Culture

L’interview d’un mec dans un caillou

Abraham Poincheval, soyons honnête, c’est un nom à coucher dehors. Pourtant, c’est dans une pierre que cet intriguant patronyme a choisi d’habiter. Pendant huit jours, coupé physiquement du monde, au cœur du Palais de Tokyo. Dans l’une des plus grandes salle du musée, Poincheval, quadra frisotant et artiste-performeur, a débuté depuis le 22 février une vie en semi-autarcie, à l’étroit dans une cavité rocheuse taillée dans un bloc de 12 tonnes. Dans son nid pas vraiment douillet, il a de quoi manger, boire ; lit des ouvrages philosophiques et agite ses orteils tout en essayant de perdre pied avec la réalité.

Les expériences loufoques dont il est coutumier visent à explorer le rapport au temps et la perte progressive des sens. En 2014, il s’est enfermé treize jours dans un ours naturalisé au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris. Plus perché, il a passé cinq jours sur une rikiki plateforme suspendue à vingt-mètre de haut au-dessus du parvis de la Gare de Lyon, à l’occasion de la Nuit Blanche. Sans oublier le bateau-bouteille dans lequel il a remonté la vallée du Rhône depuis la Camargue en 2015. Poincheval a un certain penchant pour les sculptures habitables qui l’entraînent à vivre autrement, à se glisser dans la peau d’un autre — toujours en vadrouille vers de nouvelles perceptions.

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Les visiteurs du Palais de Tokyo peuvent communiquer avec l’artiste, en se collant à la pierre. Photo de l’auteure.

Mais jusqu’au mercredi 1er mars, il encore là, presque à portée de main. Stoïque comme une pierre plantée ; aussi loquace qu’une perruche quand surgit le printemps. Car tout visiteur qui le souhaite peut lui taper un brin de causette grâce aux fentes qui cisèlent le rocher et laissent passer un peu d’air et un fil de lumière. Parfois, il lui arrive même de donner quelques conseils aux touristes, comme « le musée de la minéralogie et de géologie, qui vaut vraiment le détour si on a un peu de temps devant soi. » Jamais pierre n’a été aussi affable. L’oreille collée à la paroi froide, on a questionné l’homme-caillou tout en l’écoutant disserter sur sa vie minérale, paisiblement carcérale.

Creators : Bonjour Abraham. Savez-vous quel jour nous sommes et quelle heure il est ?
Abraham Poincheval : Nous sommes lundi, ça j’en suis sûr car je vis au rythme du musée. Mais pour l’heure je n’en ai aucune idée. Je n’ai pas de montre, le temps est distendu.

Comment vous-sentez vous après six jours d’enfermement ?
C’est une sensation assez étrange, ça se rapproche d’une extrême douceur. Comme si j’étais dans un monde flottant à l’intérieur du rocher. C’est plutôt agréable. J’éprouve en quelque sorte la rencontre entre deux espaces temps. Il y a d’un côté le mien, plus réduit, à échelle humaine, et celui, beaucoup plus long, de la pierre. Le temps devient un mouvement doté d’une élasticité.

Abraham Poincheval, au moment d’entamer sa performance, le 22 février 2017. Photo : Aurélien Mole / Palais de Tokyo.

Est-ce que ce n’est paradoxal de s’isoler du monde et d’être constamment sollicité par le public ?
Non pas vraiment, car je vis cette expérience en deux phases. Quand le musée est ouvert, je suis une pierre sociable. J’échange avec les gens, je discute avec eux, c’est assez agréable. J’aime bien l’idée d’être un de ces cailloux que l’on croise sur les sentiers de randonnée. Il y a en toujours un qui se distingue des autres, celui sur lequel vous vous installez pour pique-niquer, sortir vos chips et votre ketchup. Ce qui m’amuse beaucoup, c’est d’imaginer le visiteur en train de parler à un rocher. Le fait que j’habite cette pierre oblige le spectateur à avoir une interaction directe avec elle, je deviens une sorte de passage. Et quand les portes se ferment, j’entre dans un état… comment dire ? Plus sauvage : je suis seul et je peux davantage éprouver une intériorité.

En réalité, ce qui m’intéresse dans cette performance, c’est de mettre un acte en pensée, celui d’un retrait du monde tout en étant à l’intérieur du monde. Je suis un peu comme ces roches qui sont brutes à l’extérieur et pleine de cristaux à l’intérieur. Il y a une autre vie dans la pierre. C’est une sorte de cristallisation de l’intériorité.

J’aime bien l’idée d’être un de ces cailloux que l’on croise sur les sentiers de randonnée.

Avez-vous suivi un entraînement physique et psychologique avant d’entamer cette performance ?
En quelque sorte. J’y pense chaque jour depuis août dernier, lorsque l’on a décidé de se lancer dans cette performance avec le Palais de Tokyo. Je m’y suis préparé mentalement, j’ai suivi quelques cours de yoga et de relaxation, et juste avant d’entrer j’ai fait toute une batterie de tests médicaux pour vérifier que tout allait bien. Évidemment, il peut toujours y avoir de mauvaises surprises comme une embolie cardiaque ou pulmonaire, mais tout a été très bien pensé et organisé. Je ne veux pas travailler sur la peur ou l’angoisse, ni personnellement, ni pour les gens qui m’entourent. J’ai une pince au bout du doigt directement reliée au PC sécurité du musée qui mesure en temps réel mon rythme cardiaque, ma température, ma pression sanguine, etc.

