En janvier 1950, Raymond Maufrais, ancien scout, résistant décoré, journaliste autodidacte et wannabe-aventurier, disparaissait en Guyane. Il s’était donné dix mois pour parcourir en solitaire 1 000 kilomètres de forêt amazonienne – à pieds à travers les monts Tumuc-Humac, puis en pirogue depuis les sources du Jari jusqu’à l’Amazone, d’où il comptait rejoindre Bélem, au nord du Brésil. L’explorateur n’a passé qu’un mois seul en forêt, affaibli, affamé mais obstiné.
Son passeport pour la gloire s’est mué en une succession de galères dont chaque détail est connu grâce aux carnets qu’il remplissait presque quotidiennement. Récupérés quelques mois après sa disparition par un Amérindien Teko, ils ont depuis été édités plusieurs fois sous le titre Aventures en Guyane.
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L’histoire a cessé d’être un fait divers pour devenir « l’affaire Maufrais » deux ans plus tard, quand Edgar, le père de Raymond, est parti à la recherche de son fils. Douze ans et vingt-deux expéditions n’auront pas suffi pour le retrouver.
Aventures en Guyane et À la recherche de mon fils, le livre du père, ont récemment été republiés chez Points Aventure. Le film La Vie pure, réalisé par Jérémy Banster et inspiré de l’histoire de l’homme, est lui sorti l’an dernier.
Jeune adulte paumé, génie en quête d’exploit ou de rédemption… Qui était vraiment Raymond Maufrais, le Toulonnais qui aurait pu lui aussi inspirer le récit Into the Wild ?
Extraits d’articles et d’ouvrages conservés par l’Association des amis de l’explorateur Raymond Maufrais
« Ce qui nous touche (…) dans ce journal d’une mort annoncée, c’est l’authenticité rare de Raymond Maufrais en tant qu’homme. Il est l’archétype parfait de celui qui va jusqu’au bout de lui-même au prix de sa vie parce qu’il croit profondément en ce qu’il fait. (…) Rien d’autre n’a d’importance pour Maufrais que [son] idéal. » Dans sa préface à la réédition d’Aventures en Guyane, Patrick Franceschi reprend le portrait brossé dès 1952 dans le magazine Spirou : Raymond Maufrais est un jeune bourré de talent, un écrivain-né en quête d’absolu, foudroyé par le destin. Le journaliste Ricardo Uztarro voit en lui « un “clochard céleste”, beatnik et “rebelle sans cause” avant l’heure, qui a anticipé le malaise d’une jeunesse qui va refuser que la vie se limite à l’art de la consommation ». Un portrait que l’aventurier a participé à dresser. Dans un court article pour le magazine Élites françaises, il expliquait : « L’exploration, c’est pour moi l’aventure de la pureté et de la solitude. (…) J’ai horreur de la vie dite civilisée, horreur des gens qu’on y rencontre et des habitudes qu’on y prend. (…) Je vais essayer de comprendre des hommes primitifs, je vais vivre avec eux. Je vais retrouver les vieux instincts oubliés. (…) J’ai mis ma persévérance à partir comme d’autres la mettent à rester bourgeois. » Tandis que Christopher McCandless, le héros de Into the Wild, se disait inspiré par Thoreau, Maufrais était lui plus rousseauiste. Chez les deux pointe néanmoins l’idée qu’on s’accomplit seul et loin des siens, que la société pervertit. C’est aussi ce que sous-entend le titre du film de Jérémy Banster : La Vie pure. Mais Raymond Maufrais en ascète taiseux, ça ne colle pas.
