Société

Les minorités LGBTQ souffrent plus que les autres Canadiens

Accompagnée de sa copine et de son petit chien, Tasheka se rendait à un pique-nique organisé par sa communauté antiguaise d’origine le mois dernier à Toronto. Mais, à peine arrivée, l’atmosphère a changé : la tension dans l’air était à couper au couteau.

Elle a remarqué les regards appuyés, jetés à la dérobée, les doigts pointés, a entendu les rires. Si les réactions ont été immédiates, c’est qu’à Antigua, Tasheka Lavann est bien connue : elle était journaliste et présentatrice de nouvelles. Elle est aussi chanteuse et activiste pour les droits LGBTQ. Et là, en plein rassemblement, elle n’est pas passée inaperçue.

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Un homme s’est approché d’elle et de son amoureuse, et s’est mis à lui expliquer sans détour qu’il est contre les couples de même sexe et la communauté LGBTQ en général. « Je n’encourage pas cette merde, lui aurait-il balancé. C’est de la merde. Et cette merde n’a pas sa place dans ce monde. »

À l’abri dans sa voiture, Tasheka s’est effondrée en sanglots. L’enfer qu’elle a vécu à Antigua était trop frais dans sa mémoire : se faire ridiculiser, ne pas être prise au sérieux par les autorités, ne pas recevoir d’aide, devoir quitter son emploi, puis son pays, où l’homosexualité est criminelle. « Toutes ces choses me sont revenues en un instant. Je ne pouvais pas croire que j’étais au Canada », se remémore-t-elle avec amertume.

Pour celle qui a trouvé refuge au pays il y a deux ans, les résultats du sondage CROP dévoilé ce matin et réalisé pour la fondation Jasmin Roy n’ont malheureusement rien de bien surprenant. Ces données font écho à plusieurs conversations récentes avec ses amis, note-t-elle avec un rire sans joie.

Il ressort du sondage que les personnes LGBTQ issues de communautés ethnoculturelles « vivent clairement des moments plus difficiles que les autres membres de la communauté LGBTQ » et que cette différence est encore plus marquée au sein même de la famille.

Dans leur entourage immédiat, les personnes LGBTQ de communautés ethnoculturelles ont noté plus fréquemment différentes réactions de déni, de rejet ou de prise de distance à la suite de leur coming out à leur entourage. Leurs familles sont aussi plus susceptibles de faire ressentir à une personne LGBTQ qu’elle leur fait de la peine. Elles sont aussi moins à l’aise de montrer de l’affection en public ou en famille, et rapportent avoir vécu plus d’isolement en milieu scolaire.

Un problème culturel

Sans hésiter une seconde, Tasheka dénonce l’éducation traditionnelle dans les communautés noires, où l’homophobie est selon elle trop bien ancrée et transmise d’une génération à l’autre. « Ce sont des choses que l’on apprend aux personnes noires, aux Caribéens, aux Africains dès qu’ils sortent du ventre de leur mère. Que tout sauf l’union d’un homme et d’une femme est mal », estime-t-elle.

Elle ne se dit pas surprise de voir cette intolérance à l’égard des personnes LGBTQ au sein de sa communauté ici, au Canada, mais ne s’attendait pas à en voir autant.

« Cette attitude, malheureusement, demeure présente dans la société au Canada, particulièrement dans la communauté noire. Peu importe la liberté qu’on a ici, peu importe l’ouverture et les droits que nous avons, la réalité, c’est que cette attitude chez beaucoup de gens de la communauté ne s’en ira pas », ajoute Tasheka.

Le constat est semblable pour Gabriel Mujimbere, un Burundais qui s’est lui aussi réfugié au Canada il y a deux ans. La situation politique s’était envenimée dans son pays, où l’homosexualité est criminalisée.

À Montréal, il occupe désormais le rôle de directeur général d’Arc-en-ciel d’Afrique, un organisme communautaire consacré aux personnes et aux enjeux LGBTQ afro-caribéens. Il se dit surpris d’avoir constaté que, même si les gens ici n’ont pas à craindre la loi, ils ont vécu des expériences similaires à ce qu’il a connu au Burundi.

Il explique les difficultés des communautés LGBTQ afro-caribéennes par la culture et la religion, qui ont une grande emprise sur les gens. « C’est que, d’abord, on est dans sa religion, on est dans sa culture, et on est une personne par après. Et à partir du moment où on regarde tout à partir de la religion, ce que la religion n’accepte pas, c’est impensable de l’accepter. »

Il ajoute que la sexualité est très taboue dans sa communauté, et que l’orientation sexuelle ou l’identité de genre le sont encore davantage, ce qui rend encore plus difficiles les discussions sur ces sujets.

