Elles étaient déjà là, à l’abri des médias et des regards, dans les quartiers populaires, depuis de nombreuses années. Les violences policières sont sorties de l’ombre, exposées aux yeux du grand public, avec le mouvement des Gilets Jaunes, citoyens primo-manifestants pour la plupart, qui se sont retrouvés sous les tirs de LBD et les explosions de grenades. Une répression de grande ampleur, avec à la clef plus de 2 500 blessés, dont 24 éborgnés et 5 mains arrachées, plus de 12 000 interpellations et 2 000 condamnations.
Alors en annonçant, le 26 janvier dernier, le retrait des grenades GLI-F4, remplacées par les GM2L, Christophe Castaner a bien fait rire (jaune) les Français. Le coup de com’ a fait flop, car presque plus personne n’est dupe. Récemment, plusieurs initiatives de sensibilisation ont fleuri, sous forme d’applications mobiles ou sites web. Les précurseurs, qui se sentaient bien seuls, apprécient ces nouveaux outils qui rejoignent les leurs, se félicitant de leur multiplication. Car au-delà de la nuée de vidéos sur les réseaux sociaux, et pour mieux sensibiliser, citoyens lambdas, journalistes ou collectifs prennent sur leur temps pour construire et proposer des espaces d’informations solides et aider une population sonnée par la répression policière, qui met en danger les fondements démocratiques.
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Un petit carré rouge vif avec deux yeux perçants. Une phrase lapidaire, « Je n’ai rien à déclarer ». Ainsi se présente l’application Bad Citizen, née le 6 janvier, conçue et réalisée par « des personnes engagées depuis plusieurs années dans des collectifs contre les violences policières dans les quartiers, de soutien juridique auprès de manifestants ou de soutien des blessés par les armes de la police ». Pratique et pensée avec des avocats, elle décline les droits et outils des citoyens. Exemple de lettre de plainte, fonctionnement d’une convocation, audition et garde à vue, perquisition, armes de la police, refus de donner son identité, droits des mineurs… Bad Citizen est avant tout un outil « d’autodéfense ». Jo*, l’un de ses créateurs, soulève le souhait d’un outil « simple et très largement partageable, pour que tout le monde puisse trouver au plus vite les infos utiles, avant de partir en manif, en revenant, quand un collègue, camarade ou proche se fait arrêter. Nous voulons mettre en avant l’idée que toute défense doit être pensée et assumée collectivement ». Bad Citizen n’est pas à simplement à destination de militants, souvent aguerris et au fait de leurs droits, mais vise celles et ceux « qui remplissent les commissariats et les tribunaux parce qu’issus du prolétariat ou des quartiers populaires ». « Il ne s’agit pas de conscientiser, mais d’apporter des réponses pragmatiques », explique Jo, en mettant en avant un contenu et non des auteurs ».
Côté conscientisation, d’autres s’en chargent. Comme le collectif Désarmons-les !, qui s’échine depuis 2012, avec précision, à alerter sur les violences d’État. Et souhaite l’abolition de la police. Une ligne limpide, une identité politique forte, qui est « le fer de lance du collectif ». Un discours radical, qui passe par le refus de dialoguer avec des policiers ou de participer à des réformes sur le maintien de l’ordre. Pour Ian, qui appartient au collectif, le combat se concentre d’abord sur les armes : « Il faut à présent dépasser cette question de la sensibilisation. On continue à le faire quand même, mais la propagande d’État est tellement puissante… » Le militant perçoit clairement un avant et un après Gilets Jaunes : « Avant, on pissait dans un violon. Avec en plus cette obstination des médias à entretenir la confusion sur certaines armes, à ne pas appeler les choses par leur nom. Aujourd’hui, l’argumentaire de la bavure ne tient plus. Au-delà de la pédagogie, on peut à présent passer à une autre étape ». L’homme reconnaît « un apport énorme de David Dufresne à notre combat ». Quant au coup de com’ de Christophe Castaner autour de la grenade GLI-F4, cela le met en rage. « Ils ont mis 30 ans à se rendre compte qu’elle arrachait des membres ? Non, ils préparent juste les municipales. C’est juste un switch de grenade. Ce qui compte avant tout, c’est la préservation de leur doctrine. »
« Il ne faut pas que ce soit des cimetières de vidéos, sans mise en contexte. Sans travail de recoupement, de sources, de discours, c’est un peu peine perdue » – David Dufresne
Alors le collectif accueille avec bienveillance toutes les initiatives autour de cette question des violences policières. « Plus on en parle, mieux c’est. » Ian attire juste sur la nécessité d’une « clarté politique » de ces nouveaux sites. « Les gens sont parfois perdus sans ligne politique. Il faut aussi une rigueur de l’information. Nous c’est très clair, notre engagement est auprès des familles de victimes ». Le militant de longue date observe que tous ces outils récents « œuvrent cependant dans le même sens qu’eux ». Et avoue, mi-assumant, mi-soupirant face à la gravité de la situation, qu’on en est à un point où, dit-il en reprenant les termes coupants du préfet Lallement, « il est vital de définir un camp et l’autre ».
