Toutes les photos sont de Mark Steinmetz
Ça fait plus de trente ans que Mark Steinmetz prend en photo les Américains. D’abord passé par la photographie de rue à Los Angeles au début des années 1980, il a ensuite immortalisé des centaines de passants à Atlanta, Cleveland, puis dans les régions rurales du Midwest ou du sud-est des États-Unis – mais aussi chez nous, à Paris. Ouvertement inspiré par les boulots d’Henri Cartier-Bresson des années 1920, il a comme lui souvent joué sur l’apparition soudaine du bizarre dans des situations banales ; comme lui également, il a privilégié l’utilisation du noir et blanc. Comme lui, il a toujours su révéler l’humour enfoui dans les scènes de la vie quotidienne.
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À la fin des années 1980, entre 1986 et 1990, Steinmetz s’est rendu dans nombre de matchs de baseball amateur underage. Cette compétition, la Little League Baseball, voit s’affronter des enfants âgés de 5 à 18 ans au sein de tournois locaux organisés à partir du mois d’avril tous les ans. Les travaux qui en ont résulté, centrés sur les joueurs (et leurs parents) attendant (et hurlant) à côté du terrain, sont aujourd’hui regroupés dans un nouveau livre intitulé The Players. J’ai posé quelques questions à M. Steinmetz au sujet de cette série sur l’enfance ; il y a répondu très cordialement.
VICE : Où et quand avez-vous réalisé cette série ?
Mark Steinmetz : J’ai pris ces photos entre 1986 et 1990, d’abord dans la périphérie de Boston, puis à Chicago et dans plusieurs petites villes rurales de l’Illinois. La saison de Little League Baseball, qui voit s’affronter des enfants et adolescents âgés de 5 à 18 ans, a lieu au printemps – et jusqu’en juillet, dans certains cas. Les gamins des photos avaient entre 8 et 12 ans pour la plupart. J’en avais 25. Je n’ai assisté qu’à un seul match où je connaissais l’un des joueurs ; le reste du temps, ces enfants m’étaient inconnus.
À quoi ressemblait l’Amérique des années Reagan ?
La jeunesse des États-Unis ressemblait encore à ce qu’on observait dans les teen movies ou à ce que Bruce Springsteen décrivait dans ses morceaux. La plus grosse différence entre cette époque et aujourd’hui n’est pas politique selon moi ; c’est surtout la technologie qui nous entoure qui a un impact sur nos vies. De nos jours, les adolescents ne sillonnent plus les rues en Ford Thunderbird ou en Camaro ; ils ne font que regarder des trucs sur leurs portables.
La plupart des kids que j’ai pris en photo pour The Players viennent de quartiers populaires ou de la classe moyenne. J’ai aussi pu tomber sur quelques gosses de riches dans le lot – mais pas beaucoup. Puisqu’ils portaient tous des maillots, il m’est difficile de déterminer leur origine sociale ; on peut cependant la deviner en observant l’arrière-plan des photos. Celles-ci cherchent plus à évoquer la condition de l’enfance, qui est similaire pour tous les enfants quelle que soit leur classe sociale. Une fois le maillot enfilé, les enfants se ressemblent tous plus ou moins. Les différences de classe se manifestent plus tard, lors de l’arrivée à la fac.
En temps normal, vous vous intéressez au baseball ?
Si j’avais le temps, je ferais plus attention au baseball, oui. C’est un très beau sport et il y a beaucoup de choses à observer lorsqu’on regarde un match. Le niveau des gamins sur les photos n’était pas au top, mais ils faisaient beaucoup d’efforts. Je voyais certains progresser au fil des matchs. Mais je crois qu’aucun d’eux ait décroché le moindre contrat en MLB, la ligue professionnelle. Aux États-Unis, le basket et le football américain ont dépassé le baseball en tant que sport les plus suivis. Le baseball est un sport lent, où l’on ne compte pas les minutes de jeu ; et dans notre monde digitalisé et véloce, rares sont les gens qui ont la patience de le regarder.
« Dans certains matchs, le mot d’ordre était plutôt de type “c’est un jeu, faisons en sorte de nous amuser” et cette attitude m’ennuyait. Je voulais aller aux matchs où la compétition était féroce et où les enfants comme leurs parents étaient à fond. »
Enfant, j’ai joué au baseball. À cette époque, la plupart des enfants américains y jouaient mais je ne crois pas que ce soit encore vrai aujourd’hui. Aujourd’hui, je m’intéresse plus au tennis ; mais il s’agit plus d’un combat de gladiateurs que d’un sport collectif.
