L’étrange histoire du cadavre de Saddleworth Moor

cadavre de Saddleworth Moor

À la morgue, tout le monde l’appelle Neil. Il a une tête de Neil, il faut dire. Ou de Pete. Journaliste pilier du Oldham Evening Chronicle, Ken Bennett lui trouve un « type nordique ». Le nez, sans doute : débauché de ses fonctions à Fleet Street pour enquêter sur les meurtres de la Lande, Bennett parle même d’une « tête de Moaï ».

Neil ou Pete, le bonhomme donne en tout cas du fil à retordre à tout le monde, des employés de la morgue à la police, en passant par les médias – un journal australien est persuadé qu’il s’agit d’un espion. Abasourdis que personne n’ait réclamé le corps ou réussi à l’identifier, les croque-morts l’ont surnommé Dovestone, nom de l’entrepôt où on l’a trouvé à Saddleworth, une heure à l’est de Manchester.

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Impossible de nier la majesté des lieux. Pourtant, Saddleworth a plus d’un cadavre dans le placard. Par exemple, on impute la forme de Pots and Pans, formation rocheuse monumentale percée de trous béants, aux sacrifices druidiques d’autrefois (à moins que ce ne soit l’érosion). Et ce n’est pas tout.

1832. William Bradbury voyage avec son fils Thomas et prend une chambre à l’auberge de Moorcock, dont on peut encore apercevoir les ruines depuis l’entrepôt de Dovestone. Ils mourront le soir-même sous les coups d’un agresseur mystérieux. Le fait divers a un tel retentissement qu’aujourd’hui encore on peut acheter des assiettes commémoratives. 1857. Député d’Oldham, James Platt se tue non loin de Dovestone avec son propre pistolet. Un accident, dit-on. Août 1949. Un DC-3 de la British European Airways se crashe tout près du lieu connu comme la « Tête d’Indien ». 24 morts. L’épave de l’avion n’a pas bougé. 1963. Une avalanche emporte deux grimpeurs à Chew Valley.

Enfants, parents, journalistes ou policiers, nul n’a oublié les années 60 de terreur que les meurtriers Ian Brady et Myra Hindley ont fait vivre à la région. Bien qu’on ait depuis identifié la plupart des corps enterrés sous le tertre de Hollin Brown, personne n’a jamais retrouvé Keith Bennett, douze ans à l’époque.

Icône facho autrefois pop-star, Morrissey évoquait déjà les crimes de Brady et Hindley dans la chanson « Suffer Little Children », chantée par les Smiths en 1984. Il évoque de nouveau la région 30 ans plus tard dans son autobiographie : « Saddleworth est la terre la plus désolée et la plus aride que je connaisse. » Il affirme aussi avoir vu un fantôme, ou du moins un garçonnet « gris » en anorak qui les a suppliés, ses amis et lui, de lui venir en aide. Le chanteur et sa bande ont conduit à toute allure jusqu’à la cabine téléphonique la plus proche pour appeler la police. « On leur a dit “On vient de voir quelqu’un sortir du fossé entre la route de Wessenden et la lande de Saddleworth, il appelait à l’aide”, à quoi ils se sont contentés de répondre “Vous n’avez encore rien vu.” »

Nous non plus, on n’a encore rien vu. Ayons déjà une pensée pour la tragédie du petit Keith Bennett, toujours pas rentré chez lui depuis cinquante ans. Sans parler de ce maudit Neil Dovestone dont la réputation s’étend bien au-delà des murs du Royal Oldham Hospital.

Le 12 décembre 2015 à 11h, le cycliste Stewart Crowther trouve le corps d’un homme de 67 ans, sans pièce d’identité ni effets personnels. Il croit d’abord le surprendre en pleine sieste, comme il l’explique à la BBC : « Il était allongé, droit comme un i, les bras sur la poitrine. » Une pluie torrentielle, un froid de canard : les secours pensent à une crise cardiaque. C’est un homme « d’un certain âge. »

Dans sa poche droite, 130 livres toutes en coupures de dix. Dans la gauche, trois billets de train pour le lendemain matin : un aller-simple pour Londres et un aller-retour Londres-Manchester. Et puis, dans sa poche intérieure, une petite boîte de médicament en carton bleu, avec à l’intérieur un flacon vide. Du lévothyrox, pour soigner l’hypothyroïdie. L’étiquette est en anglais et en ourdou. Enfin, les vêtements du cadavre ne sont pas appropriés pour une randonnée dans la lande en plein hiver : il a des mocassins aux pieds.

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Neil Dovestone sur une caméra de surveillance

La police se sert des billets de train pour suivre le dernier voyage du cadavre, au moins en partie. Il est filmé la veille au matin à la gare d’Ealing. Après son arrivée à Manchester, il passe au moins une heure dans les boutiques. Une fois sorti de chez Marks&Spencer sandwich en main, il monopolise le stand d’information pendant quatre minutes, sans qu’on sache pourquoi. À 13h et des poussières, il se dirige vers le centre-ville, hors de portée des caméras, pour disparaître à jamais, ou presque…

Une heure plus tard, on le voit entrer au Clarence, pub le plus proche de Dovestone. Il va parler au propriétaire Mel Robinson. Il ne veut rien boire, juste savoir comment atteindre « le sommet de la montagne. » Robinson trouve ça louche : c’est une lande, pas une montagne ! Néanmoins, il le raccompagne à la porte et lui explique l’itinéraire jusqu’à l’entrepôt de Chew, non sans lui préciser qu’il fera nuit avant son retour. Le voyageur lui redemande comment s’y rendre une dernière fois avant de prendre la route.

