C’est quand il a commencé à dormir dans son fournil que sa femme a commencé à flipper.
L’histoire d’amour entre Frantz Perry et le pain a démarré par un burn-out. À 50 ans, il plaque tout et plante son poste à la direction financière d’une boîte de lingerie pour mettre les mains directement dans les miches. L’envie du pain l’excitait depuis un moment : « Je ne sais pas comment ni pourquoi… j’ai commencé par des trucs bricolés, une couverture chauffante pour faire lever la pâte. » À l’époque, le self bread man achète même un mini-moulin à pierre manuel et commence à meuler sa propre farine et à préparer son pain à la maison pour la semaine : « Au début, c’était un peu dur, mais ça s’est amélioré. On ne mangeait plus que ça. » Ne faisant désormais plus dans la dentelle, l’apprenti s’est attaqué aux travaux dans son jardin pour y planter le décor de son nouveau métier.
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Là où d’autres montent un abri de jardin, Frantz, lui, y bâti une cabane à pains. « J’ai d’abord creusé 130 mètres de tranchée puis le four est arrivé… tout gras ! », se souvient Danielle, son épouse qui, avant de voir les premiers pains sortir du cabanon, s’est souvent demandé si son homme n’avait pas un peu pété un plomb, « j’ai cru que j’allais devenir folle, on a failli écraser notre fille, divorcer, j’ai eu tous mes cheveux blancs à ce moment-là ». Au pied de la maison cossue des environs aixois, en plein quartier résidentiel, sur le gravier, sous un chêne, le petit chalet en bois occupe désormais 20 m2 au sol. De l’extérieur, on croirait un sauna. De l’intérieur, un vrai fournil à la japonaise avec optimisation maximale de l’espace. « J’ai pris le contre-pied de tout – c’est très basique comme construction mais il n’a pas suffi d’appuyer sur un bouton pour autant », raconte l’ouvrier boulanger fier de son boulot.
Le grand four, acheté d’occasion, occupe l’essentiel de l’espace. Pour le reste, Frantz a tout fait de ses mains – y compris ses deux pétrins – car il pétrit manuellement : « Je tire, je soulève, je fais des rabats et voilà. Ça sert à rien de se fatiguer plus. » Finalement, pourquoi se faire chier avec des machines quand on peut se taper seul 80 kg de pâte pétrie à la main… ? De petites astuces maison lui rendent la vie plus facile.
Des roulettes sont disposées sous les pétrins afin de pouvoir les bouger plus facilement. Des caillebotis sont installés à sa surface de sorte à pouvoir faire refroidir les pains dès la sortie du four. Les moules de cuisson, eux aussi, sont faits à la main. L’apprenti boulanger a également mis au point un système ingénieux de réglettes amovibles (en 3 tailles, pour des pains de 400 à 800 g) qui s’empilent en une discrète colonne de 15 cm et qui se planquent dans un coin de la pièce après démontage.
Pour avoir le droit de vendre son pain, l’artisan menuisier a remis le cartable et s’est présenté au CAP de boulanger : « Le professeur de l’École Internationale de Boulangerie n’a pas du tout cru en mon histoire. Pendant la formation, j’ai appris à faire de la viennoiserie et de la baguette mais ça ne m’intéressait pas du tout. D’ailleurs, j’ai tout oublié ». Et puis, une fois son diplôme en poche, Frantz Perry et ça a donné De pain en pain… !
« Le projet est très simple mais très réfléchi. Le modèle est même franchisable ! », balance l’artisan plutôt du genre cérébral. Le modèle économique repose sur un système d’abonnement. Un genre de bread box : les gens réservent leurs livraisons à l’avance, avec la possibilité d’annuler jusqu’à la veille ou de payer seulement en fin de mois. Pour le boulanger à domicile, c’est zéro perte ! Le problème ? C’est que les gens sont devenus accros : « C’est risqué ! Par exemple, si on part en vacances, on peut les perdre. » Frantz a résolu le problème : pas de congés ou très peu. Un mois à peine, en plein cagnard et au mois d’août.
Pour accrocher le chaland, Frantz Perry a commencé par faire le tour du quartier en faisant goûter ses pains : « Les gens m’ont très bien reçu, en quelques mois, j’avais déjà mon quota suffisant de 120 clients. » Il s’est alors remis à construire : de petites boîtes à pain sur mesure, en bois et au format de ses bâtards, fournies à ses clients avec l’abonnement. Comme la dent sous l’oreiller, le client la laisse le soir bien en vue à l’extérieur pour la retrouver le matin garnie d’un pain frais pour le petit-déjeuner. Ça s’est un peu compliqué quand Frantz a commencé à produire différents pains : 1 pain bis + 1 pain épeautre + 1 lin tournesol. De pains en pains, ça finit vite par faire 3 boîtes par personnes : « J’en ai fait 450, avec couvercle. C’est devenu une robinsonnade ! », rigole-t-il tout fiérot.
Car le boulanger livre ! La fournée s’achève vers 17 heures, pile à l’heure des embouteillages. Du coup, pour livrer ses clients, Frantz se relève à 3 h 30 du mat’ et part faire sa tournée de 70 km au petit matin, de sorte que tout le monde ait sa tartine fraîche avec son café au lait. « C’est un moment très particulier, confie-t-il, à moitié éveillé, je peux divaguer, je suis dans un état intermédiaire, c’est un autre rapport aux choses ». « Un peu comme s’il avait fumé ! », tacle sa femme dont on croit comprendre que l’indulgence amoureuse a connu ses limites. Vers 7 heures, une fois le job terminé, celui qui, comme dirait Danielle, « ne voit personne à part les petits lapins du matin », regagne le lit conjugal. C’est là que l’affaire s’est corsée dans le couple : pour épargner son épouse des vas et viens nocturnes, le mari a déménagé son matelas au-dessus des sacs de farine. Elle qui se tape la compta, l’empaquetage, les relances, plus le coup de main à la sortie du four, a d’abord dû se contenter du fournil pour vivre des petits moments à deux (« On écoute France Culture, on se fait des podcasts »). Et puis son époux est revenu à la raison – avant de revenir, enfin, au lit !
« Je pourrais travailler plus, avec le même local et doubler mon chiffre », réfléchit-il avant de croiser le regard fusilleur de madame. Aujourd’hui, De pain en pain…, c’est un investissement de 40 000 €, 5 € le kilo de pain en moyenne, la livraison gratuite, du pain frais et 40 heures de travail par semaine pour 4 fournées hebdomadaires.
Reste que dans le couple d’apprentis boulangers, la vertu du pain ne fait aucun doute, chez l’un comme chez l’autre. « Faire du sans gluten, pour moi, pas question, c’est la négation du pain, revendique Frantz Perry. Vendre du pain, ce n’est pas vendre du vide. J’ai eu une vie avant, j’ai débrayé ; en termes de sens, ça n’a rien à voir ! »
Cécile Cau est co-auteur de Tronches de pain. Le guide des pains qu’ont d’la gueule, paru aux éditions de l’Épure.