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L’homme qui construisit son propre tank pour se venger de la bureaucratie

Vous connaissez forcément ce moment incroyablement frustrant où l’Etat, une collectivité, une banque ou un organisme quelconque vous contraint à agir contre vos propres intérêts, et fout en l’air l’intégralité des efforts que vous avez effectués depuis des mois pour monter un projet viable : achat d’appartement, ouverture de société, demande d’allocation quelconque… Il manque toujours un formulaire ou un justificatif, et la plupart du temps, vos demandes sont déboutées par l’obscure alinéa d’un paragraphe insignifiant placé là uniquement dans le but de vous détruire moralement. La plupart des gens s’en sortent avec un peu de Prozac et pas mal de nuits difficiles, fantasmant sur la possibilité insensée de détruire un centre des impôts à grands coups de dynamite, de massacrer une agence entière de Pôle Emploi, ou de réunir l’intégralité des formulaires P124 de couleur rose de toute l’administration française pour les détruire par le feu dans un grand bûcher sur lequel vous pourriez danser toute la nuit en hurlant pour évacuer définitivement toute trace de frustration dans votre organisme.

La plupart des gens se contentent de fantasmer ce genre de comportement. Au mieux, ils élèveront un peu la voix en agence, pousseront un coup de gueule sur Twitter, et continueront de ruminer à jamais leur rage. Tout le monde fait ça. Mais pas Marvin Heemeyer. Marvin est un héros. Un super-héros. Celui qui a concrétisé les rêves de millions de personnes, sacrifiant sa vie pour que vous et moi puissions vivre la destruction du système par procuration. Car le jour où il s’est retrouvé coincé face aux cloisons infranchissables de la bureaucratie, il a choisi la seule arme capable de faire tomber ce mur : un super bulldozer géant blindé.

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L’incroyable histoire de Marvin Heemeyer débute comme celle de n’importe quel petit entrepreneur. Mécanicien spécialisé dans les pots catalytiques – une passion comme une autre, ne le jugez-pas -, il acquiert un terrain dans la petite ville de Granby (Colorado) en 1992, pour une somme particulièrement faible, étant donné que la zone était à l’abandon et peu propice à toute activité industrielle. Détail anodin pour le moment, mais crucial par la suite : la zone n’a pas d’accès direct à la route, et Heemeyer est obligé d’emprunter le terrain mitoyen pour accéder à sa propriété – ce qui ne gêne absolument personne, puisque le terrain est abandonné, et appartient à la commune. Qu’il ait été très visionnaire ou simplement un peu trop chanceux, sa propriété double rapidement de valeur, et de nombreuses entreprises de petite ou moyenne envergure s’installent aux alentours. Jusqu’ici, tout va bien dans le meilleur des mondes. Marvin s’entend bien avec ses voisins, et même s’il se plaint parfois de ne pas avoir pu fonder une famille et faire des enfants, alors qu’il approche de la cinquantaine, il semble plutôt satisfait de sa réussite professionnelle et de sa vie sociale bien remplie.

Marvin Heemeyer.

Malheureusement, son petit business fonctionnant particulièrement bien, la commune finit par comprendre que la zone abandonnée possède un potentiel à exploiter. Un beau jour, Mountain Park Concrete, une entreprise locale spécialisée dans la production de béton, vient donc s’installer sur la parcelle voisine de celle de Marvin. Ce dernier perd donc son seul accès à la route, et ne peut plus atteindre sa propriété sans autorisation de Mountain Park – ce qu’on lui refuse, évidemment. De belles sommes lui sont pourtant proposées pour le convaincre de céder sa place, mais le mécanicien, par simple amour de son terrain ou par pure avidité, refuse à chaque fois, demandant des sommes exorbitantes. Les dirigeants de Mountain Park étant particulièrement influents, et la politique étant un milieu corrompu et satanique, la commune de Granby prend évidemment position en faveur de l’entreprise de béton. Notre ami se retrouve donc avec un terrain et un local auxquels il est techniquement impossible d’accéder. En toute logique, sans clients, son commerce s’effondre.

Marvin s’engage alors dans une bataille juridique perdue d’avance, face à une administration où règne la mauvaise foi : il demande à ce qu’un accès à la route soit mis en place par la commune, mais bien évidemment, on lui refuse. Pas découragé, il propose alors de prendre intégralement en charge la construction d’une route lui permettant d’accéder à sa propriété. Il commence même les travaux, et pour prouver sa détermination à aller au bout des choses, achète un bulldozer. La justice suspend son permis de construire, et le menace d’amendes de plusieurs milliers de dollars s’il continue. Et pour l’achever définitivement, en 2001, on lui inflige 2500 dollars d’amende pour … « absence de liaison à la route ». La prochaine fois que vous pensez que votre conseiller Pôle Emploi est le Diable parce qu’il vous redemande pour la troisième fois le même certificat, repensez à ce qu’il se passe dans la tête de Marvin à cet instant précis, et relativisez.

