Dans Edge, le documentaire sur la culture straight-edge sorti en 2009, il y a cette scène mythique qui a marqué les esprits. On y voit Ian MacKaye, le fondateur de Fugazi et Minor Threat, deux groupes emblématiques du mouvement post-hardcore, boire une tasse de thé glacé à un concert et subir la remarque déplacée d’un jeune fan qui s’approche de lui et le met en garde : un pote lui aurait dit que, d’un point de vue straight-edge, la caféine contenue dans le thé est considérée comme une drogue.
Et MacKaye de lui répondre du tac au tac : « Ah. Et bien, tu diras à ton pote de bien aller se faire foutre ! »
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Quand on évoque cette anecdote avec les patrons du Heartwork Coffee Bar, un coffee shop qui tient boutique à San Diego en Californie, c’est comme si on leur faisait souvent le coup : à chaque fois, ils ne peuvent s’empêcher d’éclater de rire et de réciter mot à mot ce passage du documentaire qu’ils connaissent tous par cœur. À vrai dire, la scène est devenue tellement culte dans l’imaginaire de la pop culture qu’elle est aujourd’hui systématiquement invoquée quand on veut faire référence à ces apprentis straight-edges qui débarquent dans le mouvement et prennent la « philosophie edge » un peu trop au pied de la lettre. C’est dire combien il est fréquent que les jeunes straight-edges aient parfois du mal à appréhender les principales règles de conduite de cette sous-culture : les straight-edges préconisent un style de vie assez radical dans lequel des valeurs comme la force, l’honneur, la dignité et l’amour-propre vont de pair avec une abstinence totale de substances comme l’alcool, les drogues et les cigarettes qui peuvent altérer le corps et l’esprit ou favoriser une promiscuité propice à des rapports sexuels dépourvus d’émotions.
« Cette phase est tellement ridicule ! Ce serait comme dire que « les graines de chia c’est de la drogue ! » parce que c’est plein de protéines et qu’on en consomme pour refaire le plein d’énergie », s’exclame Rob Moran. Depuis janvier dernier, date d’ouverture du coffee shop, cet homme robuste à la barbe fournie partage les commandes du magasin avec Kim, sa fiancée, mais aussi son frère Ali, sa belle-sœur Valeria et enfin, Sam et Chrissy, un couple d’amis de longue date. Dans cette entreprise familiale, les hommes, trois straight-edges endurcis, travaillent à sueur égale avec leurs compagnes, trois infatigables bosseuses officiellement non-straight-edges.
Pour autant, les six associés persistent et signent : le café n’est pas une drogue ! L’argument avancé par Chrissy à ce sujet résonne comme le slogan d’une pub pour la prévention des drogues : « Aux dernières nouvelles, le café n’a encore jamais provoqué de crise de manque insupportable ni d’abandon forcé d’enfants à l’assistance publique. » La caféine doit malgré tout provoquer une petite addiction, car quoi d’autre si ce n’est l’amour du café a pu conduire nos trois straight-edges à accomplir ce vieux rêve de potes en ouvrant le Heartwork Coffee ? Un rêve qu’ils entretiennent depuis cette époque où il étaient musiciens dans des groupes assez sérieux de hardcore et où ils préféraient l’atmosphère cosy des coffee shops à celle plus bruyante des pubs en tournée.
Dans une autre vie, Rob fut le leader de quelques groupes qui ont sacrément influencé la scène post-hardcore d’il y a quelques années comme Unbroken, Over My Dead Body ou encore Some Girls, sans compter ceux qui sont depuis tombés dans l’oubli. Sam, quant à lui, a fait partie de groupes comme Multiple Stab Wounds, Makeout Boys et enfin Narrows, aux côtés de Rob. Des noms qui devraient évoquer un petit quelque chose à tous ceux qui ont un jour écrit un grand « X » au marqueur noir sur le dessus de leur main.
« Quand on lui demandait ce qu’il ferait avec la thune si il gagnait au Loto, Rob répondait toujours qu’il ouvrirait un coffee shop. C’était son rêve », explique Kim.
Cette envie de rapporter chez eux à San Diego le café d’exception qu’ils avaient l’habitude de boire à l’époque où ils habitaient à Seattle infusait donc dans la tête de Sam et Rob depuis un petit moment. Si on leur avait dit que, quelques années plus tard, ils parviendraient à ouvrir un lieu à la fois familial et amical, mais aussi respectueux des valeurs de la culture musicale à laquelle ils appartiennent. Preuve qu’ils attachent une attention toute particulière à cette sous-culture qui les a vus naître : des photos et des 45 tours d’artistes comme Morrissey, Minor Threat ou Suède trônent en bonne place sur une étagère au dessus du bar et la sono du café crache une ambiance musicale qui va du vieux rocksteady au northern soul. Ils ont même reçu récemment la précieuse visite de Boz Boorer, co-auteur et guitariste pour Morrissey, qui est venu jouer l’apprenti barista le temps d’une journée pour la plus grande joie des amateurs de café à la banane gominée.
