Vous avez peut-être déjà connu cette sensation : vos potes sont déjà mariés, leurs femmes viennent tout juste d’accoucher, et votre meilleur ami d’enfance vous parle des travaux qu’il a entrepris sur une maison à deux étages qu’il a lui-même achetée, au moment même où votre régime se constitue exclusivement de céréales payées par vos parents. Je connais très bien ce sentiment – c’est aussi pour ça que j’ai choisi de vivre à Paris, entouré d’adolescents de 30 ans qui n’ont jamais tenu de scie à métaux de leur vie et qui ignorent la fonction même d’un PEL.
En raison d’un amour intouchable pour ces camarades de lycée avec qui j’ai partagé mes premiers joints, mes CD gravés d’Offspring et mes premières copines, je retourne régulièrement dans ma ville de jeunesse. En ce qui concerne les gens avec qui je n’ai pas gardé contact, c’est plus compliqué : je ne connais leur vie qu’à travers leur fil d’actualité Facebook, lesquels affichent continuellement les mêmes photos (leur chien coiffé d’un chapeau) et statuts (l’état avancé de leur gueule de bois).
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La plupart d’entre eux semblent parfaitement ravis dans cette vie. Parfois, je me demande même si je n’aurais pas dû faire comme eux et rester dans ma ville natale. Peut-être que j’aurais pu apprendre un vrai métier pendant toutes ces années, plutôt que de poursuivre dans une voie qui m’oblige à réaliser des Powerpoints ridicules impliquant des graphiques en secteurs éclatés. Mais il arrive parfois que certaines de ces personnes me rendent un peu triste – le genre de tristesse dont on sort toujours un peu coupable, comme quand on pense à ce gamin ultra brillant qui vient de s’encarter au Front National tout en développant un triple menton et une addiction à Candy Crush.
Même si ça ne signifie rien quant à ce que sont vraiment ces personnes ou ce qu’elles peuvent vivre – à mon avis, elles ont une existence plus pertinente que la mienne, qui est fondée sur des soupes déshydratées et une vie en colocation infinie –, on peut quand même noter quelques trucs en observant ce qu’elles étaient « au bahut » et ce qu’elles sont à présent.
LES ROIS DU LYCÉE
Avant : Comme je viens d’une ville côtière, les mecs qui avaient les meilleures meufs étaient pour la plupart des surfeurs à cheveux longs l’été qui se transformaient en skateurs à catogan l’hiver. Ils passaient la majeure partie de leurs journées en baggy sur un muret à faire tourner des joints devant la mer. Leurs sujets de conversations favoris étaient les planches de surf, les combinaisons de surf, la marque Kana Beach et la qualité des boulettes de shit qu’ils achetaient aux élèves constamment relégués au fond de la classe. À l’instar des dinosaures tout au long du Mésozoïque, ces éphèbes en combi moulante patrouillaient sur mon monde sans répit. Même pendant les grandes vacances, on pouvait les croiser sur toutes les plages environnantes – avec quelques jolies filles en bikini, auxquelles ils donnaient des surnoms vaguement affectueux comme « planchette ».
Maintenant : Pendant que certains continuent de liker les clips de dubstep de Bam Margera, les autres profitent de leurs vacances chichement méritées pour surfer chaque année à l’autre bout de la planète (pour ma part, je n’ai pas quitté la France depuis trois ans). Leur heure de gloire est passée, tout comme s’est fanée leur silhouette svelte, mais aujourd’hui encore, ils continuent de dominer le pack de potes qui demandent les mêmes shots épicés dans le même bar qu’il y a 10 ans. Ah, et ils ont déjà changé deux fois de voiture, alors que je me sers toujours de la Citroën Saxo de mes parents.
