Food

Les tatouages devraient rester cachés, selon le tatoueur des yakuzas

L’article original a été publié sur VICE Australie.

Comme notre famille est musulmane conservative, mes cousins devaient cacher leurs tatouages en tout temps. Les tatouages étaient un tabou à la fois culturel et religieux. Je me souviens quand notre oncle américain nous a rendu visite, chaque fois qu’il tendait le bras pour prendre quelque chose sur la table, des lignes noires rampaient hors de son chandail. Elles étaient mystérieuses pour nous, mais on savait qu’elles avaient une signification spirituelle pour lui.

Videos by VICE

Aujourd’hui, les noms de mes amis assassinés, un portrait de Gaddafi, l’ancien chef d’État de la Libye, des dates d’emprisonnement, le symbole des motards hors-la-loi sont écrits à l’encre dans ma peau. Je me suis fait faire mes tatouages tout en sachant que les membres les plus proches de ma famille ne les verraient qu’au bain rituel avant l’enterrement. Je voulais que l’encre forme un portrait des idées et des événements qui m’ont transformé, littéralement et spirituellement.

Se fait-on tatouer pour soi ou pour les montrer aux autres? J’ai toujours trouvé que l’approche des yakuzas, la mafia japonaise, était fascinante. Considérant que les tatouages sont privés, ils se font tatouer tout le corps jusqu’au bout des manches et au collet, pas au-delà. De cette façon, l’humilité japonaise prévient que les tatouages s’immiscent dans la vie publique.

Toutes les photos prises par l’auteur

De tous les tatoueurs au Japon, Horiyoshi III est probablement le plus légendaire. Et c’est aussi le préféré des yakuzas.

Il pleuvait quand j’ai pris le train pour aller rendre visite à Horiyoshi III. J’ai été accueilli à la porte de son studio par deux hommes en complet Burberry, qui m’ont conduit là où Horiyoshi se trouvait, immobile. Je ne comprenais pas leurs grondements occasionnels en japonais. Horiyoshi, lui, était parfaitement silencieux; il n’a pas réagi à notre présence avant plus d’une heure. Le silence bourdonnant incitait à la méditation.

Les hommes étaient des membres de la famille yakuza locale. C’était leur patron, un homme grisonnant vêtu d’un survêtement Champion rouge, qui se faisait tatouer une carpe koï rouge vif. Ils m’ont offert une cigarette, je leur ai demandé nerveusement s’il fallait que je sorte pour fumer. Le bourdonnement s’est aussitôt arrêté, Horiyoshi riait. C’était comme s’il sortait d’un rêve lucide. « Relaxe-toi. Reste et fume », m’a-t-il dit.

VICE : Pourquoi penses-tu que les membres des yakuzas aiment se faire tatouer par vous?
Horiyoshi III : Les Yakusa veulent toujours ce qu’il y a de mieux, tout doit être de première classe. Qu’importe ce qu’ils portent, où ils se tiennent, les femmes qui les accompagnent, les voitures qu’ils conduisent. Ils ont beaucoup de fierté et veulent avoir une belle apparence, alors ils viennent ici.

En Occident, quand on pense aux Japonais au corps couvert de tatouages, les yakuzas sont la première chose qui vient à l’esprit.
Le lien entre la culture du tatouage et les yakuzas ainsi qu’au monde du crime est en grande partie attribuable au journalisme. En grandissant, les enfants lisent sur les yakuzas et pensent que ce sont de mauvaises personnes. Mais je les connais personnellement. Ils font beaucoup de bonnes choses pour leur communauté. Après le tremblement de terre, ils ont réagi en donnant de l’aide plus vite que le gouvernement. Tous les gens ont quitté leur maison, et ce sont les yakuzas qui ont veillé à ce que personne ne les cambriole.

De jeunes yakuzas se préparant à se faire tatouer

J’ai lu qu’on punissait souvent les criminels en les tatouant dans la période Edo. C’est vrai?

Dans la période Edo, les criminels portaient le symbole Tokugawa sur la nuque pour éviter la peine de mort. Mais les agents du gouvernement les enlevaient avec une lame avant de les exécuter. Si vous vous faites tatouer un symbole familial, c’est un crime grave, presque aussi grave qu’un symbole samouraï de la première génération.

Au Japon, ces symboles sont profondément connotés. La criminalité ne nous intéresse pas. Ni l’intimidation artificielle. On ne se fait pas tatouer pour afficher de la masculinité. Beaucoup de nos dessins contiennent une scène d’une histoire. Si vous portez les symboles de châtiment comme tatouages, ce n’est pas bien vu parce que ça montre que vous avez été arrêté pour un petit crime. Dans la période Edo, si vous commettiez un crime grave, on vous coupait la tête. C’est étrange de parler de ce qui est bien vu quand il s’agit de crime.

Horiyoshi couvre de pellicule le flanc d’un client

Est-ce que les yakuzas estiment que les scènes de la mythologie japonaise expriment qui ils sont vraiment, en dehors des stéréotypes?
Si les yakuzas veulent se servir des tatouages pour montrer à la population qu’ils font partie d’un groupe, ils porteront simplement des tatouages visibles et diront qu’ils sont dans les yakuzas. Mais ils ne sont pas si stupides. Je ne pense pas qu’ils se font tatouer avec leur allégeance aux yakuzas à l’esprit. Les gens font parfois référence aux yakuzas avec le mot ninkyō, qui veut signifie « aider les gens en dessous de toi ». Les yakuzas essaient d’aider les gens; c’est ça, leur tradition. Les tatouages, c’est pour montrer qu’ils ont la force pour aider les faibles. Mais il n’est pas nécessaire qu’ils soient visibles en public.

