Sports

L’histoire de la banderole qui a tué la Super League

Black banner with white letters stretched across the Curva Nord of the Stade Olympique de Radès in Tunis. Bottom: another large banner with drawings.

Et la montagne accoucha d’une souris. La Super League, dont le lancement dimanche 18 avril avait été ressenti comme un séisme de magnitude 12 sur l’échelle du football, a vécu. Des clubs sécessionnistes à l’origine du projet, il ne reste aujourd’hui que le Real Madrid et Barcelone, accrochés à leur jouet comme Custer à sa butte lors de la bataille de Little Bighorn. Réduite à peau de chagrin, la compétition, qui avait été imaginée uniquement dans le but de consolider la domination financière de ses participants au prétexte qu’ils étaient les seuls à créer de la richesse, n’aura pas lieu. Les clubs anglais ont été les premiers à retourner leur veste, convaincus en partie par leurs supporters, leurs joueurs, Boris Johnson et probablement la crainte viscérale de finir dans le camp des pestiférés, exclus de toutes les compétitions nationales ou internationales. 

Pendant son éphémère existence, la Super League aura fait l’unanimité contre elle, déclenchant une spectaculaire levée de boucliers à travers le monde. Les fans auront manifesté leur colère, dénonçant cet excès de cupidité en relayant notamment sur les réseaux sociaux la photo d’une banderole de circonstance : CREATED BY THE POOR, STOLEN BY THE RICH. Créé par les pauvres, volé par les riches. Le football vrai face au fric. La bâche, tendue le 4 janvier 2017 par les ultras de la Curva Nord du Club Africain, accompagnait un gigantesque tifo dans le stade olympique de Radès. Le club le plus populaire de Tunisie accueillait ce soir-là le Paris Saint-Germain. « C’est un match amical qui n’existe que par le dénominateur commun aux deux clubs ; Ooredoo, premier opérateur de téléphonie mobile du pays et propriété du Qatar, précise Firas Kéfi, journaliste tunisien, à VICE. La société est un sponsor du PSG et du Club Africain depuis la signature d’un contrat faramineux en 2014. »

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Présent au bord de la pelouse, Fethi Belaid, collaborateur de l’AFP, est un de ceux qui immortalisent le travail des supporters en tribune. Joint au téléphone, il rigole : « Pour être honnête avec toi, j’avais même oublié que c’était moi qui avais pris la photo. » Si Fethi suit depuis plus de vingt ans les matchs du Club Africain, de l’Espérance Tunis ou de l’Étoile du Sahel, il documente surtout la vie du pays, de la révolution de 2011 et la chute de Ben Ali aux dernières manifestations de nuit. « Je dis souvent que faire des photos journalistiques, c’est rendre hommage au hasard, poursuit-il. Travailler sur un match de foot, c’est d’apparence plus facile mais il faut avoir un peu de recul et une lecture de la situation géopolitique. En général, je fais des photos très simples. D’ailleurs, celle que j’ai prise ce soir-là n’était pas spécialement belle, mais elle correspondait à la relation de l’époque entre les supporters et les dirigeants du Club Africain. On dit souvent que la couleur du club reflète la couleur du peuple tunisien. Si le Club Africain tombe, c’est le pays qui tombe. Ça, c’est indiscutable. »

Pour comprendre le lien fusionnel qui unit l’équipe de la capitale aux Tunisiens, il faut remonter à sa création en 1920. Le Club Africain sort de terre après une longue bataille avec les autorités françaises qui ont freiné des quatre fers au moment d’homologuer son existence, inquiètes à l’idée que l’association sportive puisse servir de terreau au sentiment anticolonialiste naissant – mésaventure que son voisin et rival éternel, l’Espérance, née une année auparavant, connaît lui aussi. Les modestes origines du Club Africain lui valent le soutien immédiat d’une partie de la classe ouvrière tunisoise. Emmené par son buteur, Chérif Mathlouthi, le club remporte le championnat tunisien en 1947, premier d’une longue série de trophées qui feront du Club Africain l’équipe la plus titrée du pays jusque dans les années 1980.

C’est l’arrivée au pouvoir d’un nouveau président qui va contrarier le destin du club. En 2011, la révolution a redistribué les cartes au niveau politique et un homme d’affaires en profite pour utiliser l’équipe à des fins électoralistes. « Slim Riahi est totalement inconnu en Tunisie quand il est nommé à la tête du Club Africain, explique Firas Kéfi. On sait juste qu’il a fait fortune dans le pétrole en Libye avant la chute de Kadhafi et que sa présence est uniquement motivée par ses ambitions politiques. Il fait exploser le marché des transferts en débarquant avec un des meilleurs joueurs algériens du moment, Abdelmoumene Djabou, pour un montant record. » Un mercato dispendieux, assez éloigné de l’ADN du Club Africain qui s’appuie traditionnellement sur une ossature de joueurs formés au club, permet à l’équipe d’obtenir de bons résultats. Mais pour Riahi, l’enjeu est ailleurs. En 2014, sous l’étiquette de l’Union patriotique libérale, devenue l’Union patriotique libre, il parvient à faire élire 16 députés au parlement tunisien.

