant ce temps-là, Maurice « Maman » Boucher est accusé d’avoir voulu commanditer un meurtre depuis sa cellule. Boucher, un leader des Hells Angels du Québec, est en prison depuis une dizaine d’années à cause d’un double homicide.

La police pense que Boucher, sa fille et son ancien bras droit ont été de mèche pour éliminer Raynald Desjardins — qui a plaidé coupable pour le mettre du « Soudeur ».

Les opérations qui ont permis d’attraper Boucher sont aussi celles qui ont mené à la capture de Leonardo Rizzuto et Stefano Sollecito, mais aussi de Gregory Wooley, un membre des Hells Angels qui aurait unifié les gangs du nord de Montréal. Dupuy et Sévère Paul étaient apparemment contre cette unification.

De l’autre côté du spectre, les Rizzuto se sont aussi trouvés liés à une arnaque lucrative dans le milieu du BTP, où ils montaient de faux appels d’offres. Des enquêtes poussées ont permis de destituer deux maires de Montréal et d’impliquer des hommes et femmes politiques provinciaux et municipaux, ainsi que des entreprises du BTP et des bureaucrates. Des enquêteurs s’étaient aperçus que les professionnels du BTP et le conseil municipal se mettaient d’accord pour faire gonfler les prix, en échange de contributions politiques. Des personnalités liées à la mafia ont permis de maintenir le système en place pendant des années — et punissaient ceux qui essayaient de briser la combine.

Une vidéo de surveillance de la Gendarmerie royale canadienne, sur laquelle on semble voir Nick Rizzuto Sr., à droite, en train d’échanger des dizaines de milliers de dollars avec Nicolo Milioto, à gauche, l’ancien boss d’une entreprise de BTP locale. (Canadian Press/Graham Hughes)

La fin de cette arnaque a mis un sérieux coup aux rentrées d’argent de l’organisation criminelle. Et quand l’argent vient à manquer, le sang commence à couler.

Depuis 2009, on recense 25 meurtres liés à la mafia à Montréal, d’après Le Journal de Montréal. Si ce chiffre paraît peu élevé comparé aux standards américains, cela représente une bonne part des homicides qui ont lieu dans la ville. Montréal compte « seulement » 45 homicides par an.

En 2012, le crime organisé a été tenu responsable de 18 des 35 homicides recensés à Montréal, d’après les données du département de police de la ville.

« Il y a toujours quelqu’un pour reprendre le flambeau »

Il est encore difficile de savoir qui va se retrouver au sommet de la mafia de Montréal.

« Ils se remplacent en permanence, » explique Marcel Danis, un professeur qui donne un cours sur le crime organisé à Concordia et travaille aussi comme avocat pour de nombreuses organisations criminelles. « Ils sont encore solides. Et on peut voir qu’il existe encore un accord entre les Hells [Angels] et la mafia, d’après les récentes arrestations effectuées par la police. »

Ce type de poste — boss de la mafia montréalaise — ne reste en général pas vacant très longtemps. Mais la concurrence est rude.

« Je pense que ce à quoi on assiste est tout bonnement l’élimination graduelle de ce qui reste de la famille Rizzuto et la tentative d’un groupe de prendre le pouvoir, » explique Danis. « Ce groupe, peu importe qui est derrière, semble être bien plus fort. »

« La famille Rizzuto se retrouve face à un défi, » ajoute Nicaso. « Il y a des gens dans l’organisation qui essayent de monter dans la hiérarchie. Et en plus de ça, il y a d’autres organisations qui tentent de montrer les muscles et de se positionner dans un nouveau paysage criminel. »

Mais pour le moment, à cause de la vigilance des autorités et des libérations des anciens haut cadres comme Giordano, de plus en plus de candidats se battent pour un gâteau qui a tendance à réduire.

Les Rizzuto quittent l’enterrement de Nicolo Rizzuto Jr.. Leonardo Rizzuto, au centre, aurait pris la tête de la famille après la mort de son père. (Canadian Press/Graham Hughes)

« Il y a des gens qui sortent de prison et il y a des gens qui sont en liberté, » explique Nicaso. « Les gens en liberté ne vont pas laisser ceux qui sortent prendre le contrôle de l’organisation. »

L’ambition et l’argent de la drogue ne sont peut-être pas les seules motivations derrière cette vague de meurtres. Un autre motif bien plus simple pourrait être un facteur décisif : la vengeance.

D’après Danis, le tir de sniper qui a tué Nick Rizzuto Sr. indique que la puissante mafia calabraise, la ‘Ndrangheta (contrainte de quitter Montréal dans les années 1980), essayerait de faire un come-back. La mort de Rizzuto, chez lui et devant sa femme, ressemble comme deux gouttes d’eau à la manière dont les Rizzuto ont éliminé une figure de la mafia calabraise lors de leur montée en puissance.

« Il y a un parallèle ici, » explique Danis. « Celui qui a tiré sur Rizzuto est un tireur professionnel. L’arme était dans les bois derrière la maison. C’est un tir extrêmement difficile à réaliser. Donc ce n’est pas les Hells, ni un gang de rue, qui a tué Rizzuto. »

Les morts de Montagna, des Rizzuto, et des nombreux autres ne signifient qu’une chose : une bonne vieille guerre entre mafias fait rage à Montréal. Mais toutes les guerres ont une fin. Pour que celle-ci s’arrête enfin, il faudra sans doute que la mafia la plus puissante du Canada se trouve un nouveau boss.

« Il y a toujours quelqu’un pour reprendre le flambeau, » assure Danis. « Toujours ».


Suivez Adam Kovac sur Twitter : @AdamJKovac