Ceux qui se lancent dans l’aventure de la sensibilisation doivent-ils obligatoirement choisir leur camp ? Ou bien au contraire les différentes sensibilités font-elles la force de ces initiatives, afin que chacun puisse s’y retrouver, militants comme apolitiques, manifestants comme citoyens éloignés du terrain ? Le reporter Maxime Reynié, s’il reconnaît que « les journalistes traitent de sujets qui leur parlent », a créé une sorte de wikipédia du maintien de l’ordre qu’il a souhaité « le plus neutre possible. Les infos militantes ne touchent que les militants. Si on va sur certains sites, la personne peut se dire “c’est un truc de gauchos” et laisser tomber. Il y a une forme de propagande des deux côtés ». Alors le photojournaliste a voulu un site factuel, après avoir observé « un vrai manque d’information des gens sur les questions de maintien de l’ordre », en plus de légendes catastrophiques de certains médias. « Dernièrement, France Info a parlé de GLI-F4 en montrant des lacrymos et des grenades de désencerclement ».
« Comment ne pas croire que l’État, qui est actuellement en train de se doter des outils législatifs pour le faire, hésiterait à appuyer sur un bouton pour faire disparaître toutes les vidéos “gênantes”, s’il en avait la possibilité ? »
Ce « besoin d’informer les gens de ce qu’ils vont se prendre sur les pieds » (ou ailleurs) a donné naissance à maintiendelordre.fr. Déjà 15 000 visites en quatre semaines. Maxime Reynié a passé des jours à compiler des documents, a éplucher les anciennes versions du site d’Alsetex, société d’armement, et à échanger avec des journalistes spécialisés et des policiers, qui le contactaient pour « corriger des détails ». S’il garde la main sur le site, qui n’est pas participatif, il accueille les demandes pour mieux le compléter. Les différents casques des forces de l’ordre ont été rajoutés suite à plusieurs sollicitations. Et il travaille actuellement sur les grades. Trois semaines de travail, une mise à jour quasi constante et l’envie « que ce site touche tout le monde. Les gens commencent à comprendre la dangerosité de ces armes. Mais je n’ai pas la sensation que ça avance tant que ça. Elles sont toujours utilisées. Il y a encore et toujours des blessés ».
Chaque nouvelle initiative a un angle et un cheval de bataille. Celui de Hoper, créateur du site merci-la-police.fr, mis en ligne le 17 janvier, a le souci de sauvegarder les images. Travaillant dans le domaine de la sécurité informatique, Hoper n’appartient à « aucun collectif politique » mais est membre d’associations qui promeuvent le logiciel libre. Sensible aux problématiques de conservation des données, l’ingénieur informatique a voulu créer un espace de stockage supplémentaire. « Comment ne pas croire que l’État, qui est actuellement en train de se doter des outils législatifs pour le faire, hésiterait à appuyer sur un bouton pour faire disparaître toutes les vidéos “gênantes”, s’il en avait la possibilité ? Je ne souhaite surtout pas être le seul possesseur d’une vidéo. Je veux juste que tout le monde sache : “Cette vidéo qui vous dérange n’est plus seulement sur Youtube. Elle est aussi répliquée dans les ordinateurs de plusieurs particuliers n’importe où dans le monde”. » Hoper source les vidéos de son site, y consignant « des violences policières irréfutables ». Un site qui lui sert également « d’exutoire. C’est une façon de crier ma colère contre ce système corrompu, où seuls les 1% les plus riches décident de tout et s’accaparent l’ensemble des ressources ». Pour lui, toutes ces initiatives, la sienne compris, manquent de visibilité : « Il nous manque “le pot de colle”, un site principal qui pourrait agréger l’ensemble. »
« Le discours de la police c’est : il y a trop de caméras, on a besoin de l’IA pour nous aider à filtrer »
Mais le maintien de l’ordre ne se résume pas à ces centaines de vidéos de violences policières mises en ligne. Et si la sensibilisation gagne du terrain grâce aux images de manifestations, il est un terrain inquiétant qui peine davantage à mobiliser les citoyens. Celui des nouvelles technologies et de la vidéosurveillance. Un boulot colossal, mené par la cartographie participative de sous-surveillance.net qui rend visible la prolifération des caméras et La Quadrature du Net, ainsi que son site à la fois nécessaire et flippant qui aurait fait pâlir George Orwell lui-même, technopolice.fr. Une critique acerbe de la « smart city » et de « la mise sous surveillance de l’espace urbain à des fins policières ». Avec un manifeste à lire sur le site, signé entre autres par la Ligue des droits de l’Homme, le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la Magistrature.
