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Les tifos sont-ils des œuvres d’art ?

Quel pourrait bien être le point commun entre une sortie culturelle au musée et une virée dans un stade de foot ? D’instinct on serait tenté de répondre « aucun », n’est-ce pas ? Et pourtant, détrompez-vous. Certes, sur le papier, pas grand-chose ne rapproche le sport le plus populaire du monde du milieu de la culture et de la création artistique. Mais s’arrêter là serait faire preuve de paresse intellectuelle et d’un brin de mauvaise foi. Car, si sur le terrain c’est plus la sueur, la testostérone et les noms d’oiseaux qui l’emportent sur la sensibilité artistique, dans les gradins en revanche, l’art est présent en toute circonstance. Eh bien oui, le tifo, c’est du mou de veau ? Qu’est-ce que le tifo, cette animation visuelle et sonore réalisée par les groupes de supporters au moment où les joueurs pénètrent sur la pelouse, sinon une expression artistique à part entière ?

Loin de l’image du beauf violent, fanatique, assoiffé de haine et de bières (trop) souvent véhiculée au moment d’évoquer le peuple des virages, le supporter de foot, notamment l’ultra, cache une profonde sensibilité artistique et une créativité sans limite. Alors, le tifo, œuvre d’art éphémère à part entière ? L’ultra, artiste en herbe aux multiples talents ? Ici, point de thèse, antithèse, synthèse, et tant pis pour les cours de philosophie du lycée. La réponse est d’emblée oui. Pour tenter d’appuyer ce point de vue – partial – je suis allé poser la question à des spécialistes du foot d’un côté, à une spécialiste de l’art de l’autre.

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Pour Franck Berteau, auteur du Dictionnaire des supporters : côté tribunes (Editions Stock), il y a dans le tifo « une vraie démarche artistique dans la mesure où ce n’est pas une chose qui s’improvise, c’est quelque chose de très réfléchi. Ça nécessite toute une sorte de matériaux différents, tout un attirail et puis surtout ça demande une vraie préparation en amont, un vrai travail, comme pour d’autres produits culturels tels que la peinture, la littérature ou la photo. Il y a un vrai savoir-faire. Il y a des gens qui viennent toute la semaine au stade pour peindre, pour préparer des animations, pour les penser. »

Tifo déployé lors d’une rencontre entre le Standard de Liège et Zulte Waregem en avril 2013. Photo via

Car bien avant de savourer le déploiement d’un tifo, que ce soit depuis votre canapé ou dans les gradins, il a bien fallu que quelqu’un se creuse les méninges pour penser l’animation dans sa globalité. Et pour ça, « mieux vaut être un peu barré », prévient Romain, l’un des responsables des Ultramarines (Bordeaux) et membre de la cellule ”tifo”, la Brigada del Tifo. Ce côté « fêlé du casque » n’a rien de surprenant. L’artiste n’est-il pas, par essence, un fou qui s’ignore ? Ce qui est sûr, c’est que les ultras passent énormément de temps à concevoir leurs animations, à rendre chaque jour un peu plus concret ce qui n’était au début que le fruit de leur imagination. « Là, j’ai fait une réunion il y a trois semaines car on va bientôt fêter nos 30 ans d’existence et on est parti d’une simple feuille blanche, avec quelques idées, et ensuite on gribouille, on rature, on jette, on repart à zéro, on améliore. » Le propre même de toute création artistique.

D’ailleurs, il n’y a qu’à voir l’attirail des ultras en pleine préparation de tifo (papier, crayons, pinceaux, peintures, colles, ciseaux, machine à coudre, etc) pour se rendre compte qu’entre eux et le dessinateur ou le peintre, la différence est maigre. « On peut d’ailleurs les rapprocher de certains milieux artistiques comme celui de la culture du tag, de la culture du street-art, poursuit Berteau. Ce sont des communautés qui fonctionnent un peu de la même manière, avec des codes qui leurs sont propres, des normes, des savoir-faire. On a souvent affaire à des groupes très hiérarchisés avec une cellule spéciale pour les tifos qui est chargée de penser la chorégraphie et le visuel des animations, de rameuter du monde pour les créer, avec un budget qui est alloué pour l’achat de tissu, de peintures, de machines à coudre, de rétroprojecteur pour faire le traçage du dessin. Il y a donc toute une dimension artistique à part entière là-dedans, au-delà du dévouement des supporters vis-à-vis de leur équipe à l’extérieur comme à domicile. » « On a l’image de l’ultra, torse nu en tribunes, dos au terrain, qui gueule sur les joueurs ou sur les adversaires, alors que derrière il y a tout un aspect associatif, social, culturel et artistique qui est trop souvent passé sous silence », tient à préciser Romain des Ultramarines.

Tifo des supporters de l’Inter Milan avant le derby milanais lors de la saison 2014-2015.

