« En tant que Kashmiri, j’éprouve toujours ce sentiment d’incertitude, ce sentiment d’être observé », explique le photojournaliste primé Syed Shahriyar. Nous sommes assis sur les rives de Jhelum et discutons de ses expériences vécues à Delhi. « Vous êtes toujours au courant de ce que vous représentez, du récit avec lequel les gens en Inde ont été nourris, et des conséquences qui pourraient en découler. » Publié dans VICE, TIME, Le Monde, Radio France International, The Quint et Catch News, Shahriyar est souvent à l’avant-garde du conflit qui touche le Cachemire depuis plus de trois décennies. À première vue, le jeune homme de 25 ans semble détendu, jovial, débordant d’anecdotes hilarantes au sujet de sa vie à Srinagar. « Un jour, alors que je traversais le premier contrôle de sécurité de l’aéroport de Srinagar (il y en a cinq), un agent m’a demandé à quoi servait mon trépied. Je lui ai répondu que c’était le support d’un AK-47 et il a rigolé », raconte-t-il.
Mais sa jeune vie a été ponctuée de conflits et d’histoires déchirantes. Né à Srinagar, dans le quartier à majorité chiite de Hassanabad, Shahriyar a grandi près de la mosquée Jamia Masjid. « J’ai été élevé au son des obus de gaz lacrymogène, dit-il. Chaque vendredi, des manifestations avaient lieu après les prières. Nous pouvions entendre les affrontements depuis la maison. Un de mes amis ratait souvent les cours pour participer aux blocus. En 2007, ce même ami s’est rendu à la darasgah, où nous étudiions le Coran, et nous a parlé d’un garçon nommé Muntazir qui avait été tué. Les enfants du Cachemire comprennent très tôt la lutte parce que nous la voyons se dérouler tout autour de nous. Une autre fois, lors du mariage de mon oncle, l’armée a pris des mesures de répression. Les militaires sont venus s’asseoir à notre aangan – ce sont des souvenirs qui vous restent. »
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Au départ, Shahriyar voulait être écrivain. Son grand-père, Syed Akbar Jaipuri, était un célèbre poète ourdou et a reçu le titre de Mujahid-e-Urdu (militant d’Ourdu). « J’ai grandi dans une maison qui a toujours accueilli des poètes et des écrivains, qui promouvait la pensée intellectuelle et un échange d’idées ouvert, se souvient-il. À l’époque, je pensais devenir écrivain. L’année 2009 a marqué le premier anniversaire de la mort de Sheikh Aziz, un martyr qui a perdu la vie lors du soulèvement de 2008 contre le transfert de terres au conseil du sanctuaire d’Amarnath. Je suis allé sur sa tombe et n’y ai trouvé personne, alors que l’année précédente, il y avait des milliers et des milliers de personnes à ses obsèques. Les gens l’avaient oublié. J’ai écrit un article intitulé “Souvenez-vous d’Aziz” dans un journal local. »
Au même moment, Shahriyar découvrait le pouvoir des images. « À ce moment-là, je me suis rendu compte que la plupart des informations précises et impartiales étaient fournies par les chaînes d’information locales du Cachemire, dit-il. Quand les chaînes locales ont été interdites, les journaux ont repris le flambeau. Selon moi, ces images devaient être préservées car elles racontent notre histoire. Je les ai ai compilées dans un album, qui figurait également dans le Boston Review, et qui s’ouvrait sur une image intitulée “Kashmiri Intifada”. On y voyait la photo d’un garçon palestinien jetant une pierre vers un soldat israélien, juxtaposée à la photo d’un jeune garçon tenant un drapeau au sommet de la Ghanta Ghar (à Lal Chowk, Srinagar). C’était une compilation du soulèvement [de 2008]. C’est là que mon amour pour la photographie est né. »
En 2011, Shahriyar s’est inscrit au programme de journalisme du Baramullah College, dans le but de poursuivre sa passion pour l’écriture. Parallèlement, il a trouvé un travail de photographe. « Avant, je parcourais le centre-ville de Srinagar en prenant des photos pour un journal hebdomadaire local avec un Nikon 3100, explique-t-il. Je me souviens encore du sang, de la netteté de ces images, même si elles se sont estompées plus tard. Les gens me taquinaient – aapka journal jahaan aap kaam karte ho Lal Chowk ke bahaar jaata hai ? (Le journal pour lequel tu travailles est-il disponible au-delà de Lal Chowk ?) Mais je voulais travailler coûte que coûte ; c’était important pour moi. »
