Est-ce que la justice américaine devrait poursuivre Eminem pour avoir rappé qu’il égorgeait son ex-femme dans sa chanson intitulée Kim ? Devrait-on aussi prendre Ice Cube au pied de la lettre et estimer qu’il avait vraiment l’intention de tuer quand il rappe sa volonté de tirer dans la tête d’un flic de Los Angeles dans We Had to Tear this Mothafucka Up [Il Fallait Qu’on Défonce cet Enculé] ? Enfin, est-ce que les paroles de chansons de hip-hop, ou de tout genre musical, doivent être protégées par le Premier amendement de la Constitution américaine, ou bien doivent-elles être traitées comme les menaces que certains font sur les réseaux sociaux ou ailleurs ?
Voilà les quelques questions soulevées par un cas présenté devant la Cour suprême américaine, et soutenu par une bande de stars du hip-hop, dont T.I., Big Boi (la moitié d’Outkast) et Killer Mike (du groupe Run the Jewels). Ce lundi, les rappeurs, accompagnés d’autres artistes et de professeurs, ont déposé un mémoire (un “brief” selon le jargon judiciaire) pour soutenir Taylor “T-Bizzle” Bell. Un jeune homme de 22 ans qui avait été suspendu de son lycée du Mississippi en 2011, et accusé de harcèlement et intimidation, après avoir posté une chanson sur Internet.
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« Le gouvernement a puni un jeune homme pour son art — et, de manière encore plus dérangeante, pour le genre musical qu’il a choisi pour s’exprimer, » peut-on lire dans le brief des artistes.
Bell, un rappeur en devenir, a écrit la chanson PSK da Truth — précédemment intitulée « P.S. Koaches The Truth Need to be Told » [Ndlr, « Post Scriptum : Les Coachs, la vérité doit sortir] — à la fin de l’année 2010. Bell avait écrit cette chanson pour dénoncer deux coaches de son lycée qui auraient agressé sexuellement quatre étudiantes au Itawamba Agricultural High School, où Bell étudiait aussi à l’époque.
« Looking down girls’ shirts [Regarder sous les chemises des filles] / Drool running down your mouth [La bave coule le long de tes lèvres] / You fucking with the wrong one [Tu t’es embrouillé avec le mauvais gars] / Going to get a pistol down your mouth [Je vais te mettre un gun dans la bouche], » écrit Bell à propos des coaches dans sa chanson qu’il avait ensuite posté sur Facebook et YouTube.
Les responsables de la scolarité ont estimé que les paroles étaient menaçantes et ont suspendu Bell en 2011, avant de le transférer dans une école « alternative » jusqu’à la fin du semestre. Cette décision a motivé le jeune homme qui avait alors 18 ans, et sa mère Dora Bell, de déposer un recours en vertu du Premier amendement contre le directoire, le principal et le superintendant du lycée. Bell cherchait à laver son nom dans cette affaire, demandant 1 dollar symbolique en guise de réparations, parce qu’il ne s’agissait pas d’une histoire d’argent, mais d’exposer la possible mauvaise conduite des coaches.
Le dossier se retrouve devant la Cour d’appel de cinquième instance, qui estime que l’école n’a pas violé la liberté d’expression de Bell, et qu’elle a pris une décision sage en arguant que la chanson « menaçait, harcelait et intimidait les professeurs. » La cour a aussi indiqué que Bell créait de « sérieuses perturbations » à l’école.
Bell et ses avocats envoient une pétition à la Cour suprême pour que les juges jettent un oeil à son dossier. Les neuf juges, qui prennent environ 100 cas par an (sur les 7 000 qu’on leur soumet), vont probablement décider de se pencher dessus courant février prochain, d’après le New York Times.
Le cas de Bell est devenu un peu plus médiatique cette semaine après avoir reçu le soutien d’artistes hip-hop connus qui ont soumis un « amicus brief » à la Cour en se constituant en « amicus curiae [Ndlr, ami de la cour] » — c’est-à-dire une personnalité ou un organisme, non directement lié aux protagonistes d’une affaire judiciaire, qui propose au tribunal de lui présenter des informations ou des opinions pouvant l’aider à trancher l’affaire.
Dans leur brief, les rappeurs indiquent que le rap « est certainement de l’art » et que comme « tous les poètes, les rappeurs privilégient l’emploi d’un langage figuré et utilisent toutes sortes d’artifices littéraires. »
« En essayant de censurer l’expression artistique de Bell, l’école, et plus tard la Cour d’appel de cinquième instance, ont principalement visé le rap, une forme sophistiquée de poésie qui a servi d’outil pour formuler des commentaires sociaux et des revendications politiques, particulièrement parmi les jeunes hommes et femmes de couleur, » peut-on lire dans le brief.
Le brief ajoute que le fait de criminaliser le hip-hop « perpétue les stéréotypes qui voudraient que la criminalité soit inhérente aux jeunes hommes de couleur, qui sont aussi les principaux producteurs de rap. »
Le brief note aussi que l’un des signataires, Killer Mike [Ndlr, Mike le Tueur], qui a remporté un Grammy, « n’a en réalité jamais tué personne. » L’artiste est un militant bien connu qui s’est montré aux côtés du candidat à la primaire démocrate, Bernie Sanders, et qui s’intéresse aux problématiques d’égalité sociale et raciale.
De la même manière, les rappeurs avancent que Bell ne devrait pas être plus inquiété pour ses paroles qu’Eric Clapton et Bob Marley quand ils chantaient I Shot the Sheriff [Ndlr, J’ai tué le shérif].
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