LES FILLES POPULAIRES
Avant : Impossible de les rater, avec une meute par génération, les plus belles filles du lycée n’ont jamais su prononcer votre prénom, détestent leur père médecin et sortent avec des mecs à problèmes qui ont quatre ans de plus qu’elles. Déjà élues princesses du collège, ces meufs étaient systématiquement élues déléguées, en plus d’être les seules personnes à pouvoir imposer des expressions comme « c’est pérav » pour décrire tout ce qui ne leur ressemblait pas. Toutes obéissaient à des codes esthétiques plutôt précis, basés sur l’héritage d’Aaliyah (boxer sur baggy), les chaussures de skate de la marque Osiris, des sweats informes et un brushing impeccable. En outre, elles se sentaient fréquemment les cheveux en cours – sans doute pour qu’on comprenne que même cette odeur ne nous appartiendrait jamais.
Maintenant : Elles ont troqué leur copain stupide pour un mec d’école de commerce encore plus triste et sont devenues kinésithérapeutes. Toujours amies pour la vie, elles attendent que la première d’entre elles tombe enceinte pour suivre le mouvement avec une rapidité effarante. Aussi, elles appartiennent à la seule catégorie de gens qui s’habille en robe de soirée quand elles sont invitées à manger une pizza, pour la simple et bonne raison qu’elles ne sortent plus jamais de chez elles. À la place, elles s’investissent dans des associations de protection des droits des animaux et votent à droite. Peu après le lycée, je suis sorti avec l’une d’elles, de deux ans ma cadette. Quand je repense à ce qu’aurait pu devenir notre relation si nous étions restés ensemble, je pense que j’aurais certainement une belle peau et un métier rassurant – mais aussi un divorce ronronnant, une libido en berne, un ulcère naissant et une peur bleue des mes propres enfants.
LES ZIKOS
Avant : Tout comme l’intégralité du corps professoral, je n’ai jamais vraiment vu l’intérêt d’amener sa guitare en cours de chimie (soi-disant pour faire une interprétation musicale du tableau périodique des éléments), ni de faire des reprises acoustiques de Noir Désir. Et pourtant, dans chaque ville où il y a une église, les zikos de France portent des T-shirt Magma et n’ont jamais caché l’influence de la diagonale Brassens-Brel dans l’écriture de leurs compositions. Quand je repense à leurs concerts dans les SMAC du coin, je suis obligé de reconnaître que tout le monde pensait/savait qu’ils avaient « un truc » – truc qui les portera de la première partie de Freedom For King Kong jusqu’à la demie finale du tremplin Jeunes Charrues.
Maintenant : Pas besoin d’aller sur MySpace (d’ailleurs ils détestent toujours autant MySpace que la techno) pour savoir pourquoi ils n’ont jamais joué à Paris : les groupes ont splitté, mais leur passion est restée intacte. Après avoir joué dans 13 formations différentes, les musiciens du lycée ont enfin leur salle de répétition personnelle, dans laquelle ils entassent des dizaines d’ampli (dont deux « à lampes ! ») qu’ils peuvent identifier à l’oreille. Les plus Charlie d’entre eux vivent désormais en bordure de Rennes, ont appelé leur enfant Stéphane, continuent de chanter en français et sont très actifs sur le forum Audiozine.
LES FOOTEUX
Avant : À la ville comme sur le terrain, le club des joggings parlait fort et ne s’entendait qu’avec le prof d’EPS. À la différence de leurs homologues américains, ces mecs galéraient souvent avec les meufs, la faute à leur coupe de cheveux de militaire gitan et du décalage social qui aliénait sérieusement certains d’entre eux. C’est cette distance, le mal-être de leur jeunesse au foyer, leur parfum de Biactol, leur surpoids d’adolescent ou les exigences surnaturelles de leur père — le coach de l’équipe A – qui pouvaient les pousser à tyranniser les plus faibles d’entre nous.
Maintenant : Les premières douilles ont coulé leurs espoirs de ligue 1, mais on les trouve toujours en jogging chaque dimanche matin au stade municipal (en tant que coach de l’équipe B). Ils ont fini par arrêter les études et le deal de shit, se sont achetés une moto, ont déjà trois enfants et un emploi stable dans l’agro-alimentaire dont la fonction précise m’échappe encore. La dernière fois que j’ai parlé avec eux, ils parlaient des résultats « du grand » tout en faisant des vannes sur leurs calvities naissantes.
