Luxleaks : « Juncker doit agir ou partir » pour Eva Joly

Des accords fiscaux secrets ont été passés entre le Luxembourg et 340 multinationales, révèlent  ce jeudi 40 médias internationaux qui s’appuient sur des documents obtenus par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ).

Pendant une enquête qui a duré six mois, l’ICIJ a eu accès à 28.000 pages qui expliquent comment le Luxembourg pratique le « tax ruling », qui permet à une entreprise de demander à l’avance comment sa situation sera gérée par l’administration fiscale d’un pays, et d’obtenir certaines dérogations juridiques et économiques.

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Eric Pichet, professeur à la KEDGE business school a expliqué à VICE News les enjeux de ces révélations. « Le problème clef dans le dossier, c’est que le Luxembourg n’est pas officiellement un paradis fiscal, puisqu’il pratique l’impôt. En revanche ils ont développé un système de “ruling fiscal”, d’accords secrets entre le fisc et les entreprises, » détaille Eric Pichet. « Ce qui est très critiquable dans cette affaire, c’est qu’en faisant cela, les autres États membres se voient retirer une partie de leur base taxable, » poursuit-il.

Enfin, ces révélations, surnommées les Luxembourg Leak, sont particulièrement « embarrassantes pour le nouveau président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, qui a été Premier ministre du Luxembourg entre 1995 et 2013 », note le Guardian.

« Il doit prendre ses responsabilités, ou partir » a déclaré Eva Joly à VICE News. L’ancienne candidate à l’élection présidentielle de 2012 et députée européenne Europe Ecologie- Les Verts est mobilisée depuis de nombreuses années contre les paradis fiscaux européens. L’ex-magistrate qui travaille notamment sur l’ensemble des mécanismes d’évasion fiscale nous a livré son analyse des Luxembourg Leaks.

VICE News : Ce que l’on a lu ce matin dans les journaux, cela vous surprend?

Eva Joly : Cela fait 25 ans que je lutte contre les paradis fiscaux. Je sais quel rôle le Luxembourg joue, comment sa richesse a été bâtie en captant les ressources légitimes et régulières de ses pays voisins. Leur industrie principale c’est « l’optimisation fiscale » si on est gentils, et la « fraude fiscale » si on va plus en profondeur. Après la Seconde Guerre mondiale, ce pays, ce n’étaient que des champs. Le PIB par habitant du Luxembourg est aujourd’hui le plus élevé d’Europe, sinon du monde.

Depuis combien de temps avez-vous le Luxembourg dans le viseur à ce sujet?

Depuis la fin des années 1990. Pendant certaines de mes enquêtes que je conduisais à Paris en tant que magistrate, je voyais que le Luxembourg était un problème. Il y avait des mouvements financiers récurrents là-bas. J’ai ensuite fait des enquêtes pour établir comment le pays a mis en place cette « optimisation fiscale » à échelle industrielle. Des enquêtes pour définir le rôle des sociétés luxembourgeoises dans ces mécanismes. Ce qu’il y a d’intéressant avec le travail présenté par les journalistes aujourd’hui c’est que l’on peut mesurer l’étendue et le montant des évasions fiscales.

Ce qui est mis en lumière aujourd’hui est certes « secret », mais pas illégal.

La frontière entre ces systèmes et l’illégalité est ténue. Elle tient au fait que les autorités ne prennent pas en main ces dossiers. Le décalage entre les discours politiques et la réalité de cette évasion fiscale est terrible et de plus en plus problématique parce que l’on voit une accélération et une augmentation des montants qui partent vers le Luxembourg. La justice n’intervient pas parce que tout est opaque. Cela prend un temps fou sur le plan judiciaire, et on est dans des situations comme en Norvège où il y a trois personnes du bureau du procureur face à une soixantaine d’avocats d’une multinationale. C’est un travail énorme et du coup la ligne judiciaire n’est jamais tirée jusqu’au bout. Il y a très peu de tentatives au pénal contre les multinationales, du fait de ces difficultés techniques.

Pourquoi ces procédures ne sont-elles pas réévaluées, simplifiées ?

Ça ne bouge pas pour des raisons politiques. Je couvre ces dossiers depuis des années, et ce que je sais, c’est que ce n’est pas le bon sens qui régente le monde, mais les multinationales. Leurs intérêts résistent face aux projets de réforme. La porosité entre les multinationales et les politiques n’aide pas à remettre en cause un système qui contribue à concentrer les richesses mondiales. Ce système est de plus en plus fonctionnel. Et il participe à la confiscation des richesses des pays émergents. J’ai vu par exemple dans la liste des multinationales concernées, Pepsi-Cola, qui a une usine au Mexique, je me demande combien ils paient d’impôts là-bas. En Europe, on se plaint des problèmes d’immigration, mais on prive en même temps les pays en difficulté de fonds. Si ces informations sortent aujourd’hui c’est parce que les situations deviennent intenables pour les salariés de ces sociétés qui mettent en place ces systèmes. On leur fait faire des choses qu’ils n’acceptent pas. Voilà pourquoi ces informations sortent. Ensuite, ce sont les journalistes qui mettent les choses sur la table. C’est la société civile qui réagit, qui prend conscience de ces sujets. 

Que proposez-vous pour lutter contre cette concentration?

Je milite pour la règle suivante : les impôts doivent être payés [dans le pays] où se déroule l’activité. Le groupe des Verts a fait passer un amendement au parlement Européen demandant aux banques de nous donner leurs chiffres d’activité pays par pays : les chiffres d’affaires, le nombre d’employés, etc. Cela doit être étendu et appliqué aux multinationales.

Jean-Claude Juncker, actuel président luxembourgeois de la Commission Européenne peut-il conduire ce projet ?

J’ai voté contre lui lors de son élection. Le système dont on parle s’est développé alors qu’il était Premier ministre du Luxembourg, de 1995 à 2013. Les accords fiscaux secrets datent de cette époque. La situation est simple : Jean-Claude Juncker doit agir ou partir. Il doit diligenter de nouvelles enquêtes et en tirer les conséquences. C’est-à-dire définir un taux minimum d’imposition pour les multinationales et demander qu’elles donnent leurs chiffres pays par pays. Il doit mettre en place une régulation.

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Image via Wikimedia Commons.