Des difficultés bien ancrées chez les autochtones

Un volet des données compilées dans le sondage porte sur la situation des personnes autochtones au Canada.

Comparativement aux autres Canadiens de toutes origines, les autochtones vivent proportionnellement plus d’intimidation dans les lieux publics et même à l’intérieur de la communauté LGBTQ en raison de leur apparence physique. On remarque également qu’ils sont plus l’objet de discrimination dans les lieux de travail. La possibilité de sortir de l’isolement au moment où ils apprivoisent leur identité de genre ou leur orientation sexuelle est un enjeu encore plus important pour eux.

On note cependant qu’ils vivent mieux leur orientation sexuelle ou leur identité de genre que les autres personnes LGBTQ du Canada et qu’ils se sentent mieux acceptés dans leur entourage. Ils sont proportionnellement moins nombreux à avoir vécu des sentiments de nature dépressive en raison de leur identité de genre ou leur orientation sexuelle.

Jack Saddleback, un activiste cri originaire de Maskwacis, en Alberta, juge que plusieurs aspects du sondage reflètent la situation actuelle des personnes autochtones queers. Mais il se dit agréablement surpris des données positives qui ressortent de ce sondage.

« Je ne m’attendais pas à voir un taux d’acceptation aussi élevé, en raison des témoignages qu’on entend de personnes autochtones queers qui devaient quitter leurs communautés à cause de ce manque d’acceptation, il y a 10 ou 15 ans. Évidemment, ce n’était pas dans toutes les communautés, mais d’entendre qu’autant de personnes se sentent acceptées par leurs familles, leurs amis et leurs communautés, c’est fantastique », se réjouit-il.

À la fois homosexuel, transgenre et bispirituel – genre non binaire présent dans certaines communautés autochtones. Jack a connu son lot de moments très difficiles à l’école. Notamment au primaire, où il était le seul membre d’une minorité visible et où on l’a envoyé dans des classes de soutien sans raison valable. Durant son parcours scolaire, il s’est senti à part, isolé, et son allure androgyne le différenciait des autres. Ces épreuves l’ont fait sombrer dans la dépression, et il a fait quelques tentatives de suicide.

Malgré les données assez positives du sondage, son histoire témoigne bien de la dure réalité encore vécue dans les communautés autochtones.

Mais il a perçu un changement dans les communautés dans les dernières années, qu’il attribue à la sensibilisation aux personnes queers et aux enjeux auxquels elles sont confrontées, ainsi qu’à la bispiritualité.

« Le grand changement s’est produit grâce à l’information, avance-t-il. On a compris qu’on est tous des humains, qu’on a tous quelque chose à apporter à la communauté. Et qu’en n’acceptant pas les gens, qu’en ne parlant pas de bispiritualité, on rejette des membres de notre communauté et on commet des actes de violence contre notre propre peuple. »

Daniel Picard, Huron-Wendat de Wendake, propose une explication beaucoup plus crue au haut taux d’acceptation souligné dans le sondage, qui lui vient notamment de témoignages d’animateurs de maison de jeunes, mais aussi d’une étude qui avait été menée auprès d’Innus il y a quelques années.

« Dans certaines communautés, les parents disaient : « Regarde, ça va tellement mal dans la communauté, les jeunes consomment, il y a de la drogue, on bat des records de suicides… Si mon jeune a juste le malheur d’être gai, mon dieu, c’est pas grave. J’aime mieux qu’il soit gai, qu’il sorte d’ici, qu’il s’isole, plutôt qu’il soit pris avec la bande d’alcooliques du coin” », rapporte-t-il.

Les données du sondage ne l’impressionnent pas vraiment. Il se questionne même sur la justesse du portrait brossé par CROP. « J’ai 42 ans, j’ai vécu 18 suicides dans ma famille et mes proches. Et pour la moitié, c’est de l’homosexualité. Qu’on ne me dise pas que ça va bien », lance-t-il.

S’il est aujourd’hui bien accepté dans sa communauté, Daniel Picard ne l’a pas eu facile avec sa famille, avec laquelle il n’a plus de contacts. Il a coupé les ponts avec son père il y a huit ans. On lui a même défendu de visiter son neveu; on l’accusait d’être un pédophile en raison de son homosexualité.