À la traîne par rapport à d’autres villes américaines, San Diego mène une politique de fer pour être reconnue à l’international autant pour son café artisanal que pour sa bière locale, son ensoleillement permanent ou son affection complètement démesurée pour le chanteur Jason Mraz qui y a un jour élu domicile. Traditionnellement, San Diego se tire la bourre avec les autres grosses villes de la région, mais à en croire tout l’investissement humain mis en œuvre par l’équipe du Heartwork ces derniers temps, la donne est sur le point de changer. Du moins en ce qui concerne le café.
En parlant de café, les grains qu’ils utilisent pour leurs expressos viennent de chez James Coffee Co., un petit torréfacteur local indépendant, tandis que les grains qui servent à l’extraction de leurs cafés standards ou filtres viennent de chez Dark Horse Coffee, une autre brûlerie locale dirigée d’une main de maître par Daniel Charlston, un vrai perfectionniste.
Les mecs du Heartwork sont partis de rien. Ils étaient tous plus ou moins fauchés quand ils se sont lancés dans l’aventure et ont dû faire les fonds de tiroir pour éviter d’avoir recours à des financements extérieurs. Certains ont carrément quitté leur boulot pour se rendre plus disponibles quand d’autres ont multipliés les petits boulots à temps partiels ou vendus de précieux disques de leurs collections personnelles pour joindre les deux bouts. Monter un bon groupe de punk-hardcore en partant de rien, ils savent faire, alors pourquoi ne pas appliquer une recette qui marche pour un coffee shop ? Une approche très Do It Yourself du petit entreprenariat, entre retroussage de manches, coulage de béton et assemblage de tuyaux sur le chantier du Heartwork, même en plein milieu de la nuit.
« Embaucher un prestataire pour faire quelque chose que nous étions en mesure de réaliser nous-mêmes, c’était vraiment hors de question, explique Sam qui a été conducteur de chantier dans une autre vie. De toute façon on n’avait absolument aucun budget pour les travaux, donc pour faire les aménagements dont on avait envie, il fallait bien qu’on s’y colle nous-même. On a tous bossé comme des chiens. »
« Le nom du lieu (Heartwork, qu’on pourrait traduire par « Fait avec amour », NDLR) veut tout dire. C’est tout à fait nous. Et par « nous », j’englobe tout notre cercle d’amis, tous ceux sur qui on peut compter. On a tout donné pour ce projet : du sang, de la sueur, des larmes. Je crois que le nom du lieu est un message qui fait écho non seulement à notre communauté, mais aussi à nos vies personnelles », explique Ati.
« Et Heartwork, c’est aussi un très bon album des Carcass ! », s’empresse d’ajouter Rob.
Force est de constater que toute cette fraternité n’est pas la seule chose qui fleure bon la sincérité quand on entre au Heatwork. Les gens viennent aussi pour l’ambiance, assez unique. Une atmosphère qui transpire les années concerts, les nombreuses tournées réalisées par la bande de potes et les dizaines de coffee shops qu’ils ont écumés à toutes ces occasions, comme pour mieux se faire une idée de ce à quoi devra un jour ressembler leur propre endroit.
Paradoxalement, une partie du succès tient aussi à leur manière d’accueillir les clients, aux antipodes de la punk-attitude. Toute l’équipe s’est promis de ne jamais se comporter comme des enfoirés prétentieux dans l’enceinte du salon de café. Chez eux l’idée, c’est que l’on s’y sente vraiment comme à la maison. Une ligne de conduite qui contraste avec l’attitude hautaine que l’on attribue parfois aux baristas sur la côte Ouest des États-Unis.
« Dans l’absolu, on essaie de ne pas trop se prendre la tête : on est juste des baristas, on fait juste du café. Et on n’a pas inventé le remède contre le cancer, insiste Rob. Il y en a qui se prennent pour des personnes super importantes quand ils sont derrière leurs comptoirs, mais la vérité c’est qu’en dehors de leurs magasins, personne n’en a rien à foutre de leurs gueules. Et si on se concentrait de nouveau sur ce qu’on a à transmettre aux gens ? »
À les voir s’affairer non-stop derrière le comptoir et à en croire la queue qui court jusque sur le trottoir une grande partie de la journée, on devine qu’ils ont fait le bon choix en misant sur cette approche souriante et attentionnée du service. Rob ose même un parallèle entre sa carrière de musicien et celle de barista : comme il prenait son pied à voir les gens bouger et danser sur son dernier album, il prend maintenant plaisir à les voir s’extasier devant sa dernière extraction de café.
« En fait c’est plus ou moins les mêmes sensations que quand tu es sur scène en train de jouer. Je vois pas à quoi d’autre je pourrais comparer ça », m’explique-t-il avant de conclure, l’air presque extatique : « À chaque fois qu’on sent qu’un client est satisfait, on se dit intérieurement que c’est un show de plus réussi. »