Toujours pas découragé, il tente par tous les moyens de tenir tête à l’infernale machine administrative américaine. Une pétition recueillant les signatures de la majorité des habitants de la ville ? Aucun effet. Une campagne auprès des médias locaux pour faire valoir ses droits ? Rien de plus que de la mauvaise publicité. Des dizaines de recours en justice, de tentatives de conciliations, et d’amendes payées ? Procès perdu, obligation de vendre à un prix dérisoire, et un délai de six mois pour vider les lieux.

Le mécano aurait pu se résigner et accepter, comme tout être humain sur cette Terre, que nul ne peut gagner face à la mauvaise foi d’une administration. Mais Marvin, déterminé comme jamais, n’est pas un homme comme les autres. Il est l’élu. Celui qui est censé se dresser contre la Matrice administrative. Normalement, face à un tel cas de figure, tout le monde réagit de la même manière : accepter tant bien que mal le sort, se bourrer d’anxiolytiques, utiliser le peu d’argent de la vente du terrain pour rembourser ses dettes, et se finir au mauvais whisky dans le bar le plus sombre de tout le Colorado. Personne ne songe à construire un super bulldozer géant blindé pour détruire la ville entière. Sauf Marvin.

L’opération avait en fait débuté un an auparavant, en 2003. Certainement résolu à l’idée de perdre sur le terrain légal, le quinquagénaire s’était lancé dans la customisation du bulldozer dont il avait fait l’acquisition dans le but de construire la route qui lui aurait permis de reprendre une existence normale. Grace à la bétonneuse de l’entreprise voisine, il passe ses nuits à fabriquer un blindage ultra-résistant. Oui, un blindage en béton. Plus précisément : une couche d’acier, une couche de plus de trente centimètres de béton, et une seconde couche d’acier, pour recouvrir le moteur, les chenilles, et la cabine. La cabine étant entièrement recouverte de béton, Marvin équipe son engin de la mort de trois caméras extérieures reliées à des écrans situés à l’intérieur du véhicule. Il prend évidemment soin de leur installer des armures de plastique de plus de soixante-dix centimètres d’épaisseur, et un système d’air comprimé pour évacuer la poussière des capteurs des caméras. Dans la cabine, il perce trois fentes pour y installer un fusil à lunette de calibre 50, un fusil semi-automatique, et un .22 long-rifle – tous trois protégés par des plaques d’aciers de plusieurs centimètres, évidemment.

Plutôt que de passer ses six mois de préavis à déblayer et faire le ménage sur son terrain, Marvin termine de fignoler son opération kamikaze. Pour justifier le geste qu’il s’apprête à commettre, il prend le soin de s’enregistrer au moyen d’un dictaphone et de laisser des notes, laissant notamment cette phase qui aurait constitué le parfait épitaphe : “Parfois, les hommes raisonnables doivent faire des choses déraisonnables“.

Le Killdozer, peu après les événements.

Le 4 juin 2004, Marvin Heemeyer se lance. Après avoir chargé son “killdozer” (le surnom qui restera à jamais le sien) de provisions, d’eau, d’un système de climatisation, et de tout le nécessaire pour survivre pendant des mois, il soude l’entrée de la cabine de l’intérieur. Aucun moyen de sortir pour lui, mais aucun moyen d’entrer pour le monde extérieur. L’heure de la vengeance absolue. Lancé comme Hal dans l’épisode « Stupid Girl » de Malcolm, mais sans aucun Dewey pour l’arrêter, Marv part alors à la reconquête de sa dignité, et voue les dernières heures de son existence à détruire littéralement tous les obstacles qui se sont dressés sur son chemin. Après avoir détruit son propre business pour s’échauffer, il s’attaque aux locaux de Mountain Park Concrete, une entreprise qu’il considère comme la première cause de ses malheurs. Malgré quelques dizaines de milliers de dollars de dégâts, il ne s’y attarde pas particulièrement, et fonce vers la mairie, où il réduit les véhicules municipaux en crêpes, avant de détruire complètement le bâtiment.

La pauvre police municipale est rapidement dépassée par l’attaque du Killdozer, et les armes légères qui tentent de percer l’armure de trente centimètres de béton n’ont évidemment aucun effet, un peu comme quand Broly se moque des attaques de San Gohan en les comparant à des piqures de moustique. La troisième cible de la vengeance incroyable de Marv s’appelle Sky Hi News, le siège du média local qui a mené une campagne contre lui. Cette fois-ci, il ne reste absolument plus rien du bâtiment après le passage de l’engin. S’en suivent des attaques destructrices contre toutes les institutions qui ont voulu, à un moment ou à un autre de cette bataille juridique, faire de la vie de Marv un enfer : la maison d’un juge, la banque, et tous les bâtiments administratifs de la ville.