Les décorations et cadeaux d’Horiyoshi

Est-ce qu’il vous arrive de refuser des tatouages?
Oui, je ne fais aucun tatouage au-dessus du cou ou sur les mains. Je crois que la beauté réside dans ce qu’on ne peut pas voir. Ce qu’on trouve beau est différent d’une personne à l’autre. Ça a peut-être à voir avec la profondeur de votre culture ou de votre histoire personnelle. L’esthétique japonaise est très différente de celle en Occident. Pensez au hara-kiri, nous avons une esthétique du suicide et de la mort. C’est précis, simple, délicat, audacieux. La cérémonie du thé, les arrangements floraux, les sabres des samouraïs : un grand soin est apporté au style.

Pourquoi pensez-vous que les tatouages doivent rester cachés?
La culture du tatouage au Japon est encore taboue, et c’est ce qui lui donne sa beauté. On ne peut voir les mouches à feu que la nuit parce que ce n’est que dans le noir que leur beauté est visible. Elles passent inaperçues durant le jour. Quand une chose devient une mode, elle ne fascine plus. Dans la culture occidentale, c’est peut-être juste une mode ou une tendance, mais au Japon nous apprécions les tatouages qu’on ne peut pas voir, et c’est pourquoi nous pensons qu’ils possèdent cette beauté. Être dans l’ombre est une partie intégrante de la culture japonaise.

Les églises occidentales sont lumineuses et somptueuses, mais nos temples sont silencieux et sombres. Dans la culture japonaise, on dépeint la lumière en exploitant les ombres. L’ombre des bouddhas est plus importante que le visage. Les gens se font tatouer en sachant qu’ils ne vont pas les montrer tout le temps, et c’est pourquoi on ne prend pas le tatouage à la légère. Notre spiritualité est différente de celle des autres pays parce que, quand nous montrons nos tatouages, ils prennent la forme d’une mystérieuse lumière à la fois belle et cachée. C’est ce qui les rend fascinants.

Un jeune yakuza montrant son dos

Je trouve que l’idée d’être attiré par l’obscurité est intéressante.
C’est dans la nature humaine d’être attiré par l’obscurité. La nuit, quand la Lune se montre, on semble porté vers les superstitions entourant l’obscurité. Les Japonais utilisent très bien l’ombre pour interpréter la lumière. Peut-être qu’en Occident, on commence avec la lumière et on essaie de comprendre les ombres. Au Japon, pour dessiner la lumière, on exploite les ombres.

Dans notre culture, il y a une forme de comédie musicale qu’on appelle noh. Elle est antérieure à l’électricité au Japon. Les gens faisaient un grand feu et jouaient la pièce autour de lui. Ce n’est pas comme des projecteurs, on ne peut pas voir l’action à la perfection, mais les flammes font briller les costumes. Les tenues des acteurs sont ornées de fils d’or et d’argent. Leur brillance prend réellement vie dans le noir.

Les architectes japonais pensent toujours aux ombres et à la position du soleil. La position des stores dans les maisons japonaises est très importante.

J’ai visité le jardin Sankeien. J’ai eu l’impression que c’était plus de l’art que de l’architecture.
Oui, les architectes calculaient la luminosité de chaque mois pour peindre le paysage avec les ombres, la lumière et les saisons. Ce n’est pas que dans le tatouage. Même quand vous regardez l’océan et voyez le reflet de la Lune sur les vagues, c’est beau et mystérieux, mais dans le jour, la mer brille, mais elle ne donne pas cette impression de mystère.


Un membre âgé des yakuzas avec une carpe koï. Dans le folklore japonais, on raconte que les carpes koï peuvent nager contre les courants les plus forts et remonter des chutes.

Pourquoi est-ce que vous refusez qu’on dise que vous êtes un artiste?
Je ne le nierai pas. Je suis un artisan. Si les gens veulent appeler ça de l’art, c’est leur affaire. Il y a une sculpture célèbre appelée le chat qui dort, nemuri-neko . On dit que c’est une grande œuvre d’art, mais je ne sais pas si le sculpteur voulait que ce soit de l’art. Il était un artisan; je suis sûr qu’il n’a jamais dit qu’il était un artiste.

Les gens me demandent toujours ce qu’est l’art pour moi. Je ne sais pas où se trouve la frontière de l’art. Dans les rouleaux japonais traditionnels, la forme d’art suprême, c’est quand il n’y a pas de peinture sur le rouleau. Il y a de la beauté dans l’espace, et le spectateur devrait être celui qui imagine ce qui est de l’art.

Pour ce qui est de l’art moderne, quelqu’un peut prendre des pierres sur le bord de la rue et les placer dans une galerie, et ce sera aussi considéré comme de l’art. Les châteaux, les sabres, la poterie, tout ça c’est de l’art. Où est la frontière? Moi, je pense que les cérémonies du thé japonaises sont de l’art. Je ne sais plus ce qu’est l’art. Est-ce que ça dépend de la personne qui regarde? Qui a de la valeur? Qu’est-ce qui a de la valeur?

Suivez Mahmood Fazal sur Instagram.