Ce qu’il veut, c’est frapper un gros coup. Ses motivations, ce sont la gloire, la réussite sociale et la reconnaissance de ses pairs. Son ambition est totale, comme il l’explique dans Elites françaises : « Je me propose d’étudier la faune et la flore, la minéralogie, la géographie et la topographie de ces régions. D’un point de vue ethnique, je m’appliquerai à retrouver la trace des tribus inconnues. » Ses expéditions brésiliennes de 1946-1947 et la vie de clochard sur les plages d’Ipanema ne lui ont rien apporté : le manuscrit qu’il en a tiré a été refusé par les éditeurs et ses conférences ne réunissent que quelques curieux. Pas vraiment de quoi lever des fonds pour ses futures expéditions. Il part tout de même en 1949, mal préparé, presque à sec. Pour se faire connaître, pour devenir « l’un des “grands” de l’exploration française. Et un écrivain de renom », explique Franceschi. En Guyane, il rédige de longs articles sur les lépreux de l’Acarouany et les mœurs des « Boschs » – les Bushiningués, descendants d’esclaves révoltés de la Guyane hollandaise. Autre chose le pousse au départ. Joseph Grelier, membre comme lui de la Société des explorateurs français, écrivait en 1988 : « Un soir (…), il m’a confié qu’il avait commis “des bêtises” et qu’il voulait se racheter par un exploit, nécessairement solitaire. Il s’agissait de réussir et de revenir blanchi à ses propres yeux, ou de crever. »
Les admirateurs de Raymond rêvent de son avenir avorté, forcément brillant. Ses détracteurs raillent son manque d’entraînement, son entêtement voire sa mythomanie. Pour Jérémy Banster, « peu importe qu’il ait réussi ou pas. Il a pratiquement réussi alors que tout le monde lui avait promis l’enfer, il a touché du doigt son rêve… » Le réalisateur n’a pas tort sur un point : à part Maufrais, tout le monde savait qu’il allait échouer. Les « vieux Blancs » – surnom des anciens bagnards –, les Bushiningués qui l’ont vu pour la dernière fois, les gendarmes et les géographes qu’il a rencontrés : pas un ne croyait à sa réussite. On a même tenté de le dissuader de tenter l’aventure. Le 20 août, il écrit : « Ici, naturellement, on me donne perdant à 99,5 %. » Le 14 novembre, il note cette phrase d’un douanier qui le conduit vers la jungle : « J’ai l’impression de vous conduire à l’échafaud. » Raymond oscille entre confiance absolue et envie de renoncer. Un mois plus tard, les « Boschs » qui l’ont accompagné le supplient de faire demi-tour avec eux. Il est « malade comme un chien », souffre de « coliques sèches, brûlures du rectum, douleurs lombaires, abdomen gonflé, frissons, moral passable. » Le raid commence sur les rotules. Il prend fin le 13 décembre quand Raymond, épuisé et affamé, se jette dans la rivière Tamouri, espérant rejoindre le village d’orpailleurs de Bienvenue, 70 kilomètres en aval. L’expérience a duré trente jours.
La carte du parcours de Raymond Maufrais en Guyane (en rouge : son dernier bivouac avéré)
Il y a une carte qu’on voit rarement dans les livres consacrés à Raymond Maufrais. Il s’agit de celle du parcours qu’il voulait effectuer. Elle apparaît dans la biographie que lui a consacrée Geoffroi Crunelle, président de l’Association des Amis d’Edgar et Raymond Maufrais. En la voyant, on se rend compte de l’ampleur du projet de l’homme. Et de son incapacité à le réaliser. Les auteurs de La Vérité sur la mort de Raymond Maufrais annoncent d’emblée leur point de vue : « Un scout, voilà ce que Raymond n’a jamais cessé d’être ! Un amateur de camping (…) sachant vaincre les petites difficultés. » Un scout qui a mangé son chien avant de mourir seul.
Plus que la nouvelle de sa disparition, c’est le départ de son père qui fait parler la presse. Edgar et Marie-Rose refusent de croire à la mort de leur fils. Selon eux, il est blessé ou amnésique, retenu par l’une des tribus indiennes nomades dont il voulait prouver l’existence. Des radiesthésistes célèbres confirment que Raymond est vivant. Le quinquagénaire demande un congé sans solde à son employeur et embarque pour l’Amazonie. « J’avais – et j’ai toujours – ce qui, à mon sens, doit suffire à qui veut entreprendre : la foi dans ma mission », écrivait Edgar en 1955. Mais après avoir fait l’expérience de la forêt, montré sa photo dans tous les villages indiens qu’il traversait, vu l’endroit où il s’était jeté à l’eau, y croyait-il encore ? « Quand il était dans l’action, il pensait que sont fils était vivant, retenu dans une tribu indienne inconnue. Mais je crois aussi qu’il avait de grands moments de doute, surtout quand nous avons traversé de grosses difficultés. Je l’ai entendu se poser clairement la question, avant de se reprendre très vite et affirmer sa conviction de retrouver son fils vivant », se souvient Daniel Thouvenot, qui a accompagné Edgar de juin 1956 à mars 1957. En voyant les trajets effectués par le père, on se demande s’il cherchait Raymond ou s’il fuyait Toulon. Dans l’appartement, la chambre du fils était restée intacte : une chapelle ardente dans laquelle Marie-Rose se recueillait tous les jours. En 1964, une mission de sauvetage retrouve « Papa Maufrais » et lui fait comprendre qu’il doit cesser ses recherches. Il met en danger sa vie et celle de ses guides. Il décède en 1974, dix ans avant sa femme qui aurait « perdu la raison », obnubilée par le fils absent.
