Quand je vivais en Suisse, à Genève, j’ai contacté une association locale nommée Aspasie, qui milite activement pour les droits des travailleuses du sexe. Ils m’ont engagé bénévolement pour faire un reportage sur les lieux de prostitution à Genève, en vue d’un événement pour les 30 ans de l’association. C’est comme ça que j’ai rencontré Claudette, qui faisait partie du comité de l’association – et qui elle aussi se prostituait.
Nous nous sommes rencontrées en novembre 2011, dans un café de Genève. Nous avons immédiatement sympathisé. C’est Claudette qui m’a proposé de faire un reportage sur elle ; j’y pensais sans oser lui demander, et souhaitais attendre que nous nous connaissions mieux. Nous nous sommes d’abord retrouvées toutes les deux sur Genève puis j’ai rencontré ses amis, sa femme, sa famille, et enfin j’ai été autorisée à prendre des photos chez elle.
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Claudette a 76 ans et est hermaphrodite : elle est née avec un sexe indéterminé. Aujourd’hui, beaucoup d’enfants qui naissent ainsi sont opérés à la naissance et en général les médecins fabriquent des filles (plus facile de faire un trou qu’un mat), sans savoir vers quel genre les hormones de la personne feront pencher la balance à l’adolescence. En 1937, les parents de Claudette étaient particulièrement en avance sur leur temps et ont laissé Claudette choisir son identité. Mais ils l’ont déclarée garçon ; à l’époque, c’était un avantage indéniable au niveau des droits. Elle s’est toujours sentie fille mais cette identité a fait qu’elle a joint parfois des écoles de filles et parfois des écoles de garçons et a vécu une partie de sa vie ainsi. Elle en parle peu. Elle a souvent évité le problème en portant des vêtements de sport unisexe.
Claudette a commencé la prostitution à l’âge de 16 ans dans une maison close à Tanger, alors ville internationale et sous protectorat français. Elle et sa famille vivaient au Maroc à l’époque, où elle est tombée amoureuse d’une voisine, Carmen. Carmen l’a initiée au sexe et aux hommes, et quand elle a vu à quel point Claudette aimait les deux, elle lui a proposé d’entrer dans un « bordel », à Tanger, en parallèle de ses études au lycée. Au milieu des années 1950, lorsque les soulèvements en faveur de l’indépendance ont débuté au Maroc, Claudette finissait ses études ; ses parents ont décidé de repartir en Suisse. La séparation a été dure. Carmen a donné à Claudette tout l’argent qu’elle avait gagné au salon, sans en garder un centime. C’est avec cet argent que Claudette a été en mesure de poursuivre ses études d’architecture en Suisse.
Tout au long de sa vie, elle a alterné les périodes avec et sans prostitution. Elle est revenue à ce métier par besoin d’argent – mais surtout quand elle avait besoin d’être femme. Par ailleurs, elle est passée par tous les types de métiers : ouvrier, soudeuse, contremaître, chef de personnel, architecte, vendeuse en chef dans une société américaine, sophrologue – et prostituée, bien sûr.
Plus tard, elle est devenue père de famille et a donc longtemps tenu un rôle mi-homme mi-femme en société. Dans l’intimité, elle ne cachait pas ses formes mais ne voulait pas que ses enfants aient des problèmes du fait de la « différence » de leur père – c’est pourquoi elle faisait plus attention en extérieur. À présent que ses enfants sont grands, elle a arrêté de cultiver le doute et s’affiche comme femme aussi dehors ; c’est une figure du militantisme pour les droits des travailleuses du sexe et elle milite à visage découvert. Sa femme Andrée a toujours été au courant de tout et la soutient dans tous ses choix, de même que ses enfants.