Les derniers à le voir en vie sont deux officiers de la Société Royale pour la Protection des Oiseaux, tout près de la pelouse de Rob’s Rocks au coucher du soleil. C’est là qu’on trouvera son cadavre le lendemain. On se rend très vite à l’évidence : l’homme est mort empoisonné à la strychnine. Ce qui ferait un très bon twist chez Hitchcock ou Agatha Christie pose problème dans l’UE de 2015, qui a interdit ce produit depuis neuf ans. On l’utilisait autrefois contre les taupes, mais c’était trop cruel. Le Dr Hilary Hamnett, toxicologue légiste de l’Université de Glasgow, explique à la BBC que ce genre d’empoisonnement est « très inhabituel : c’est le premier de ma carrière. » C’est aussi la promesse d’une mort lente et douloureuse, toute en muscles contractés.

Les tests effectués sur le lévothyrox trouvé dans la poche du cadavre indiquent bien des traces de strychnine dans le flacon.

Cela a pris plus d’un an, mais on sait désormais que Neil Dovestone s’appelait en fait David Lytton. Mais M.Lytton a répondu à d’autres noms. Né David Keith Lautenberg le 21 avril 1949, c’est sans doute une querelle familiale qui le pousse à changer de patronyme. Il a fallu trois autopsies pour révéler son identité, dont la dernière, essentielle, a débouché sur la découverte d’une plaque en titane sur son fémur gauche. On trouve la plupart du temps des numéros de série sur ce genre d’artefact, mais pas sur celle-là : à la place, les légistes y ont lu « Treu-Dynamic », nom d’une entreprise située à Sialkot au Pakistan. La strychnine est toujours autorisée au Pakistan pour se débarrasser des chiens errants : coïncidence ? Ce n’est pas tout ! Deux jours avant sa mort, Lytton a pris un avion à Lahore, au Pakistan donc. Il a donc volé plus de 6000 kilomètres… dans quel but ?

Bon nombre de théories sont apparues pendant le passage de Neil Dovestone à David Lytton, dont la plupart invalidées. Par exemple, on l’a pris pour un survivant du crash de 1949 (voir plus haut). Lors de la diffusion de cette hypothèse, Stephen Evans, seul vrai survivant, a appelé la police de Saddleworth pour leur affirmer n’être jamais revenu sur les lieux. Quelle idée, en même temps…

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Saddleworth Moor. Photo: Paul White / Alamy Stock Photo

Certaines questions demeurent pourtant sans réponse. À l’instar de tous les mystères de la vie, elles font encore l’objet de débats acharnés sur Reddit. Par exemple, pourquoi avoir pris un aller-retour s’il ne comptait pas revenir ? Pourquoi Saddleworth ? Pourquoi la strychnine ? On a appris par ailleurs que sur les cinq nuits qu’il avait réservées dans un Formule 1, il n’en a passée qu’une. Enfin, à supposer qu’il s’agisse bien d’un suicide (car oui, certaines hypothèses fantaisistes estiment qu’on a substitué les produits à son insu, ou encore qu’il n’était pas seul), pourquoi Lytton a-t-il voulu mettre fin à ses jours ?

Chaque mystère résolu ouvre un abîme plus vaste encore. Infirmière retraitée, Maureen Toogood affirme avoir été en couple avec Lytton pendant 35 ans, alors qu’il enchaînait les jobs de croupier, de boulanger ou encore de conducteur de métro. Elle serait tombée enceinte. Puis elle aurait fait une fausse couche. Il aurait donc déprimé, avant leur séparation puis le remariage de Maureen. Les deux ex-amants seraient ensuite devenus amis pour la vie. D’autres racontent que Lytton dînait chaque soir dans son restaurant végétarien de quartier, à la même heure. Maureen explique son absence de possessions personnelles par « son goût modéré pour le confort. » Il avait deux Coran, un à chaque étage de chez lui. En 2006, il a déménagé de sa maison de Streatham au sud de Londres pour le Pakistan, avec sa discrétion habituelle. Sans la prévenir. Elle n’a plus eu de nouvelles de lui jusqu’à l’annonce de sa mort il y a trois ans.

On a monté cette année une pièce qui relate les derniers jours de David Lytton. Un seul acteur : l’écrivain- performer Max Dickins. Le sujet : la terrible vérité derrière les fameux « porté disparu ». Max Dickins explique au York Press : « Ce qu’on retrouve le plus chez les proches de disparus, c’est, plus que du chagrin, un phénomène psychique appelé “deuil ambigu”. La personne physique est partie, mais sur le plan psychologique, elle est toujours là. La certitude de la mort, c’est le moyen de passer à autre chose, de guérir, et enfin, d’oublier. Pour les portés disparus, c’est impossible. L’incertitude, c’est ce qu’il y a de pire.

À chaque représentation ou presque on vient me voir dans ma loge pour me raconter une anecdote de ce type. C’est un problème bien plus répandu qu’on ne le croit. Pour être exact, 250 000 personnes sont portées disparues chaque année. »

Quelle que soit l’horreur qui a frappé Saddleworth, ce n’a été que le point d’arrivée pour Lytton. Ce n’est pas Saddleworth qui a eu raison de lui. C’est quelque chose qui nous concerne tous. Alors ayons toujours à coeur de nous en protéger, et d’en protéger nos proches.

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