En 2012, Shahriyar a rejoint le Kashmir Observer, ce qui lui a permis de voyager librement et de couvrir de meilleures missions. L’un de ses premiers grands articles, intitulé « Une nuit dans le village des martyrs », publié par Kindle Magazine, illustre les sentiments de perte, de confusion et de désolation que peut ressentir une communauté à l’écart du public. « Il me semblait injuste de simplement capturer l’image et de partir, dit-il. Ce garçon, Farhat Ahmed Dar, a été martyrisé. Nous avons passé la nuit là-bas avec la famille et le corps, après avoir rencontré de nombreuses difficultés de la part des flics qui ont tenté de nous fournir de fausses informations sur les funérailles. » L’année suivante, Shahriyar a obtenu la chance de sa vie : sa photo représentant de jeunes garçons se baignant dans une source pendant le ramadan a été publiée par le TIME comme l’une des meilleures images du mois, aux côtés de photos de la Syrie et de la Palestine. « J’ai demandé à un ami de vérifier, dit-il en riant. Est-ce vraiment ma photo dans le TIME ou est-ce que quelqu’un se moque de moi ? »
« Les publications internationales ne modifient pas vos légendes mais, avec les publications indiennes, vous devez faire des compromis et présenter les choses avec un certain ton »
Alors que son travail commençait à être reconnu, Shahriyar était souvent le premier à couvrir des événements et des manifestations au Cachemire pour des agences photo internationales, via des médias indiens et internationaux. Ses photos ont également figuré dans le livre Witness de Sanjay Kak, qui compile les travaux de plusieurs photojournalistes du Cachemire et qui a été acclamé par la critique. En 2015, Shahriyar a été désigné par Freedom House, une organisation non gouvernementale basée aux États-Unis, parmi les meilleurs photojournalistes du monde.
L’année suivante, il a remporté le concours « National Photography » organisé par Home Solutions en Inde. Avec sa popularité croissante, il lui a fallu trouver le juste équilibre entre le respect de ses convictions et la compromission de ces derniers, en particulier auprès des sociétés de médias indiennes. « Il y a un certain niveau d’autocensure, dit-il. Les publications internationales ne modifient pas vos légendes mais, avec les publications indiennes, vous devez faire des compromis et présenter les choses avec un certain ton. Elles vont éditer vos légendes ou carrément enlever l’histoire elle-même. En tant que pigiste, vous devez jouer au jeu. »
L’une des histoires les plus difficiles à couvrir pour lui était l’enterrement de Burhan Wani. « Il y avait tellement de colère dans la région, dit-il. Cette colère est toujours présente. Le fait de me présenter en tant que journaliste aurait pu me causer des ennuis au cours de ce voyage, car tout le monde nous arrêtait – les forces de sécurité comme les locaux – et il aurait pu se passer n’importe quoi. C’était une situation délicate, alors j’ai photographié l’enterrement sur mon téléphone et c’est devenu mon laissez-passer avec les habitants. Il y a une citation de Susan Sontag qui dit qu’un photographe est une autorité sur le sujet qu’il photographie et qu’il fait partie de la situation. En tant que photographe dans une zone de conflit, j’ai besoin de juger ces situations très rapidement.
Tout au long de notre conversation, Shahriyar souligne à quel point la situation s’est détériorée dans la vallée. Les gens se sentent isolés et la colère contre l’État a atteint un niveau sans précédent. Je lui demande s’il est possible d’arranger cette relation et si les médias indiens peuvent jouer un rôle dans un tel processus.
« Pour arranger toute relation, il faut d’abord admettre la vérité, dit-il. Lorsque vous ne dépeignez pas les choses de manière authentique, il n’y a aucune chance que les gens vous fassent confiance. Comment les chaînes d’information peuvent-elles faire des reportages sur le Cachemire depuis leurs salles de rédaction à Delhi, sans enquêter sur ce qui se passe sur le terrain ? La situation est différente de la montée du militantisme dans les années 1990. Elle a obligé les gens, même des intellectuels, à explorer différentes voies de résistance. Comment en sommes-nous arrivés là ? À cause du refus de montrer la vérité. »
À une époque où des journalistes kashmiris comme Aasif Sultan et Kamran Yusuf sont emprisonnés pour terrorisme, le travail de leurs pairs tels que Shahriyar revêt une importance capitale pour comprendre la réalité de la situation dans la vallée.
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