Claudette habite aujourd’hui dans en Haute-Savoie, côté français, à une heure de Genève. Son temps se partage entre sa famille, ses activités de militantisme à Genève, et ses entraînements de vélo. Elle passe aussi du temps chez des clients. Il y a encore quelques années, elle avait un studio à Genève pour recevoir des hommes mais maintenant elle se déplace, via des annonces. Il lui arrive aussi de se rendre sur le boulevard Helvétique de Genève, zone traditionnelle de la prostitution de rue dans la ville. Elle a de nombreuses activités militantes. Elle a monté une association appelée l’ADTS pour défendre les droits des prostitués qu’elle préside actuellement.
Pour mon reportage, la confiance entre nous s’est établie petit à petit. Claudette était enthousiasmée par l’idée. J’ai toujours envisagé ce reportage comme un acte militant ; je voulais montrer que la prostitution est un métier complexe qui ne se résume pas seulement à de l’exploitation. Ces abus existent et doivent être condamnés, mais ils ne doivent pas servir à dissimuler d’autres réalités et à censurer la parole de celles et ceux qui ont choisi ce métier. Claudette a souvent été manipulée par les journalistes qui l’ont interviewée dans le passé. Ces derniers se sont focalisés sur un seul aspect de son existence, la réduisant à son genre ou son travail. J’ai réussi à la convaincre (et lui prouver, j’espère) que je ne ferai pas ça.
Les photos de nu, je les avais en tête mais je souhaitais surtout qu’elle ne montre pas tout – et surtout pas son anatomie complète. Je lui ai expliqué cela et, ensemble, nous avons eu l’idée de la serviette pour cette séance photo dans un sauna, à Genève. Les photos avec un client se sont construites de la même manière. La dernière chose qui a besoin d’être montrée, c’est bien le sexe : c’est à peu près ce que chacun connaît déjà de la prostitution. J’ai donc rencontré un de ses clients, devenu par la suite l’un de ses amis proches. Je lui ai expliqué que je tenais à prendre des photos non explicites, et pour quelles raisons. Il l’a parfaitement compris et a accepté.
Il est très touchant de l’entendre parler de ses clients, car Claudette a eu un fort impact sur la vie de beaucoup d’entre eux. Je me souviens de cette histoire au sujet d’un client qui était venu la voir et avait éjaculé alors qu’elle lui avait juste posé la main sur la cuisse. Il était tellement embarrassé qu’il a voulu partir tout de suite mais Claudette l’a convaincu de rester – il avait payé et elle avait l’impression de le voler. Ils ont discuté et il a fini par lui avouer que cette précocité était un frein majeur dans ses relations amoureuses. Elle lui a donné des conseils pratiques, qu’elle a mis en application aussitôt, et il est reparti. Plusieurs mois plus tard, elle a reçu un énorme bouquet de fleurs accompagné d’une carte de la part de l’homme qui l’a remerciée et lui a dit qu’il vivait désormais heureux avec une femme.
Aujourd’hui, je suis toujours en lien avec Claudette. La dernière fois que je l’ai croisée c’était il y a deux mois, à mon mariage ! Je l’ai invitée, elle et sa femme. Elle a même pris la parole pour porter un toast. Elle a rencontré des gens de ma famille et des proches. Elle connaît mon mari, et le père de mon mari, qui est aussi un grand cycliste. Avec mon père, il lui arrive aussi de discuter de choses et d’autres.
Elle a actuellement d’importants soucis de santé. Des médecins lui ont déclaré un cancer de la gorge, bien qu’elle n’ait jamais fumé… Nous avons toutes deux décidé de faire un reportage sur la maladie, sachant qu’elle est heureusement en voie de guérison après une opération qui a bien marché. Claudette souhaite battre le record mondial cycliste de l’heure sur piste dans la tranche d’âge 80-84 ans d’ici trois ans. Le processus de rétablissement et d’entraînement sera l’objet de ce nouveau reportage. Elle espère que ce travail aidera d’autres personnes malades à se battre. D’après nos derniers échanges, je devrais revenir la voir d’ici deux à trois semaines, quand nous connaîtrons la date de sa première chimio postopératoire.
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