LES FRAGGLES DU CLUB DE LECTURE
Avant : Les seuls élèves à faire perdre du temps au prof de français dans le couloir, les seuls types qui ne rangent jamais leur livre de poche dans leur sacoche en cuir, les seuls potes de l’étudiant indien qui ne parlait pas français. Jamais d’accord avec le prof de philo, ils attendent patiemment le retour du printemps pour saborder le moral des profs de maths en lançant des mouvements de grève sans queue ni tête (quel genre de personne de 17 ans s’intéresse aux retraites ?). Tout le lycée les détestait, y compris l’Indien qui aurait préféré traîner avec les nerds du foyer.
Maintenant : Sortis de Science-Po, ils travaillent dans le marketing ou dans des galeries subventionnées et partent manifester dès que leur patron les autorise. Le monde entier les hait toujours, mais ils semblent ne pas encore l’avoir remarqué.
LES TEUFEURS
Avant : Les vrais loups du lycée, dont la présence était aussi fugace que mystérieuse. Même les profs avaient du mal à savoir qui ils étaient vraiment (vous auriez réagi de la même façon si vous étiez en face d’un lycéen qui avait l’air d’avoir 32 ans). Jamais contre un petit pétard à n’importe quelle heure, régulièrement en retard à l’internat, exprimant une colère molle contre un tas de trucs flous, ces mecs vous auront vendu votre première pilule d’ecstasy pendant votre première free party, alors que vous n’y étiez qu’une source d’embarras évidente pour eux — ça allait empirer quelques heures plus tard, et ils le savaient. Impossible de travailler en groupe avec eux – ils passaient leur temps à rigoler sur Rotten et leur regard fuyait en direction de la fenêtre dès qu’un professeur intervenait.
Maintenant : Ils ont enfin un camion, travaillent de leurs mains une moitié de l’année, font la fête le reste du temps et vivent en permanence avec leurs potes. Si comme moi vous avez déjà vu les employés d’une même concession auto s’étriper ivres morts au milieu d’un bar un vendredi à 20h, vous devez aussi envier cette vie de bohème et d’hygiène DIY.
LES PROFS
Avant : Même si vous connaissez quelques fils d’instits qui ont déjà passé le CAPES pour trois bonnes raisons (à savoir juin, juillet et août), tout le monde sait qu’être prof est un boulot sans pitié. Même si ça ne ressemble jamais à 187 Code Meurtre, ni même à un épisode de L’Instit, la salle des profs est le berceau de leurs désillusions. Seul ce prof d’histoire un peu chelou – celui qui a déjà eu votre père comme élève – adore encore son métier, et pour cause : il se fout tellement de vos résultats au bac qu’il continue à faire cours quand il n’y a plus personne en classe.
Maintenant : Toujours pareil, chaque putain de jour de leur vie. Alors la prochaine fois que vous tomberez sur eux à la gare, évitez de leur rappeler la fois où Jeremie a pissé dans un tube à essais. C’était idiot, vous étiez idiot, mais avec un peu de chance, vous avez grandi et vous devriez plutôt vous excuser, les remercier et les envier pour ces trois mois de vacances. D’autant plus que ces mecs n’oublient jamais rien (jamais) et que leurs enfants seront les profs de vos enfants. Pourquoi croyez-vous que ce prof d’histoire ne vous a jamais mis la moyenne ?
LES NERDS
Avant : Bien que GQ ait décrété il y a presque 10 ans l’avènement des geeks, les nerds du lycée ne sont les rois d’aucune reine, puisqu’ils ne rencontrent des filles que sur des forums de jeux vidéos avec des elfes. On les trouve d’ailleurs fourrés sur les PC du foyer, à l’abri de tous, et où ils peuvent partager librement leur point de vue sur Matrix, The Crow, les bande-dessinées des éditions Soleil et les rumeurs sur la prochaine version de la Batmobile. Ils parlent parfois avec les gothiques, avec qui ils partagent un intérêt homo-érotique pour Iron Maiden, Lacuna Coil, les épées-dragon et des pratiques masturbatoires louches.
Maintenant : Ils détestent toujours les produits Apple et au cas où vous n’avez pas encore compris, le monde leur appartient.