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Les neurosciences négligent les gauchers

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Après avoir été continuellement rejetés pour les études portant sur le cerveau, les gauchers sont souvent étonnés de voir que Lyam Bailey, un étudiant en doctorat de psychologie et de neurosciences, les accepte volontiers. La plupart des autres neuroscientifiques n’acceptent que les participants droitiers. « Beaucoup de gauchers sont incroyablement frustrés du peu d’études auxquelles ils peuvent participer », dit Bailey, qui mène des recherches à l’université Dalhousie à Halifax au Canada.

Environ 10 % des gens préfèrent utiliser leur main gauche pour les activités du quotidien comme l’écriture. Ce pourcentage n’a pas bougé depuis au moins des dizaines de milliers d’années, nous le savons grâce aux analyses des scientifiques sur l’art préhistorique à l’époque glaciaire. Les gauchers ont même leur propre journée internationale le 13 août. Malgré leur présence constante, les gauchers sont systématiquement exclus de la recherche neuroscientifique. « C’est l’une de ces règles empiriques que les gens apprennent lorsqu’ils commencent à pratiquer les neurosciences, à savoir que le fait d’inclure les individus gauchers est une mauvaise chose », explique Emma Karlsson, chercheuse en psychologie et neurosciences cognitives à l’université de Bangor au Pays de Galles.

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L’exclusion des gauchers est une tentative de réduire les variations dans les données du cerveau. Dans les études qui utilisent la neuroimagerie, comme les scanners cérébraux qui capturent l’endroit où le cerveau s’active, les scientifiques veulent souvent des sujets qui peuvent être comparés entre eux. Ainsi, ils peuvent calculer des moyennes de groupe et arriver à des conclusions sur le fonctionnement global du cerveau.

Le cerveau des gauchers peut fonctionner de manière légèrement différente pour certaines tâches, comme le traitement du langage et la motricité, en raison d’une caractéristique du cerveau appelée latéralisation. Le cerveau a deux hémisphères, gauche et droit, et ils ne sont pas complètement égaux dans leur anatomie ou leur fonction. Pour certaines choses, comme le langage, l’un des deux hémisphères fait le plus gros du travail. Chez la plupart des droitiers, le traitement du langage a lieu principalement dans l’hémisphère gauche du cerveau. Les gauchers peuvent être moins dépendants de l’hémisphère gauche pour le langage : ils peuvent utiliser les deux côtés du cerveau, ou parfois principalement le côté droit.

« Le cerveau des gauchers peut fonctionner de manière légèrement différente pour certaines tâches, comme le traitement du langage et la motricité, en raison d’une caractéristique du cerveau appelée latéralisation »

Les gauchers ne sont pas seulement exclus des recherches qui étudient le langage ou le mouvement, ils peuvent également se voir interdire toute participation à des études sur l’imagerie cérébrale. Une étude co-écrite par Bailey l’année dernière a révélé que sur plus de 1 000 articles publiés en 2017, seuls 3,2 % des 30 000 sujets de recherche n’étaient pas droitiers. « On a pensé qu’il valait mieux jouer la carte de la sécurité, être prudent et exclure les gauchers, dit Bailey. Ce genre d’état d’esprit est profondément ancré dans les neurosciences cognitives. »

Selon Karlsson, pour comprendre le fonctionnement du cerveau, il faut prendre en compte tous les mécanismes d’un cerveau sain. Inclure les gauchers pourrait en fait nous aider à en apprendre davantage sur le cerveau, comme la façon dont les hémisphères gauche et droit se répartissent le travail, et la génétique qui contribue à alimenter les asymétries du cerveau.

Les gauchers peuvent même ne pas avoir un cerveau radicalement différent pour certaines tâches. Et il se peut que les cerveaux des gauchers et des droitiers présentent plus de variations qu’on ne le pense. Le spectre complet des variations latérales ne sera pas connu tant que nous n’aurons pas inclus les gauchers dans la recherche sur le cerveau.

Les rumeurs et les mythes sur les gauchers perdurent depuis des siècles. Selon le criminologue et médecin italien Cesare Lombroso, l’homme criminel est plus souvent gaucher ou ambidextre que l’homme honnête. « Les criminels sont sujets au daltonisme et la proportion des gauchers est, chez eux, triple », a-t-il écrit en 1903.