Pour Martin, membre de La Quadrature, Technopolice a un but simple : « Réussir à multiplier les collectifs et luttes au niveau local ». Pour cela, le site est doté d’un forum ouvert, où chacun peut venir s’inquiéter d’un nouveau joujou fondé sur l’intelligence artificielle ou le big data qu’un politique voyeur souhaiterait installer dans sa ville. Si la reconnaissance faciale fait parler d’elle (un peu), la vidéosurveillance automatisée (VSA) tente de cacher son jeu. « Le discours de la police c’est : il y a trop de caméras, on a besoin de l’IA pour nous aider à filtrer. Leur argument c’est de dire que ce n’est pas de la reconnaissance faciale, mais en réalité ça va détecter des mouvements brusques, suspects, des mouvements de foule, suivre un individu dans toute la ville… Des villes souhaitent développer ça, en toute opacité, alors qu’il y a de vrais problèmes de libertés derrière… » Drones, capteurs sonores, les tentatives des maires ne manquent pas, et si la Quadrature fait un travail de veille politique, juridique et sociologique, son site invite chacun à se saisir de la question. « Chaque citoyen d’une ville peut se manifester sur le forum dès qu’il entend parler d’un projet lié aux nouvelles technologies. Nous sommes là pour répondre à ses questionnements, l’aider à comprendre les enjeux et nous avons aussi les moyens de faire des recours juridiques ». Dans un souci de transparence, les recours passés sont d’ailleurs publiés sur data.technopolice.fr, « où les arguments utilisés peuvent être repris par tout le monde ».
Mais s’il y a réellement deux camps, quelle réponse en retour ? Certains font le choix d’aller à l’encontre de ces offensives, modérément ou non. Ainsi, sur Twitter, PeaceWarrior, lead développeur de métier, était « un citoyen militant en colère contre la police, maintenant futur candidat au concours de gardien de la paix ». Il travaille à un futur site, « Allô place Mytho », dans le but de « debunk [discréditer, NDLR] certaines vidéos ou “légendes urbaines” qui concernent la police. Il y a un certain nombre de personnes qui cherchent à se faire passer pour des victimes, quitte à modifier les faits. Soit par idéologie anti-flic, soit pour faire le buzz ». Lui aussi cherche différents live et sources pour « essayer d’avoir une vue d’ensemble la plus complète possible » et a contacté de nombreux fonctionnaires de police, qui ont pris le temps de lui répondre. Il a découvert une profession aux « conditions de travail terribles. Il y a tellement d’heures supplémentaires que l’Etat ne peut pas en assumer le coût. On envoie des unités spécialisées dans la lutte contre la criminalité faire du maintien de l’ordre sans être formées. C’est terrible pour tout le monde. Si la police craque, c’est la porte ouverte à tous les extrêmes ». Pour autant, PeaceWarrior soutient des initiatives comme celle de La Quadrature : « Je pense que choisir la solution de surveillance à chaque fois n’est pas bon. Au contraire, ça ajoute de la paranoïa inutile alors que la police devrait travailler avec les citoyens. C’est indispensable dans une démocratie ».
Face à ce déploiement citoyen, et à l’évidence des images, la préfecture de police de Paris a récemment riposté via son compte Twitter, avec des images de violences contre les forces de l’ordre. « Cette tentative se rapproche de ce que font les polices canadienne, allemande ou anglaise, analyse David Dufresne, journaliste et créateur d’Allô Place Beauvau. Mais chez nous, de tous temps, la police est en retard. En termes de com’, on a vu de petites choses apparaître, sur la manifestation des pompiers, le Twitter de la préfecture a essayé de réagir en temps réel… Elle se ‘modernise’, d’une certaine manière ». Pour l’auteur du roman Dernière sommation, ce sont les nombreuses vidéos qui ont obligé l’exécutif à aborder le sujet des violences policières, après l’avoir longtemps dénié. « Il est très clair que depuis 1 ou 2 mois, il y a eu une communication concertée entre les syndicats de police, place Beauvau et les journalistes “de préfecture”. Auparavant, on était dans une com’ très agressive, à lister des journalistes “haineux” et à viser les vidéastes pour éviter qu’il y ait de nouvelles images. »
David Dufresne, qui salue le travail remarquable de Désarmons-les ! et annonce “que nous réfléchissons à une suite d’Allô Place Beauvau avec Médiapart, soutient toute nouvelle initiative de documentation, en appelant à la vigilance de ces citoyens sensibilisés. « Il ne faut pas que ce soit des cimetières de vidéos, sans mise en contexte. Sans travail de recoupement, de sources, de discours, c’est un peu peine perdue. » Le journaliste-documentariste insiste sur l’efficacité, selon lui, « d’assumer son travail sur la place publique. J’entends que les gens se protègent. Mais je pense que ce combat est gagnant quand on sait qui est derrière. Cet élan collectif et offensif passe par le fait de parler publiquement et d’être identifiable ».
David Dufresne applaudit ce mouvement collectif spontané. « J’aime le brassage des perspectives et des points de vue. Tu as des personnes abolitionnistes, des démocrates, des anarchistes… Il faut aussi saluer le travail de collectifs comme Justice pour Adama. Il y a un équilibre qui s’opère. Des gens qui travaillent en bonne intelligence sans renier leurs convictions. » La question suivante est pour lui cruciale : comment faire pour que les violences policières, qui ne vont pas disparaître de notre réalité, ne disparaissent pas non plus de l’actualité ? Peut-être en continuant à pisser collectivement dans ledit violon. Puisqu’il commence sérieusement à déborder, le voilà donc sorti de l’invisibilité, pour les citoyens comme pour les gouvernants.
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