Fidèle clubiste, Firas Kéfi était aussi dans l’enceinte de Radès ce 4 janvier 2017 avec une vue imprenable sur le virage et le tifo de la Curva Nord. Fin connaisseur des ultras locaux, il retrace la genèse de la banderole : « La Curva Nord, c’est l’association des différents groupes de supporters du Club Africain. On y trouve les Winners, créés au milieu des années 1990, et trois autres groupes ; les Leaders, les Dodgers et les Vandals, égrène-t-il. Ce sont ces derniers, nées en 2007, qui ont conçu la bâche ». Pour Firas, le message est adressé à la fois à Riahi et au président du PSG, Nasser al-Khelaïfi. « En Tunisie, les supporters ont adopté une manière latine de fonctionner avec beaucoup de percussions et des chants tout le long des matchs. Il y a quelques années, les ultras du Club Africain ont commencé à réunir leurs chansons sur des albums autoproduits. Elles retracent le glorieux passé de l’équipe, insultent les clubs adverses et portent aussi des avis sur des questions de société. Même s’ils ne sont pas politisés, les Vandals ont dévoilé une profonde hostilité à l’égard des dérives du football moderne. Le tifo n’est pas étonnant si l’on connaît leurs textes. Ce genre de match de gala est une aubaine pour mettre en avant ses idées. »

Sheva, supporter du Club Africain actif sur Twitter, renchérit : « Pour nous, c’était l’occasion idoine de crier haut et fort que nous défendons l’idée d’un sport où la ferveur, la passion, la compétitivité et le suspens comptent plus que l’argent. C’était aussi un message de notre Curva Nord pour dénoncer le football des riches qui, avec leurs fonds illimités, tuent le charme du football. » Pour Fethi Belaid, la banderole était aussi « un coup de colère contre l’ingérence de la politique dans le sport. Le Club Africain a payé un cher tribut. » Lors de la révolution, le rôle de catalyseur des ultras tunisiens a été plusieurs fois évoqués. « Ils ont été les premiers à briser la barrière de la peur face à Ben Ali », abonde Firas Kéfi. « Et de tous les supporters, ce sont ceux du Club Africain qui ont été les plus exposés à la répression policière. » Après la chute du régime, le ministère de l’Intérieur a tenté de remettre la main sur les stades, berceaux de contestation, en invoquant la lutte contre le hooliganisme pour interdire la présence de supporters adverses puis des moins de 18 ans. En 2018, le décès tragique d’un jeune fan du Club Africain, Omar Laabidi, qui meurt noyé, poursuivi par les forces de l’ordre en marge d’un match, fédère les supporters tunisiens au-delà des rivalités. Ils dénoncent encore aujourd’hui les violences à leur encontre.

Quelques mois après le match amical contre le PSG et menacé par une décision judiciaire, Slim Riahi finira par quitter le club, puis le pays, laissant derrière lui une équipe exsangue et criblée de dettes. Le Club Africain survivra grâce à la générosité de ses supporters qui mèneront plusieurs collectes pour combler le déficit budgétaire et parviendront à réunir des sommes – 2,5 à 3 millions d’euros – « lunaires comparées aux indicateurs économiques et sociaux de la Tunisie », estime Firas Kéfi. Après avoir flirté avec la relégation, le Club Africain est parvenu à redresser la barre. Pour combien de temps encore ? Fetih Belaid est plutôt pessimiste rappelant que le sort de la Tunisie et celui du club sont inextricablement liées ; « le peuple tunisien a fait la révolution parce qu’il était pauvre. Dix ans après, il l’est encore. La situation du Club Africain reflète la situation du pays. On n’arrive pas à s’en sortir tout simplement. » Si la fin de la Super League a été vécue comme une petite victoire pour les amoureux du ballon rond, la banderole de la Curva Nord vient rappeler que certains combats n’en sont pas moins toujours d’actualité.

Note de l’auteur : une phrase indiquant que les origines du Club Africain étaient plus modestes que celles de l’Espérance de Tunis a été supprimée car elle ne reflétait pas la réalité historique et suggérait une opposition de classe qui n’existait pas à l’époque. Une erreur concernant la date de création de l’Espérance a également été corrigée.

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