Autre élément commun à ces deux mondes, celui de la critique. En présentant son travail à l’œil du grand public, l’ultra accepte de fait, comme tout artiste qui se respecte, de se soumettre au jugement de l’autre. Un tifo réussi impose le respect dans le petit monde des ultras et c’est tout le groupe qui gagne en crédibilité. Un tifo raté, même très légèrement, et c’est l’avalanche de commentaires acides sur les réseaux sociaux et les forums spécialisés. Pas question donc de prendre sa confection à la légère. « Des jours, des semaines, voire des mois de travail se jouent sur 5 minutes, à l’entrée des joueurs, et là tu n’as pas le droit à l’erreur car ton travail peut tomber en ruines en cas d’échec du résultat, insiste Bastien Poupat, rédacteur pour le site La Grinta et basé à Buenos Aires. Après, pour les ultras eux-mêmes, les tifos sont plus considérés comme une animation visuelle partisane dans la partie du stade où ils sont situés que de l’art à proprement parler. »

Le plus simple pour analyser les similitudes entre les créations artistiques au sens classique et celles mises sur pieds par les groupes de supporters reste encore de s’adresser à un œil avisé dont la sensibilité artistique est irréfutable. Pour cela, quoi de mieux que de s’adresser à Mélanie Gentil, auteur du livre Art et Football ? Au moment de rédiger son bouquin, et partant du principe que le milieu du ballon rond et celui de l’art n’ont pas l’habitude de faire cause commune, cette historienne de l’art s’est penchée sur la question des tifos avec, à l’arrivée, une conclusion : « On peut rapprocher le tifo du tableau, notamment de la peinture. On parle-là d’une composition, d’une œuvre qui est faite de différentes touches de couleurs. »

Une fois ce constat établi, Mélanie Gentil a cherché à entrer plus en détail: « Avec mon œil d’historienne de l’art, ou en tous cas de personne sensible au visuel, à l’image et à l’art, j’ai rapproché le tifo d’un mouvement en peinture qui s’appelle le divisionnisme ou le pointillisme. » Même si la comparaison n’est pas parfaite car, c’est encore l’auteur qui nous le précise, il existe de vraies différences entre ces deux éléments, il est intéressant de s’y arrêter et d’écouter le professeur : « Je pense notamment à Georges Seurat. C’est un artiste qui réalise des œuvres qui sont composées de petites tâches de couleurs, comme une mosaïque, si bien que, quand on est tout près du tableau, on ne voit rien de concret et ce n’est qu’en s’éloignant que l’image se constitue. J’avais l’impression de retrouver ça dans les tifos, c’est-à-dire une espèce de mosaïque de couleurs qui n’est visible qu’à une certaine distance. » Les œuvres de Chuck Close peuvent elles aussi être comparées à ce que réalisent les supporters pour animer et faire vivre leur gradin. « Chez Chuck Close, l’image est complètement pixellisée et quand on la regarde de près on ne voit absolument rien, mais quand on s’en éloigne, on a un portrait qui se constitue sous nos yeux. C’est un vrai quadrillage de l’image (technique très utilisée par les ultras pour réaliser leurs compositions, ndlr). »

Paul, oeuvre de l’artiste américain Chuck Close. Photo via chuckclose.com.

Si le tifo empreinte beaucoup à l’art, il se peut aussi que l’inverse soit vrai. Si, si, très sérieusement. Même sans le savoir, l’art contemporain est peu à peu en train de calquer un élément essentiel du tifo : son côté éphémère. Des jours, des semaines voire des mois de préparation sont parfois nécessaires aux ultras pour créer une œuvre qui ne sera exposée aux yeux de tous que l’espace de quelques minutes. « C’est d’ailleurs ce côté éphémère du tifo qui participe de sa dimension un peu grandiose », analyse Franck Berteau. « Dans le tifo, il y a l’idée d’instantanéité qu’il n’y avait pas jusqu’alors dans l’art et qui commence petit à petit à s’immiscer, développe Mélanie Gentil. Jusqu’à présent, l’art c’était quelque chose qui était construit en atelier et montré à un public, or aujourd’hui il y a de plus en plus l’idée de l’art auquel on assiste en direct, qui est en train de se faire sous nos yeux, qui est éphémère, qui demande une participation du public, qui est un moment unique qui ne va pas se répéter (pour développer ce sujet, voir notamment les œuvres de Tino Sehgal, ndlr). C’est une sorte d’occurrence, une espèce de… On parle de la pax, c’est une chose qui n’arrive qu’une seule fois, l’œuvre d’art n’est plus quelque chose d’éternelle qu’on va admirer 100 ans plus tard et qu’on va regarder de la même manière au 19e ou 20e siècle. Ce n’est pas une peinture qu’on contemple et face à laquelle on est passif, le public est de plus en plus sollicité, il devient un véritable acteur, il participe à une œuvre commune. » Comme toi quand tu vas au stade pour faire la teuf avec tes potes de virages. Chapeau l’artiste !

Tifo des Ultras stéphanois, lors de la saison 2010-2011 face au PSG. Photo via Flickr.

Tifo des Supras Auteuil, lors du jubilé de Pauleta. Photo via Flickr.

Frédéric Rostain / OM.net 2015