Faites-vous un peu de gymnastique ?
Je ne peux pas beaucoup bouger mais, tous les matins, je remue et je compte mes orteils. La dernière fois, un objet est tombé à mes pieds et j’ai dû me lancer dans une opération périlleuse de récupération, un sacré exercice de souplesse. Je me suis contorsionné dans tous les sens et lorsque j’ai enfin réussi à me pencher, j’ai vu un truc avec la lampe frontale. J’ai eu une trouille bleue ! C’était mon pied tout simplement, j’avais juste perdu l’habitude de le voir.

Vous avez emporté des livres dans ce caillou. Que lisez-vous en ce moment ?
Le Grand Jeu de Céline Minard qui raconte l’histoire d’une femme installée dans un abri high-tech sur une paroi montagneuse et qui s’interroge sur comment vivre coupée du monde — c’est très à propos. J’ai aussi commencé La vie liquide de Zygmunt Bauman, c’est de la philosophie mais je n’arrive pas vraiment à avancer car je discute beaucoup avec les visiteurs.

Photo de l’auteure

Vous êtes une pierre-philosophe alors. Quelles sont les questions récurrentes posées par les visiteurs ?
Ce sont toujours des interrogations sur les commodités. Comment je mange, comment je fais mes besoins. Certains s’arrêtent là, d’autres vont plus loin.

J’en ai une pour vous : est-ce que vous parvenez à dormir ?
Je dors différemment des êtres humains, en trois temps. Je somnole plus que je dors, je m’endors un peu, je flotte, je me réveille, j’écris, je somnole à nouveau, je range…

J’ai commencé  La vie liquide de Zygmunt Bauman, c’est de la philosophie, mais je n’arrive pas vraiment à avancer car je discute beaucoup avec les visiteurs.

Mais vous rangez quoi au juste ?
C’est tout petit ici, alors dès que je déplace un truc, ça devient vite le bazar…

Rations de nourriture stockée dans un interstice de la pierre. Photo : Aurélien Mole / Palais de Tokyo.

Pourriez-vous me décrire le contenu de votre caillou ?
Alors, je passe tout en revue. J’ai un stock d’eau potable dans des Tetra Brik, qui lorsqu’elles sont vides, servent de récipients pour l’urine ; une poche étanche pour les selles, comme les mecs qui font du kayak ; des sacs poubelles — d’ailleurs je n’avais pas prévu que ça prendrait autant de place, il faudra que j’améliore ça pour la prochaine fois ; un semblant de coin cuisine avec mes potages liquides ; un sac pour l’écriture car je tiens un journal de bord ; une trousse à pharmacie en cas de maux de tête ou de ventre ; mes bouquins ; deux cristaux de roche qu’on m’a offert avant d’entrer ; un matelas auto-gonflable spécial haute-montagne ; une lampe frontale et enfin, la caméra, l’oreillette et un talkie-walkie au cas où il y ait une coupure de courant pour contacter la sécurité.

Justement, concernant la caméra : un écran retransmet en direct vos agissements à l’intérieur du rocher. C’était déjà le cas quand vous étiez dans l’ours au Musée de la Chasse et de la nature, mais les images étaient uniquement diffusées en ligne. Quel rôle joue la vidéo dans vos performances ?
C’est drôle, j’avais complètement oublié qu’il y avait une vidéo, vous venez de me le rappeler. Ici, la vidéo permet de plonger dans une autre dimension, un autre espace temps. Au fond, il se ne passe pas grand chose sur l’écran, les gens me voient manger, dormir quand je le peux, mais ça projette le spectateur à l’intérieur de la pierre. Il peut décider de seulement regarder ou d’entrer en communication. Avec l’ours c’était différent, j’avais conçu la vidéo comme une sorte de vagabondage extérieur au musée. Après la performance, certaines personnes m’ont dit qu’elles déjeunaient devant « canal ours », c’est fou !

Retransmission en direct de l’intérieur du caillou sur un écran du musée. Photo de l’auteure.

Pourquoi choisir les musées pour ce type de performance ? Est-ce une façon de désacraliser les institutions culturelles ?
Dans un musée, toutes les œuvres ne parlent pas. C’est l’occasion d’assister à un moment unique qui ne se reproduira pas. Cette approche permet de briser la lecture habituelle d’une œuvre d’art pour entrer dans un temps spécifique propre à l’œuvre elle-même. 

À la fin du mois, vous revenez au Palais de Tokyo pour couver des œufs jusqu’à éclosion. Comment ces deux performances s’articulent entre elles ?
Je ne sais pas encore mais il y a un lien, c’est certain. Je le découvrirai bientôt. C’est la première fois que je fais deux performances aussi rapprochées et dans un même lieu. Je vais faire l’expérience du temps animal, du genre aussi. Puisque je suis un homme et qu’a priori couver des œufs est davantage un attribut féminin. En fait, je ne me projette pas vraiment, je préfère laisser venir l’expérience.

Merci Abraham.

Abraham Poincheval est enfermé dans sa pierre au Palais de Tokyo, à Paris, jusqu’au 1er mars. Il couvera ensuite des œufs pendant une vingtaine de jours, toujours au Palais de Tokyo, à partir du 29 mars 2017. Plus d’infos ici.

Quand elle ne parle pas aux pierres, Elodie est sur Twitter.