Articles non publiés de Raymond Maufrais sur la Guyane
Sans les carnets de Raymond, il aurait été impossible de suivre sa descente aux enfers. Dans l’avant-propos d’Aventures en Guyane, Geoffroi Crunelle explique : « On ignore ce que sont devenus les différents carnets originaux que gardaient jalousement Edgar et Marie-Rose Maufrais. Peu de personnes ont vu ces carnets et on peut avancer plusieurs hypothèses pour expliquer cette disparition : ils ont peut-être disparu lors du naufrage d’Edgar Maufrais sur le Maroni (…) ou bien ont-ils été détruits par Marie-Rose qui, à la fin de sa vie, avait souhaité se débarrasser de ce passé qui la faisait souffrir ? Autre possibilité : ils pouvaient faire partie des documents regroupés dans un grenier de Toulon au titre des successions vacantes et qui, mal conservés, ont été détruits. »
L’existence des carnets ne fait aucun doute : des rapports de gendarmerie en attestent, Daniel Thouvenot les a eus en main. On connaît moins précisément leur contenu. Toutes les éditions d’Aventures en Guyane ont été établies d’après un texte dactylographié par une proche d’Edgar Maufrais. Il aurait recopié les carnets de son fils à la main, à moins qu’il n’ait dicté le texte, qui aurait pu être expurgé ou allongé au passage.
C’est la deuxième option que retient Charlie Buffet, journaliste au Monde. Dans un article, il avance : « On peut trouver extraordinaire cette littérature revenue de la faim et de l’épuisement… ou rester sceptique. (…) Comment ne pas se demander si l’histoire n’a pas été “arrangée” par un nègre ? Un “écrivain fantôme” qui, pour compléter le journal de plus en plus laconique du disparu, aurait compilé ce qu’on peut trouver sur la flore et la faune d’Amazonie, et ajouté ses réflexions. » Un lecteur installé en Guyane depuis plusieurs années partage cette impression. Geoffroi Crunelle la réfute. Il possède la version dactylographiée : les numéros de page des carnets y sont rapportés. Surtout, il a contacté Julliard, premier éditeur de Maufrais : aucune trace comptable d’une réécriture. « Et je vois mal un nègre faire ça gratuitement », conclut-il.
Pour la censure en revanche, c’est plus sûr. Il écrit lui-même : « On peut (…) imaginer que certains passages très personnels n’ont pas été retenus par un père profondément ému par le dernier témoignage de son fils… » En privé, il reconnaît que les coupes ont peut-être été plus franches. Aucune mention de la fille avec qui Raymond a vécu quelques semaines à Paris, si ce n’est la veille du départ, le 17 juin 1949 – une journée d’ailleurs absente des premières éditions.
Aucun commentaire sur la beauté des femmes autochtones, qu’il mentionne à plusieurs reprises dans Aventures au Mato Grosso et dans ses articles. Pas de référence non plus aux jeux d’argent, où il a pourtant perdu gros d’après Jean-André Renoux, l’un des auteurs de La Vérité sur la mort de Raymond Maufrais. D’après ses livres, son seul vice, c’est le tabac – comme son père.
Vu par Banster, Raymond Maufrais abandonne une fiancée enceinte, perd sa montre en jouant aux cartes, ivre, avec des « vieux Blancs ». L’explorateur se défait du mythe trop étroit d’enfant pur et chaste… Pour en épouser d’autres. « Pour les Amérindiens Wayana, il est toujours vivant, dit le réalisateur. C’est un Blanc qui vit en forêt, qui a huit enfants et une femme amérindienne, et que personne peut voir parce qu’il tire des flèches si tu approches… Pour les Bushiningués, c’est un grand fromager. Maufrais est l’âme de la forêt. »
Sur le fleuve, certains disent qu’il aurait été abattu par des Indiens, effrayés par son apparence – une hypothèse « absurde », insiste l’ethnologue Eric Navet. Ceux qui ont écrit sur Maufrais ont une vision plus prosaïque de sa fin : le jeune homme est mort peu après s’être jeté à l’eau.
Raymond était un type courageux qui a eu l’audace d’aller au bout de son rêve, tout le monde s’accorde là-dessus. On peut aussi voir son acte comme une tentative désespérée d’exister dans un monde possédé par les autres.