La liste des horreurs ne s’arrête pas là. « J’ai vu des parents amener leurs enfants gais à la basilique de Sainte-Anne-de-Beaupré pour les faire exorciser. À Matimekosh, j’ai vu un père de famille dans sa voiture prendre une gourde avec de l’essence, asperger son fils parce qu’il était gai et l’allumer dans le char. L’enfant a survécu, et il a été brûlé à 70 % de son corps. Je l’ai traité, ce jeune-là. Et ça, c’était en 2002. Pas en 1984. »

« Tu vois, quand ça va pas bien, ça va vraiment pas bien », insiste-t-il. Il évoque l’idée que les réponses du sondage CROP ne montrent pas la réalité telle qu’elle est, parce que les jeunes qui vivent l’enfer ne veulent pas en témoigner dans un sondage. Selon lui, il y a une partie des autochtones LGBTQ pour qui tout se passe très bien, et il croit que ce sont ceux qui sont les plus enclins à témoigner.

Comme Jack Saddelback, Daniel Picard insiste beaucoup pour ne pas faire d’amalgames entre les différentes communautés, parce qu’« un Huron et un Innu, c’est aussi différent qu’un Français et un Japonais ». Certaines communautés sont très ouvertes aux enjeux LGBTQ, d’autres non.

Il est aussi plus facile pour certains de briser l’isolement en raison de leur position géographique. Pour Daniel, il était facile de quitter son entourage à Wendake en prenant un bus pour voir ses amis à Schefferville, par exemple. Quand on est gai à Kuujjuaq et que le billet d’avion coûte 2500 $, c’est une autre paire de manches.

Il remarque que les réseaux sociaux aident beaucoup la nouvelle génération d’autochtones. Plus qu’un outil pour joindre ses pairs, Daniel y voit une occasion de se défendre et d’exposer les intimidateurs.

De quoi a-t-on besoin?

Pour améliorer le sort des personnes LGBTQ, les quatre personnes interviewées proposent des pistes avancées multiples. Jack Saddleback exige une réconciliation vraie et significative, arguant que l’homophobie et la transphobie ont été inculquées aux autochtones par l’entremise des pensionnats, du gouvernement et des groupes religieux. Il souhaite que la volonté politique soit sincère et que les barrières systémiques imposées aux autochtones LGBTQ soient levées.

Daniel Picard soutient cette proposition en partie, mais considère que l’explication religieuse ne s’applique pas à toutes les nations. Pour sa part, il souhaite prendre le taureau par les cornes : s’imposer, en tant que personnes LGBTQ et en tant qu’autochtones. Que les gens qui hésitent à sortir du placard, comme les athlètes, le fassent et prennent leur place. Le tout sans se servir de l’homosexualité comme un moyen de victimisation.

Tasheka Lavann souligne le besoin crucial d’éducation dans la communauté noire. Elle souhaite plus de campagnes de sensibilisation dans les communautés où l’homophobie est endémique. Elle a le projet d’offrir des ateliers de sensibilisation auprès de l’Association antiguaise, où ses pairs pourront réellement apprendre sur les enjeux LGBTQ et voir que leurs actes homophobes ou transphobes sont lourds de conséquences.

Ce besoin de discuter est aussi mis de l’avant par Gabriel Mujimbere. Car plus on parle, plus on brise les tabous. Selon lui, ce qu’il manque, c’est une représentativité juste des personnes LGBTQ. Il déplore que les modèles souvent mis de l’avant dans l’espace public soient si stéréotypés et que les personnes racisées soient si rarement représentées.

« C’est s’assurer qu’à chaque fois qu’on parle des communautés LGBT, qu’on puisse voir les personnes les moins visibles », soutient-il, comme les personnes trans noires, par exemple. Mettre de l’avant des modèles plus fidèles à la réalité permettrait de casser les préjugés qui sévissent dans sa communauté.

Il se réjouit d’ailleurs de la programmation de Fierté Montréal, qui est la plus diversifiée qu’il ait jamais vue. Au cours du festival, dont le spectacle d’ouverture aura lieu vendredi, il sera possible d’aller à la rencontre de Gabriel, Tasheka et Jack, qui sont de la programmation.

Notes sur la méthodologie

CROP a sondé près de 2700 personnes au Canada, soit 1897 personnes LGBT et 800 hétérosexuels cisgenres.

Le sondeur avertit que l’« échantillon ne peut prétendre être parfaitement représentatif des communautés LGBT, compte tenu des méthodes employées pour le constituer et de l’absence de données sociodémographiques officielles sur la population LGBT qui
permettraient de le calibrer de façon précise ».

On ajoute en revanche que l’envergure de l’échantillon est suffisante « pour faire ressortir différentes tendances au sein de sa composition ».