Si vous tapez « aveugle » dans la barre de recherche de Google Serbie, vous comprenez rapidement que la vie des personnes non-voyantes est un vrai calvaire dans ce pays. En effet, la première occurrence vous conduit tout droit vers un site Web consacré aux chauves-souris.
Dans un chapitre de La Symbolique du rêve, Gotthilf Heinrich von Schubert écrit que le rêve correspond à une « libération de l’esprit de la pression de l’environnement, à un détachement de l’âme des affres de la matière ». Je me suis toujours demandé ce que pouvaient ressentir les gens ayant un rapport différent du mien à ce qui les entoure.
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Ivana Zivkovic, professeure dans une école spécialisée dédiée aux jeunes aveugles, m’a affirmé que les non-voyants « rêvent comme ils vivent ». D’après elle, « certains affirment ne pas rêver, tandis que d’autres insistent sur l’importance des autres sens pendant leurs rêves. Les aveugles nés avec la cécité n’ont aucune impression visuelle, alors que les autres en ont encore quelques traces, qui disparaissent au fil des années. Les chercheurs insistent sur l’importance de l’ouïe, le sens le plus présent dans les rêves des non-voyants, suivi du toucher, puis de l’odorat et enfin du goût. »
Via l’association des non-voyants serbes, j’ai rencontré et interviewé Ana Jovcic, Nikola Rekic et Dragisa Drobnjak, qui ont tous perdu la vue au cours de leur vie – et conservent donc quelques sensations visuelles au cours de leurs rêves. Ana et Nikola, nés prématurés, ont lutté pour survivre dans une couveuse. Là, une dose importante d’oxygène a engendré la destruction de certains nerfs optiques. Ana a complètement perdu la vue à l’âge de neuf ans. Aujourd’hui, elle étudie la littérature serbe à l’université de Belgrade. De son côté, Nikola étudie l’ethnomusicologie.
Dragisa, lui, a perdu la vue à l’âge de 11 ans, après l’explosion d’une bombe datant de la Seconde Guerre mondiale. Diplômé de droit en 1973, il a travaillé pendant 35 ans pour le compte de l’association des non-voyants serbes. Aujourd’hui à la retraite, il est toujours actif au sein de l’association.
VICE : Pouvez-vous me parler des impressions visuelles qui apparaissent dans vos rêves ?
Ana Jovcic : Je n’ai que peu de souvenirs liés à la vue. Je ne me souviens pas vraiment de la forme des objets, mais j’ai en mémoire les couleurs, le visage de mes parents et de ma sœur. Bon, je n’arrive pas à me rappeler la teinte du bleu turquoise, mais les couleurs plus classiques sont encore dans ma tête.
J’essaie de me souvenir du visage des gens que j’ai eu l’occasion de croiser une fois dans ma vie. J’imagine qu’ils ont beaucoup changé mais, pour moi, ce sont toujours les mêmes.
Dragisa Drobnjak : J’ai perdu la vue à 11 ans. Depuis, je rêve de deux manières. D’abord, il y a les rêves classiques, emplis de sensations visuelles correspondant aux lieux, objets et personnes que j’ai croisés dans mon enfance. Ensuite, il m’arrive de rêver uniquement via mes quatre sens restants. Je ressens le contact d’une main sur mon épaule, j’entends la voix d’un ami, etc. Ces rêves ont pris de plus en plus de place au fil des années, comme vous pouvez vous en douter.
J’imagine qu’il vous arrive de rêver de personnes rencontrées après la perte de votre vue.
Ana : Quand je rêve d’une personne que je viens de rencontrer, je visualise l’image que je me fais d’eux – la structure du visage, la couleur de leurs cheveux, de leurs vêtements.
Dragisa : Mes rêves sont similaires à ce que je ressens quand je suis éveillé. Là, je vous parle, je ne sais pas à quoi vous ressemblez, et ça ne m’intrigue pas vraiment. Je suis juriste et pas vraiment imaginatif. Je n’accorde pas d’importance à l’aspect visuel, en fait.
Nikola : Personnellement, je rêve de voix que je n’ai pourtant jamais entendu, notamment celle de Petar II Petrovic Njegos, un poète du XIXe siècle.
Quel a été votre pire cauchemar ?
Ana : J’ai rêvé que des voleurs planquaient un sac rempli de drogue dans ma maison – même si je n’ai aucune idée de l’aspect d’un tel sac. J’ai visualisé ça sous la forme d’un cadeau de Noël en fait, une sorte de grande boîte cachée sous un fauteuil dans ma chambre. J’avais très peur et, en me réveillant, j’ai vérifié qu’il n’y avait rien sous ce fauteuil.
Dragisa : Parfois, je rêve que je suis aux toilettes ou en pyjama chez moi et, d’un coup, je me téléporte dans un lieu public. J’ai honte, et je me sens perdu.
Nikola : Certains de mes rêves semblent tout droit venir d’Alice au pays des merveilles ! Une fois, il m’est arrivé de rêver de mon père, qui se baladait avec moi dans une forêt pleine d’arbres avec des trompettes à la place des feuilles. Je me souviens avoir cueilli une trompette comme un fruit, avant de souffler dedans. La trompette émettait un sifflement, et je disais à mon père qu’elle n’était pas encore assez mûre. Et on partait en chercher une autre, ainsi de suite.
OK. Merci à tous les trois.