Vous rappelez-vous des matchs que vous avez regardés pendant que vous preniez ces photos ? Les rencontres étaient-elles intéressantes ?
C’était il y a longtemps. Je me rappelle qu’il y a eu beaucoup de moments excitants, oui. Dans certains matchs, le mot d’ordre était plutôt de type « c’est juste un jeu, faisons en sorte de nous amuser » et cette attitude m’ennuyait – je n’y revenais plus. Je voulais aller aux matchs où la compétition était féroce et où les enfants comme leurs parents étaient à fond. Bien sûr, lors de ces matchs, on entendait de nombreux cris et des jurons. Ça pouvait devenir assez puissant.
Vous vous souvenez de ce que se disaient les gamins sur le banc de touche d’où vous preniez les photos ?
Quand des gamins se parlent, ils peuvent être incroyablement éloquents, drôles et cruels. C’est pour ça que je me suis concentré sur les lignes de touche, le banc ou les spectateurs. J’ai appris cela de la série Animals du photographe Garry Winogrand, où les spectateurs humains sont si importants. Je cherchais à me rapprocher au plus près pour photographier tous ces visages.
Quand vous avez réalisé cette série, souhaitiez-vous vous-même replonger dans votre enfance à travers ces enfants ?
En effet, mon enfance n’a pas été très différente de celle des gamins sur mes photos. J’avais un peu plus d’une vingtaine d’années quand j’ai réalisé ce travail et mes propres expériences étaient encore relativement fraîches dans ma mémoire. Des photographes du même âge que le mien à l’époque, Cartier-Bresson ou Helen Levitt, se sont également bien débrouillés pour photographier l’enfance. Peut-être parce qu’ils venaient eux-mêmes d’achever leur propre enfance et savaient donc de quoi ils parlaient.
En termes esthétiques, qu’est-ce qui vous a attiré chez ces enfants ?
Ce qui est intéressant pour moi c’est l’apparence physique de ces gosses. J’aimais aussi leur style : les maillots, les battes, les gants et les grillages à l’arrière des gradins. Leurs visages peuvent être très expressifs lorsqu’ils sont concentrés sur quelque chose ; et en même temps, j’adore ces visages de gamins un peu distants, qui s’ennuient. J’espère que ces photos sont assez universelles pour nous rappeler quelque chose sur nous-mêmes dont nous ne nous souvenions même pas.
Mon gamin préféré, c’est sans doute celui à qui il manque ses dents de devant. Il a l’air perdu parmi un groupe de gamins qui cherchent à attraper la balle alors qu’ils ont leurs yeux fermés.
J’imagine d’ailleurs que vous avez dû être témoins de moments assez étranges en marge de ces matchs.
Oui – je me souviens notamment d’un gamin qui était trop jeune pour jouer et qui courait partout comme un fou sur le côté du terrain. Un joueur à côté s’entraînait à donner des coups avec sa batte. Le petit est rentré droit dans la batte du joueur un peu plus vieux alors qu’il prenait de l’élan. Il a perdu plusieurs dents et est resté assommé un bon moment. Puis il s’est remis à courir dans tous les sens en criant « oh non pas encore ! Pas encore ! » J’ai compris qu’il avait déjà dû perdre quelques dents de la même manière.
Quand on regarde vos photos aujourd’hui, il est presque impossible de les dater. Elles auraient pu être prises il y a 50 ans, comme il y a deux mois.
Je crois que j’ai en effet essayé de ne pas faire de photos qui auraient pu appartenir à une époque. J’essaie de ne pas faire de sujets thématiques. Dans les années 1980, il existait déjà des maillots avec des designs un peu modernes, générés par ordinateur – j’ai essayé de les éviter. Tant que les maillots ne changent pas et que les grillages non plus, il est en effet difficile de déterminer l’époque où ont eu lieu ces matchs.
Pensez-vous que les enfants américains ont changé ces trente dernières années ? Cette époque correspond peu ou prou au début de la fin du « rêve américain ».
Comme je le disais, je pense qu’on doit le plus gros changement à tous ces appareils numériques que les enfants possèdent de nos jours et qui accaparent leur attention. Le bon vieux temps me semble aujourd’hui un peu plus dur, plus savoureux et sans doute était-il aussi un peu plus simple. Personne ne s’inquiétait du réchauffement climatique ou de sa consommation de gluten. Je ne dirais pas que le rêve américain a disparu ; peut-être l’Amérique d’aujourd’hui est-elle plus sobre et plus mature. Mais aussi moins amusante.
Le livre de Mark Steinmetz, The Players, est édité chez Nazraeli Press.