Une étude des années 1990, aujourd’hui discréditée, a conclu que les gauchers ne vivaient pas aussi longtemps que les droitiers. Dans The World of Left-Handers, Soichi Hakozaki, un psychiatre japonais, a écrit que les femmes craignaient que leur mari divorce s’il apprenait qu’elles étaient gauchères. Il a été suggéré que les gauchers sont plus créatifs et intelligents ou, à l’inverse, déprimés ou sujets à des maladies mentales, comme la schizophrénie.

Pourtant, la différence la plus notable chez les gauchers n’est pas leur personnalité, mais la latéralisation de leur cerveau – et c’est peut-être moins important qu’on ne le pensait. « Les gauchers ont tendance à avoir une latéralisation quelque peu différente de celle des droitiers, mais ce n’est pas aussi extrême que nous le pensions », estime Roel Willems, chercheur principal à l’Institut Donders pour la cognition et le comportement du cerveau, aux Pays-Bas.

Selon Willems, la frontière que les neuroscientifiques ont créée entre les droitiers et les gauchers est peut-être plus perméable que nous ne le pensons ; envisager la manualité comme une simple question de droite ou de gauche n’est peut-être pas exact.

Lorsque les chercheurs en sciences du langage laissent de côté les gauchers, c’est pour éviter d’inclure des personnes qui traitent le langage dans différentes parties du cerveau. Mais en réalité, la plupart des droitiers et des gauchers traitent le langage avec leur hémisphère gauche.

Ce qui est différent, c’est le pourcentage de gauchers et de droitiers qui traitent le langage dans le côté droit du cerveau. Chez les droitiers, environ 95 % utilisent l’hémisphère gauche pour le langage ; chez les gauchers, ce pourcentage tombe à environ 70 %. Quinze pour cent des gauchers utilisent leurs deux hémisphères pour le langage, tandis que 15 % utilisent plutôt l’hémisphère droit.

Lorsque les études excluent les gauchers, elles le font souvent sur la base d’un questionnaire qui demande si une personne est droitière ou gauchère, et non sur la base d’une mesure de ses performances avec l’une ou l’autre main, ou de questions sur diverses activités comme écrire, dessiner, se brosser les cheveux, manger, etc.

Le fait d’utiliser un questionnaire pour déterminer la manualité peut également exclure les personnes qui ont été forcées de passer de la main gauche à la main droite dans leur enfance. Jusqu’à récemment, il n’était pas rare que des parents ou des enseignants forcent des enfants gauchers à utiliser leur main droite à la place de leur main gauche. Dans une étude réalisée à Taïwan en 2007, sur un échantillon de plus de 200 élèves, 59 % d’entre eux avaient été contraints de passer de la main gauche à la main droite.

Une étude réalisée en Allemagne en 2010 a analysé le cerveau d’adultes qui avaient été contraints de se mettre à écrire avec leur main droite. Si l’on compare leur activité cérébrale à celle des gauchers, ils ressemblent davantage à des droitiers. Mais si vous les compariez à des droitiers, ils ressemblaient davantage à des gauchers. « Nous voyons ici un cas très intéressant : l’entraînement ne peut pas complètement annuler votre inclination naturelle à en faire davantage avec votre main gauche, note Willems. Il y a ici un mélange très complexe entre la nature et l’éducation. Si vous rassemblez juste tous ceux qui écrivent de la main gauche dans un même groupe, vous mélangez ces personnes. »

« Le fait d’être gaucher n’est qu’un exemple de la diversité de l’échantillon d’un scientifique dans la recherche, qui peut changer les résultats et conduire à des conclusions différentes sur le fonctionnement du cerveau et du corps »

Selon Willems, il est plus logique de dire qu’il existe une catégorie de personnes qui sont nées droitières ou gauchères. Et puis, il y a un groupe de personnes qui ne sont pas nées avec une préférence, mais qui choisissent d’utiliser davantage la main droite ou la main gauche – la main droite peut être choisie davantage parce que c’est le choix le plus courant et que notre monde est fait pour les droitiers.

En fin de compte, cela signifie que même au sein d’un échantillon de droitiers autodéclarés, il est probable que quelqu’un présente une latéralité atypique des fonctions cérébrales. « En excluant complètement les gauchers, vous n’esquivez pas la possibilité que quelqu’un puisse avoir cette caractéristique que vous essayez d’éviter », dit Bailey.