Comme dans toute bonne partie de GTA, le nombre d’étoiles de Marvin Heemeyer augmente de façon exponentielle, et il se retrouve rapidement avec le SWAT et l’Armée américaine sur le dos. Une armée absolument incapable d’arrêter l’incroyable bulldozer bétonné, puisque trois explosions et plusieurs centaines de munitions tirées ne suffisent pas à lui causer le moindre dégât. Pourtant, les différents agents venus tenter de l’arrêter ont l’occasion de grimper sur le véhicule pour tirer à bout portant, sans le moindre résultat. Impossible également de détruire les caméras : l’armure de soixante-dix centimètres de plastique suffit à arrêter toutes les balles, quel que soit le calibre.

Au total, ce sont treize bâtiments qui sont démolis, sans compter des dizaines de véhicules, y compris TOUTES les voitures de police de la municipalité. Miraculeusement, tous les dommages sont uniquement matériels, et on ne déplore aucun blessé et aucun mort, puisque dans sa folie, Marvin reste focus et fait en sorte d’éviter toute victime humaine. A moins que tout cela ne soit dû qu’à la chance, comme le clamera le Shérif au cours de l’enquête sur cette affaire. Marvin a en effet utilisé ses armes embarquées pour tirer une quinzaine de balles sur des transformateurs électriques et surtout sur des conteneurs de propane. Si l’un d’eux avait explosé, on aurait probablement retrouvé des morceaux de bras et de jambes un peu partout dans la ville, ce qui aurait légèrement entaché l’image de grand Seigneur de la destruction de Marvin.

Dépourvu de solutions, le Gouverneur du Colorado finit par accepter d’envoyer un hélicoptère d’attaque AH-64 Apache pour arrêter le Killdozer au moyen d’un missile anti-char, en détruisant – au moins partiellement – son blindage. Un tel missile est capable de détruire la moitié de la ville, et donc de causer des dégâts supérieurs à ceux du bulldozer, ce qui apparait donc clairement comme une solution stupide et contre-productive, mais on est en Amérique, et ici plus qu’ailleurs, on ne lésine jamais sur les moyens. Hélicoptère de combat surarmé contre Killdozer suréquipé : deux millions d’années après ses premiers pas, l’espèce humaine atteint son climax absolu.

Malheureusement, l’espèce humaine a surtout tendance à être décevante en toute occasion, et à l’instant où elle s’apprête à entrer dans une nouvelle ère, tout s’effondre : le sol du treizième bâtiment attaqué s’effondre, et la chenille du bulldozer géant se coince dans le vide. Evidemment, personne pour venir aider le pauvre Marvin, ou pour le tracter avec sa Clio. Pris au piège dans sa cabine, et aux prises avec un radiateur endommagé qui n’arrête pas de fuir, Marvin comprend que sa partie de GTA grandeur-nature touche à sa fin. Plutôt que de devoir affronter une nouvelle fois la justice – qui a peu de chances d’être clémente cette fois-ci -, il choisit la sortie qu’il juge la plus honorable : le policier grimpé sur le toit du bulldozer n’entend qu’une simple détonation sourde émanant de la cabine du conducteur. Marvin vient de se tirer une balle dans la tête.

Les explosifs étant incapables de détruire le super-blindage de béton, on fait venir une grue et des torches d’oxycoupage pour extraire le corps du pauvre Marvin de l’engin dans lequel il avait décidé de terminer sa vie. Douze heures de travail acharné. La preuve que si ce foutu sol n’avait pas décidé de céder comme un lâche, le combat Killdozer-hélico aurait pu tourner à l’avantage du premier, puisque le missile anti-char n’aurait probablement pas suffi à percer son blindage. On est vraiment passés à côté de quelque chose d’historique.

Le plus incroyable dans cette histoire de bulldozer vengeur, c’est qu’on aurait logiquement imaginé qu’elle nourrisse Hollywood – et surtout l’industrie du direct to DVD – de nanars incroyables pendant des décennies entières. Pourtant, la seule adaptation de l’histoire de Marvin Heemeyer s’est faite sans l’élément le plus fou de son histoire : le Killdozer. Le cinéaste russe Andrei Zviaguintsev base ainsi le scénario de son film Leviathan sur la vie et le combat administratif de Marvin… mais il juge la dernière partie de sa vie complètement invraisemblable, trop spectaculaire pour être transposée dans un pays comme la Russie. La réalité américaine est plus folle que la fiction. On peut imaginer des dizaines d’adaptations possibles, notamment un porno sobrement intitulé « Dickdozer », ou un épisode spécial de Sharknado avec un combat final entre le Killdozer, un hélicoptère de combat, et une armée entière de requins bétonneurs, mais en réalité, le meilleur biopic de Marvin Heemeyer a déjà été écrit par les frères Wachowski, avec Keanu Reeves dans le rôle principal.