Or, nous finissons par ne plus savoir où se situent les limites de l’organisation du cerveau – de combien de façons un cerveau peut-il s’organiser ? « Combien de variations peut-il y avoir dans le cerveau, et quelle est la plasticité du cerveau ? s’interroge Karlsson. Nous perdons cette idée de différences individuelles. Et je pense que c’est vraiment important. »

Le fait d’être gaucher n’est qu’un exemple de la diversité de l’échantillon d’un scientifique dans la recherche, qui peut changer les résultats et conduire à des conclusions différentes sur le fonctionnement du cerveau et du corps, ce qui est « normal » ou « typique ».

Lorsque les scientifiques incluent les gauchers, ils peuvent apprendre de nouvelles choses sur le cerveau que nous ne savions pas auparavant. En incluant intentionnellement les gauchers dans leur travail, Willems et ses collègues ont découvert que les gauchers et les droitiers ont une latéralisation différente de la région du cerveau qui réagit aux visages.

Une zone située à l’arrière du cerveau, appelée aire fusiforme des visages, s’active lorsque nous voyons d’autres visages. Chez les droitiers, elle est surtout active sur le côté droit du cerveau. Dans leur échantillon de gauchers, l’activation cérébrale était plus uniformément répartie entre le côté droit et le côté gauche.

Cela peut sembler mineur, mais dans de nombreux manuels, la latéralisation droite de la réponse du visage était considérée comme « innée », selon Willems. « Sur le plan de l’évolution, nous avons une partie du cerveau dédiée spécifiquement aux visages, car ils sont importants pour notre survie. C’est peut-être vrai, mais dans notre travail, nous avons montré que le cerveau peut aussi très bien faire cela s’il répartit le travail entre les deux hémisphères. En suivant un chemin différent, vous pouvez atteindre des niveaux d’expertise similaires. »

Les gauchers pourraient aussi traiter différemment d’autres informations, inversant d’autres « faits » sur le cerveau que nous tenons pour vrais aujourd’hui. « Il se peut que les gauchers soient plus susceptibles de présenter des différences dans certaines caractéristiques, peut-être au niveau de la mémoire, de l’attention ou de la structure du cerveau. Mais nous n’en savons rien parce qu’ils ne sont pas inclus dans la recherche », explique Bailey. Il pense également qu’il y a une autre considération éthique ici, à savoir que les gauchers n’ont pas accès aux avantages de la participation à la recherche. Souvent, les sujets de recherche sont des étudiants universitaires, et ils sont payés pour leur temps, ou se voient offrir des crédits de cours. S’ils sont titulaires d’un diplôme scientifique, ils peuvent voir de leurs propres yeux comment se déroule une étude – c’est une opportunité éducative. « Quand vous avez un champ entier qui exclut les gauchers, vous privez 10 % de la population d’avantages réels et tangibles auxquels leurs pairs ont librement accès », déplore Bailey.

La réflexion sur la diversité de la recherche ne s’arrête pas aux gauchers, c’est là qu’elle commence. C’est une préoccupation qui ne cesse de croître en psychologie et en neurosciences : le sujet de recherche typique est occidental, éduqué, industrialisé, riche et démocratique. « La plupart des connaissances que nous avons sur le fonctionnement du cerveau ou les phénomènes psychologiques proviennent d’un échantillon étonnamment homogène de personnes, dit Willems. Honnêtement, des choses comme la classe socio-économique et l’ethnicité sont probablement plus importantes que la manualité. »

Des études sur la façon dont les facteurs socio-économiques affectent le traitement du langage ont montré qu’ils peuvent influencer subtilement la façon dont les phrases parlées sont perçues. Cela ne nous a pas conduit à exclure certains statuts socio-économiques, mais plutôt à nous demander quels sont les facteurs sociaux qui peuvent influencer le fonctionnement du cerveau.
« Je dirais que la question des gauchers devrait être considérée de la même manière », dit Bailey, en faisant remarquer que l’inclusion des gauchers sera nécessaire de toute urgence dans les études qui construisent de grandes bases de données censées être représentatives de la population dans son ensemble. « Cela peut avoir un impact sur certaines fonctions du cerveau, mais pas sur toutes. Mais il faut des recherches plus approfondies sur la manière dont cela affecte d’autres fonctions cognitives. »

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